Située entre deux sphères culturelles européennes, l’Alsace, successivement française puis allemande entre 1850 et 1918, a intégré en matière architecturale de nombreuses influences. Marquées par la tradition locale ou par les grands courants stylistiques du continent, les réalisations de la période sont autant de prises de position dans le débat entre tradition et modernité.
Vers 1840, les trois grandes villes alsaciennes avaient chacune leurs spécificités. Strasbourg était à la fois la capitale administrative, intellectuelle, et celle de la banque et du grand négoce, Colmar celle de la justice avec sa cour d’appel, et Mulhouse celle de l’industrie. La plupart des villes étaient encore ceintes de leurs fortifications, les espaces ainsi délimités étaient presque entièrement bâtis de maisons et d’immeubles datant du Moyen Âge au début du XIXe siècle, avec quelques rares constructions en écarts et isolées. À la campagne, on trouvait également des châteaux et des demeures datant de ces différentes époques, dont beaucoup furent remaniés et mis au goût du jour.
L’Ermitage (1866-1868) est représentatif de certains « châteaux d’industriels » du quartier du Rebberg, à Mulhouse (Haut-Rhin). La villa est construite pour Alfred Koechlin-Schwartz (1829-1895), industriel, homme politique et peintre. Le château de la Léonardsau (1899-1929), à Obernai (Bas-Rhin). Plusieurs architectes, dont Louis Feine, travaillent à la réalisation de la demeure du baron Albert de Dietrich et de Marie-Louise Hottinguer, son épouse. Le jardin composite a été conçu par Édouard André (1840-1911) et Jules Buyssens (1872-1958).
L’industrialisation massive, l’accroissement de la population, la création de nouvelles voies de communication avec le creusement de canaux dans la première moitié du XIXe siècle, l’ouverture des premières lignes de chemin de fer au mitan du siècle, la diffusion des idées hygiénistes et esthétiques se traduisant par l’assainissement et l’embellissement des villes furent autant de mutations qui créèrent les conditions d’un réveil architectural.
Entre nostalgie et innovations
Les nouveautés furent le résultat de l’acclimatation de nouveaux modèles architecturaux comme de la diffusion du goût pour les styles anciens. Ces modèles, notamment parisiens, comme celui de l’immeuble à loyer avec des commerces en rez-de-chaussée ou celui de la villa urbaine, montrent les changements de la manière d’habiter et de consommer. Les répertoires ornementaux du Moyen Âge, de la Renaissance et du XVIIIe siècle servirent progressivement à embellir les demeures et à décorer les intérieurs.
Détail du décor extérieur de l’ancienne poste impériale (1896-1899), avenue de la Marseillaise, à Strasbourg. Ce bâtiment a été conçu dans le goût du XIIIe siècle, par Ernst Hake (1844-1925) et Rechenberg. Façade de l’immeuble situé au 56, allée de la Robertsau,à Strasbourg (Bas-Rhin). Détail d’une console ajourée soutenant l’un des oriels.
À Strasbourg, l’architecte parisien Denis-Louis Destors (1816-1882), qui œuvra aussi pour les Camondo, donna en 1855 les plans d’une villa néo-XVIIIe pour un membre de la famille de notables Hecht. S’y observe l’introduction des théories hygiénistes, une vaste parcelle donnant sur un quai lumineux et aéré, le rejet des communs, les entrées séparées pour les maîtres de maison et les domestiques, ainsi que des théories naturalistes, sous forme de terrasse, jardin d’hiver et jardin d’agrément.
À Mulhouse, les industriels quittèrent la vieille ville pour la périphérie, notamment le Rebberg, charmante colline viticole, qui devint à partir de 1850 le quartier résidentiel de la Manchester du Nord. Pour construire leurs nouvelles demeures, ils s’adressèrent à des architectes de renom, comme Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), Louis-Frédéric de Rutté (1829-1903) et Charles Dussillion (1804-1860).
10, rue du Général-Rapp (1905-1906) à Strasbourg. Cet immeuble est réalisé par l’architecte-entrepreneur Franz Scheyder (1876-1949) pour le tailleur Robert Goeres. Adolf Zilly, peintre-décorateur, s’est inspiré de modèles antiques pour évoquer une scène de chasse sur le Nil. Cette peinture monumentale qui fait figure d’exception illustre bien l’originalité de l’époque.
Dans les campagnes, des châteaux furent transformés ou construits dans le style néo-XVIIIe, comme ceux de la Robertsau près de Strasbourg pour Alfred Renouard de Bussière (1844-1859), d’Oberkirch (1846-1848) pour Chrétien de Hell, et de Dorlisheim (1857) pour les Wangen de Geroldseck. Si l’emploi de ce style est courant à l’époque, la nostalgie dynastique qu’il induit est d’autant plus forte que ce siècle fut l’une des périodes prestigieuses de la région.
Un autre aspect important fut l’appropriation de la montagne. Si, dès la fin du XVIIIe siècle, les savants firent les premiers pas, ce furent, dès avant 1870, les amateurs de nature qui cherchèrent à y résider, influencés par des initiatives allemandes et suisses. Le goût pour le pittoresque avait promu le chalet en bois inspiré de la Suisse. Ce modèle bénéficia dans un premier temps aux fabriques de parcs, aux rendez-vous de chasse, aux décors de communs, avant d’être diffusé dans le domaine de la villégiature.
En 1858, les industriels Hartmann bâtirent un chalet d’altitude dans la vallée de Munster, à l’occasion de l’achèvement de la construction d’une route traversant le massif vosgien. C’est également l’époque où les stations climatiques naquirent, où fleurirent des hôtels de voyageurs comme celui du Hohwald (Bas-Rhin), construit en 1860 à la manière d’un chalet. Mais l’impulsion majeure vint de la création en 1872 du Vogesenverein (« Club vosgien » en français), qui popularisa la randonnée et la villégiature dans les Vosges.
Les transformations urbaines
Cette évolution fut brusquement modifiée par la guerre de 1870 et l’annexion de l’Alsace et de la Moselle au nouvel Empire allemand, en 1871. La nécessité de reconstruire les zones détruites, comme ce fut le cas à Strasbourg, l’accroissement de la population dû à la forte immigration d’Allemands, la mise en place de nouvelles infrastructures et la poursuite du développement industriel furent autant de causes à la transformation physionomique des villes, des bourgs, mais aussi de la campagne.
Strasbourg vit ainsi se greffer une nouvelle ville au nord-est du centre ancien, et des faubourgs s’y développèrent. Certains quartiers eurent une vocation résidentielle, comme ceux autour des parcs de l’Orangerie et du Contades. Au sud de Colmar, les demeures se concentrèrent près du nouveau bâtiment de la cour d’appel.
Avenue des Vosges, à Strasbourg. Quelques toits de la « nouvelle ville », aux inspirations diverses. 10, rue Schiller à Strasbourg. Cette villa a été construite en 1905, pour le commerçant Moritz Knopf. Les architectes, Jules Berninger (1856-1926) et Gustave Krafft (1861-1927) se sont inspirés de l’Art nouveau français.
La première décennie ne vit pas de réalisations marquantes, les architectes alsaciens formés à Paris avant 1870 continuèrent de travailler dans l’esprit de l’École des beaux-arts. La vie artistique reprit progressivement son cours à partir de 1880, avec la diffusion du mouvement régionaliste, la création du Cercle de Saint-Léonard (1891) et de l’École municipale des arts décoratifs de Strasbourg.
Le jeu des influences
Comme ailleurs, les architectes participèrent aux débats et aux recherches que les problématiques de l’époque soulevèrent. Des influences variées, certains buts communs, des acteurs identiques et une chronologie réduite confèrent un aspect hybride aux édifices. Favorisé par les recherches archéologiques, l’historicisme demeura une valeur sûre, tant pour les commanditaires que pour les architectes. Le régionalisme aura une certaine saveur, due à la fois à la richesse du répertoire formel et à la forte identité culturelle, qui fut d’autant plus marquée qu’elle prendra quelquefois une tournure contestataire face au IIe Reich. Il emprunta principalement des formes et des motifs à l’architecture de la Renaissance. Dans certains cas, le souci régionaliste fut poussé plus loin, avec l’emploi d’éléments anciens provenant de chantiers de démolition.
L’Art nouveau présenta également une grande diversité, certaines réalisations furent directement influencées par des travaux parisiens ou belges, d’autres cherchèrent leurs sources d’inspiration en Allemagne et en Autriche, dans le mouvement de la Sécession. Ainsi certains édifices historicisants et/ou régionalistes possèdent-ils des décors floraux caractéristiques de l’Art nouveau.
La dernière sensibilité est celle du mouvement Heimatschutz (qui signifie protection du pays/terroir), fondé officiellement en 1904. Ce mouvement voulut préserver, face à l’industrialisation croissante, autant l’habitat, les coutumes et les traditions que la nature. En matière d’architecture, il prôna une intégration parfaite du bâtiment dans son site, le retour à des formes inspirées de l’architecture bourgeoise locale du XVIIIe siècle et autour de 1800, tout en luttant contre les excès passés. D’abord adopté par une élite cultivée, ce mouvement connut un succès certain, bien après le retour de l’Alsace à la France. Il s’explique par sa modernité, l’attrait pour la nature et un terroir, et concorde avec les débuts d’une seconde génération d’architectes formée à Munich, Karlsruhe, Stuttgart. Les figures de proue en furent entre autres l’architecte de la ville de Strasbourg, Fritz Beblo (1872-1947), ainsi que Théo Berst (1881-1962) et Édouard Schimpf (1877-1916).
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