Si le patrimoine charentais s’est construit au fil des siècles, les activités liées à l’élaboration du cognac ont marqué ses paysages et ses centres urbains dès le XVIIe siècle. 80 000 hectares de vignes encerclent aujourd’hui le triangle d’or Cognac-Jarzac-Segonzac et s’étirent jusqu’à l’océan. Récit de l’histoire de la précieuse eau-de-vie, fruit d’un savoir-faire cultivé depuis des générations.
Le résultat de fouilles effectuées aux alentours de Barbezieux et de Saintes comme, à Cognac même, la mise au jour d’une aire de foulage de grande taille, de bassin de réception des vendanges, de vastes bâtiments de stockage, datés des IIe et IIIe siècles, attestent le fait que la vigne était cultivée sur les rives de la Charente dès le premier siècle de notre ère. Et ce, en dépit de l’interdiction de planter en Gaule édictée par l’empereur Domitien en 92. La Charente semble avoir bénéficié de la proximité de Santonum (Saintes), l’une des 17 villes romaines les plus importantes de la Gaule occupée.
Au IIIe siècle, l’empereur Probus donne aux Gaulois la liberté de planter et d’exploiter la vigne. Le vignoble s’étend encore aux alentours du XIIe siècle, sous l’impulsion de Guillaume X, comte de Poitiers, pour devenir le vignoble du Poitou. Dès le siècle suivant, les vins du Poitou sont exportés vers l’Angleterre, la Flandre et les pays scandinaves qui les découvrent en venant chercher le sel sur les côtes. C’est le début d’une dynamique commerciale internationale. Si les volumes expédiés sont de plus en plus importants, les vins perdent toutefois en qualité, du fait des délais de transport. Au début du XVIIe siècle, afin de remédier à ce problème, des marchands anglais et hollandais décident d’organiser la distillation des vins sur place.
La technique de la double distillation
Ils installent les premiers alambics dont les Charentais améliorent les procédés pour adopter la technique de la double distillation. Les volumes transportés sont moindres et les « vins brûlés » – en hollandais « brandwijn » – deviennent le brandy, dont on découvre qu’il se bonifie en vieillissant dans des fûts de chêne. Le nom de cognac n’apparaîtra qu’au XIXe siècle, alors que la ville qui donne son nom au produit devient le plus important centre collecteur d’eau-de-vie.
En face de Jarnac, sur la rive gauche de la Charente, s’élèvent les impressionnants chais construits pour la maison Vert-et-Cie (1875-1880). Le site appartient depuis 1920 à la société Tiffon, créée par Médéric Tiffon en 1875. Sur le domaine des Gatinauds, à Angeac-Charente, la distillerie de l’eau-de-vie se fait toujours selon les méthodes traditionnelles et avec un alambic datant des années 1920.
Le marché s’organise dès la fin du XVIIe siècle. La toute première société de négoce est la maison Augier Frères, fondée à Cognac en 1643 par des négociants protestants travaillant en association avec des Hollandais. La marque n’existe plus, mais ses chais, réhabilités, sont aujourd’hui occupés par l’Espace découverte en pays de cognac.
Secrets d’alambic : la double distillation
Le cognac s’élabore principalement à partir du cépage ugni blanc dont l’aire de production couvre la Charente-Maritime, une grande partie de la Charente et quelques communes de la Dordogne et des Deux-Sèvres. 80 000 hectares de vignes composent les 6 crus de l’appellation d’origine contrôlée : Grande Champagne, Petite Champagne, Borderies, Fin Bois, Bon Bois, Bois ordinaires. Ils donnent un vin acide et peu alcoolisé, deux qualités essentielles à l’élaboration du cognac. La distillation démarre à l’automne et doit être terminée le 31 mars de l’année suivante. Elle se déroule en deux étapes : la première distillation donne le brouillis (entre 28 et 32% volume), qui est distillé une seconde fois au cours de la bonne chauffe. L’eau de vie atteint alors 60%.
L’alambic charentais, de forme caractéristique, est composé d’une chaudière, chauffée à feu nu et surmontée d’un chapiteau en forme de tête de maure, d’olive ou d’oignon, lui-même prolongé par un col-de-cygne se transformant en serpentin et traversant un bassin réfrigérant appelé « pipe ». Les eaux-de-vie sont « logées » dans des fûts de chêne. Elles vieillissent au minimum deux ans et plus souvent pendant des dizaines d’années, dans des chais obscurs. Selon la taille des exploitations, ils abritent quelques fûts à plusieurs dizaines de milliers. On les repère aisément à la couleur noire typique qui couvre leur pierre calcaire issue des carrières de la région : c’est le torula compniacensis, un champignon microscopique qui se nourrit des vapeurs d’alcool, poétiquement surnommées « la part des anges ». À l’issue de ce long vieillissement, le maître de chai assemble les eaux-de-vie, selon des critères propres à chaque maison, pour élaborer un cognac prêt à déguster.
Une région devenue prospère
Dans les vignes, les logis apparaissent et les exploitations viticoles se structurent : l’habitation au fond, des bâtiments utilitaires et un chai latéraux encadrent une cour carrée dite cour charentaise, fermée par un grand porche. Construits au XVIIe siècle, le logis de Boussac, à Cherves-Richemont, comme le logis de Vinade, à Saint-Même-les-Carrières, illustrent ce schéma.
C’est surtout au XVIIe siècle que les comptoirs, anglo-saxons pour l’essentiel, s’installent dans les villes de la région, principalement Cognac et Jarnac : Martell en 1715, Rémy-Martin en 1724, Ranson et Delamain, à Jarnac, en 1759, Hennessy en 1765… À la faveur de la Révolution, des biens nationaux sont acquis pour en exploiter les caves et les grands volumes. Ainsi, deux négociants, Otard et Dupuy, achètent en 1796 le château de Cognac pour y installer leurs chais. L’effervescence de l’ère industrielle gagne la Charente, et les maisons se multiplient : Hine, dont l’établissement est situé au bord de la Charente, à Jarnac, en 1817, Courvoisier en 1835, Monnet en 1838, Camus en 1863… Les lieux de stockage s’agrandissent pour assurer le vieillissement de l’eau-de-vie et constituer des réserves.
La production se modernise et les premières opérations d’embouteillage marquent la fin du XIXe siècle. Dès 1898, Claude Boucher met au point la mécanisation des processus de fabrication des bouteilles. L’économie du cognac tire avec elle toutes les activités connexes du verre, de la tonnellerie, du carton et de la construction : chais, hôtels particuliers, banques, écoles et hôpitaux accompagnent cet élan économique et démographique.
Les campagnes profitent de cette époque glorieuse : les vignerons influent et les négociants construisent des logis et des châteaux au cœur de leurs domaines viticoles. Le château de la Pouyade, à Juillac-le-Coq, est bâti en 1845 par la famille Fillioux au cœur de la Grande Champagne. À Cognac, sur la route de Royan, un manoir édifié au XVIIe siècle par les Fé de Ségeville est racheté par la famille Perrin de Boussac en 1872 : elle y fait construire de nombreux bâtiments d’exploitation et des logements ouvriers en 1881. D’autres demeures ont été édifiées sur des sites spécialement choisis pour leur agrément, à l’image du château de Bagnolet, élevé en 1810 par la famille Augier au cœur d’un parc à l’anglaise bordé par la Charente, et qui sera acquis par les Hennessy en 1841.
Une histoire à rebondissements
La crise du phylloxéra (1877-1893) porte un coup d’arrêt provisoire à cet élan. Les négociants résistent grâce à leurs stocks d’eau-de-vie, tandis que certains viticulteurs sont anéantis. Le vignoble, qui représentait plus de 280 000 hectares en 1877, n’en couvre plus que 40 000 en 1893. Cette crise incite la profession à s’organiser : un comité de viticulture est créé en 1888 et une station viticole, destinée à soutenir la reconstruction du vignoble, en 1892. Il faudra quarante ans pour ramener sa superficie à 72 000 hectares en 1933.
La zone géographique de production du cognac est délimitée en 1909, il est reconnu comme appellation d’origine contrôlée en 1936. Le bureau de répartition des vins et eaux-de-vie est créé pendant la Seconde Guerre mondiale afin de préserver le stock de cognac. Il est remplacé par le Bureau national interprofessionnel du cognac (BNIC) en 1946. La station viticole lui est rattachée en 1948.
Des campagnes de contrôle de l’encépagement et d’arrachage se succèdent depuis 1933 pour faire face aux crises économiques successives. En 2011, les expéditions de cognac, dont près de 98% de la production est exportée, atteignent 91,5 millions équivalent bouteilles. Hennessy est le leader incontesté avec près de 50% du marché, suivi de Martell et Rémy-Martin, puis Courvoisier et Camus. La prise des participations des groupes financiers dans les maisons les plus importantes n’a pas fondamentalement bouleversé le paysage charentais puisque ces grandes firmes, en valorisant le nom et le passé des familles qui en furent à l’origine, s’attachent à préserver le patrimoine de leurs marques, indissociables d’une histoire qui continue de s’écrire.
Dans le hall d’entrée du château de Chanteloup, à Cherves-Richemont. Cette grande demeure à décor de colombages fut construite dans les années 1930 par Maurice Firino-Martell en hommage aux origines normandes de son épouse, Élisabeth de Gratet du Bouchage. De style Renaissance, le château de Lignères (1890-1898), témoigne tant par son décor extérieur qu’intérieur, des goûts fastueux de Paul-Rémy Martin. Ce projet somptueux endetta son commanditaire au-delà du raisonnable.
Cognac au XIXe siècle : et le bourg devient ville…
Ancien port saunier, Cognac, où l’on recense 3000 habitants à la fin du XVIIIe siècle, en compte 18 000 un siècle plus tard. Liée au développement de l’économie du cognac, cette expansion démographique a entraîné une profonde modification du paysage urbain. Au début du XIXe siècle, la ville, entourée de remparts percés de trois portes, Angoumoisine, Saint-Martin et Saint-Jacques, présente encore un aspect médiéval. La porte Angoumoisine est détruite en 1849. En 1853, le pont neuf est établi dans le prolongement des remparts abattus pour devenir l’actuel boulevard Denfert-Rochereau. Il rejoint la place centrale qui servait de champ de foire : c’est l’actuelle place François-Ier, où trône la statue du roi. Ce dernier est représenté vainqueur à Marignan, renversant un Italien et un garde suisse. Le piédestal est orné des armes de la ville et de celles du roi, ainsi que de huit bas-reliefs relatant son histoire. Cette statue a remplacé l’arc de triomphe érigé en 1852 en l’honneur de Louis-Napoléon Bonaparte.
La prospérité du commerce des eaux-de-vie bénéficie aux infrastructures qui l’accompagnent et favorise la construction d’opulents édifices, comme le Comptoir national d’escompte (actuellement siège d’une agence BNP). Bâti en 1898, il présente un fronton décoré de cornes d’abondance et d’une tête de Mercure, le dieu romain de commerce. Sur la place François-Ier, il fait face au Grand Bazar de la ville de Paris, aujourd’hui disparu, et jouxte l’hôtel de Londres (aujourd’hui hôtel François-Ier), où logeaient traditionnellement les voyageurs de commerce étrangers.
Plus de la moitié des hôtels particuliers construits au XIXe siècle le sont par les plus importants négociants en eau-de-vie. L’influence protestante se traduit par une certaine sobriété architecturale, même si, le long des artères principales, on trouve des demeures ostentatoires dont les façades en pierre de taille alignent toutes les références du vocabulaire éclectique. Bâti entre 1880 et 1889 par l’architecte parisien Just Lisch, l’hôtel de style néo-Renaissance du négociant Émilie Pellisson, situé à l’angle du boulevard de Paris et de l’avenue du Maréchal-Leclerc, en est un bon exemple. Le commanditaire y avait réuni une collection de peintures et de dessins, aujourd’hui conservée au musée d’Art et d’Histoire, un hôtel de facture plus sobre édifié vers 1838 pour la famille Dupuy d’Angeac et acquis par la ville en 1921.
Tout comme ces demeures particulières, les porches et les portails témoignent de l’opulence des maisons de négoce. Leur aspect monumental attire le regard, à l’instar du portail principal des chais Monnet, construits entre 1838 et 1848 pour la maison familiale que dirigea un temps l’un des pères de l’Europe, Jean Monnet : portail à bossages dont l’arc plein cintre est flanqué de forts pilastres toscans jumelés. Ces bâtiments de stockage et de vieillissement sont remplacés aujourd’hui par des édifices modernes situés à l’écart de la ville. Avec leurs murs noircis par le champignon qui se nourrit des vapeurs d’alcool, ils n’en demeurent pas moins un élément identitaire du paysage urbain.
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