Bordeaux n’est pas connu pour son architecture de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, loin s’en faut. Art nouveau et Art déco y sont peu répandus en raison de l’histoire économique et sociale spécifique de la ville. Quelques réalisations admirables font néanmoins exception et n’en sont que plus remarquables.
Derrière sa façade des quais XVIIIe, Bordeaux s’est réinventé au fil des années dans le style néoclassique. Cet immobilisme est lié à la structure sociale de la ville, restée éloignée des révolutions industrielles du XIXe siècle qui, ailleurs, ont fait émerger une bourgeoisie avide de nouveautés.
Détail du bassin de la fontaine en mosaïque installée sur la terrasse, devant la salle à manger de l’hôtel Frugès. Cette fontaine est surmontée d’une sculpture en bronze créée par Robert Wlérick (1882-1944). Le nouveau propriétaire en a fait faire un tirage original, le premier exemplaire ayant disparu. Un bas-relief en pierre d’Alfred Janniot (1889-1969) s’étire sur toute la hauteur du côté gauche de l’austère façade de la Bourse du travail. Janniot est également l’auteur des bas-reliefs du palais de la Porte Dorée, actuel Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris. © Bernard Galéron
Un industriel bordelais succombe pourtant aux charmes de l’Art nouveau : Henry Frugès (1879- 1974), qui lui a donné une belle visibilité à Bordeaux. Industriel dans le secteur du sucre, il est par ailleurs amateur de musique, peintre, herboriste et photographe à ses heures. C’est lui également qui a fait construire par Le Corbusier une cité à Lège-Cap-Ferret et les Quartiers modernes à Pessac, ironiquement baptisés par ses détracteurs le « rigolarium » ou « les morceaux de sucre Frugès ».
À l’hôtel Frugès
Pour son usage, Frugès préfère néanmoins une architecture plus riche, raison pour laquelle il confie à l’architecte Pierre Ferret (1877-1949) le soin de construire son hôtel particulier sur une maison déjà existante. Les travaux, qui s’étalent de 1913 à 1927, font de l’hôtel Frugès un bâtiment Art nouveau tardif et très personnel. Une œuvre d’art total.
La façade de ce vaste immeuble se démarque notamment par la loggia du dernier étage qui se termine par une rotonde. Le portail en fer forgé, la rampe avec des motifs marins et la grande verrière sont réalisés par Edgar Brandt (1880-1960). Les sociétés Lalique et Daum sont chargées de la verrerie ; Gentil et Bourdet, des céramiques ; Gaston Schnegg, Robert Wlérick et Edmond Tuffet, des sculptures ; Paul Quinsac, Jean Artus, Jean Dupas, Pierre-Louis Cazaubon et Lucien Cazieux, des peintures. Meubles et boiseries font partie intégrante des décors. Deux pièces sont richement décorées : la salle à manger, avec sa grande peinture, les fresques au plafond et ses boiseries, et la salle de bains en mosaïque de pâte de verre formant des guirlandes de fleurs.
Autre exemple d’Art nouveau à Bordeaux, la Maison cantonale de La Bastide. Tardif aussi, le bâtiment dessiné en 1915 par Cyprien Alfred- Duprat (1876-1933), dont la construction à partir de 1924 s’achève bien après l’inauguration de 1925. La Maison cantonale devait permettre au quartier de La Bastide de disposer sur place d’un ensemble de services publics. Avec ses briques et ses tuiles plates, le bâtiment tranche sur l’architecture bordelaise. Le portique arrondi contraste avec les pignons étirés rythmant la toiture. Les supports des hautes charpentes en bois des salles de réunion se terminent par des têtes d’animaux.
À l’hôtel Frugès, le départ de la rampe d’escalier en fer forgé et bronze battu évoque l’esprit de la mer. Le ton est donné avec ce poulpe qui lève fièrement ses tentacules. Tout comme la rampe de l’escalier, la verrière qui l’éclaire est une création d’Edgar Brandt. Elle est composée d’entrelacs de volutes et de rosaces. Un lustre descendait autrefois de la grande rosace centrale.
Cyprien Alfred-Duprat a imaginé de nombreux projets pour Bordeaux, dont la plupart n’ont pas vu le jour. Il réalise néanmoins quelques maisons Art nouveau en pierre meulière : celle du 120, avenue de la République, construite en 1903 avec un petit air balnéaire ; la maison Schwabe, en 1909 ; celle du 42, avenue Carnot ou du 20, rue des Deux-Ormeaux. Pierre Ferret édifie en 1910 sa résidence-atelier au 80, avenue Carnot, à l’angle de trois voies. Il opte pour une proue arrondie, des briques claires sur un soubassement en pierre. La douceur des courbes se retrouve dans les ouvertures, sur la marquise de la porte principale et sur la pergola qu’on aperçoit sur le toit. Il exclut toute surcharge, dans le goût de Henry Van de Velde ou d’Alfons Loos.
Les restaurants et bars bordelais s’autorisent aussi parfois des fantaisies. Créé en 1825, le Chapon fin, haut lieu de la gastronomie bordelaise, est repris en 1898 par Joseph Sicard qui en fait un établissement huppé. Alfred Cyprien-Duprat le transforme en 1901 en grand jardin intérieur avec ses rocailles spectaculaires et son escalier en faux bois. Des piliers soutenant des arcades délimitent des galeries latérales. Le Tout-Bordeaux et le Tout-Paris s’y pressent : Alphonse XIII, le prince de Galles, Sarah Bernhardt, Yvette Guilbert, Toulouse-Lautrec, Aristide Briand, Georges Clemenceau, Pierre Laval ou Georges Mandel.
Plus grand public, Le Castan affiche sur les quais son originalité avec sa verrière en vitraux à son nom. Monté par l’ancien capitaine de corvette Jean-René Castan, en 1890, ce bar se dote de son décor de grotte et d’un grand palmier central en 1900. Le Café du Levant, face à la gare Saint-Jean, oscille entre Art nouveau et Art déco. Les mosaïques de sa façade refaite en 1923 cultivent un style exotique composé d’un soleil rayonnant et de deux bustes de Maures en relief. Du Café de France, 10, place Tourny transformé en bureaux, subsiste à l’intérieur la fontaine murale Art déco, en mosaïque, d’Anselme Foscato. Lieu de rencontre et de plaisir, le théâtre Le Trianon, 6, rue Franklin, est quant à lui orné de deux frises en mosaïque qui rajeunissent une façade classique à colonnes.
De l’Art déco
Pour schématiser, on pourrait dire que l’Art déco est introduit par Adrien Marquet (1884-1955), maire de Bordeaux de 1925 à 1944 mais aussi ministre de l’Intérieur du maréchal Pétain entre juin et septembre 1940. Adrien Marquet modernise la métropole avec Jacques d’Welles (1883-1970), architecte en chef de la Ville de Bordeaux. On doit à ce tandem plusieurs réalisations dont deux ensembles exemplaires.
La Bourse du travail, inaugurée le 1er mai 1938, est l’œuvre de Jacques d’Welles. Adrien Marquet voulait offrir aux syndicats « un palais pour le peuple ». Un bas-relief d’Alfred Janniot (1889-1969) marque la façade. Les foyers à l’étage sont ornés de grandes fresques sur le thème de la région dessinées par Camille de Buzon, Jean-André Caverne, François-Maurice Roganeau et Pierre-Albert Bégaud. Une immense allégorie de Bordeaux créée par Jean Dupas habille le fond de la salle de spectacle. Pendant des années, ses façades étaient recouvertes de filets pour éviter la chute de gravats sur les passants, des cabanes de chantier y étaient installées. Le quatrième étage a été rasé et reconstruit ; les travaux ne sont toujours pas terminés.
Le parc des sports de Lescure est inauguré pour la Coupe du monde de football de 1938. Le programme est piloté par Raoul Jourde (qui se retire fin 1935) et Jacques d’Welles. L’ensemble comprend différents équipements sportifs dont le stade. L’idée forte est alors de recouvrir les tribunes de voûtes de béton en porte-à-faux, sans pilier gênant la vue. L’entrée sur le boulevard est constituée d’une arche en béton culminant à 18 mètres de hauteur derrière laquelle se dressent quatre vases hauts de 5 mètres représentant des athlètes à l’antique. Créés par René Buthaud (1886-1985), ils ont été exécutés en mosaïque par Foscato. Autre rappel de l’esprit du stade, une statue en bronze d’Alfred Janniot. En 2016, un projet de logements et de bureaux iconoclaste et destructeur a été stoppé grâce à un groupe de défense. Le quartier abrite par ailleurs de nombreuses maisons faisant référence à l’Art déco mais sans outrance.
Quant au centre de tri postal construit en 1925 par Léon Jaussely (1875-1932), ses lignes rigoureuses et géométriques sont soulignées par des mosaïques typées Art déco de Gentil et Bourdet. À Bordeaux Caudéran, le théâtre La Pergola est un petit bijou Art déco. La façade en béton est ornée d’une frise d’Edmond Tuffet. Ses deux corps latéraux avec toits-terrasses ont perdu leurs pergolas mais la salle a retrouvé ses décors muraux, ses caissons lumineux au plafond et ses fontaines en mosaïque.
À l’hôtel Bryas
L’hôtel de Bryas pourrait n’être qu’un vaste hôtel particulier néoclassique construit en 1821 par Gabriel-Joseph Durand pour le marquis de Bryas, fugace maire de Bordeaux en 1830 et 1831. Mais il est revisité par Pierre Ferret pour le négociant René Delor dans les années 1925. L’intervention de l’architecte, qui fait appel à des artistes décoratifs de talent, est particulièrement marquée dans l’entrée et dans certaines pièces. Le salon chinois, habillé de laque, intègre de petites vitrines en relief et une cheminée au manteau bas en métal martelé. La salle à manger est d’une richesse étonnante avec ses murs en marbre, ses ferronneries habillant les radiateurs, sa cheminée surmontée d’un bas-relief aux visages de femmes en onyx d’Alfred Janniot faisant face à une desserte intégrée en marbre. Avec son chapiteau de raisins en fer forgé, sa margelle en marbre et sa fontaine en mosaïque, le rafraîchissoir est un des éléments majeurs du décor. Le salon d’orgue est éclairé par une verrière en toile de tente d’un jaune lumineux. La salle de bains joue pour sa part sur les contrastes du sol en marbre rouge, des sanitaires en marbre noir et des boiseries peintes en vert. Enfin, un temple rond a été construit dans le jardin qui se termine par une rocaille dans laquelle s’insèrent des stalactites naturelles.
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