Invisible sauf depuis la mer, la villa Rocabella est nichée dans un vaste parc peuplé d’essences méditerranéennes. Elle fait partie des trésors cachés qui, le long du littoral rocheux creusé de criques entre le cap Brun et le cap de Carqueiranne, témoignent de l’apparition d’une architecture de villégiature dès la fin du XIXe siècle. Achevée en 1899, la demeure porte la signature de Hans-Georg Tersling l’un des grands noms de l’architecture Belle Époque sur la Riviera.
Au début des années 1860, Alexis Godillot, enrichi par la fourniture aux armées de matériel militaire, dont les célèbres chaussures qui portent son nom, visite Hyères et succombe à son charme. Il décide alors de tout mettre en œuvre pour développer la ville et changer son image de station hivernale pour malades atteints de phtisie, en celui d’une cité mondaine ouverte aux riches hivernants français et étrangers. Il rachète le Grand Hôtel des Îles d’or qu’il rénove, en fait construire d’autres et crée de larges boulevards propices à la promenade.
En 1892, le séjour privé de la reine Victoria sur la colline de Costebelle braque les projecteurs sur la petite ville encore peu connue à l’étranger et attire soudain sur elle les regards de l’Europe entière, principalement des sujets britanniques qui ne tarderont pas à venir s’y établir en grand nombre.
Un architecte prestigieux
En 1897, l’industriel Jules Petin acquiert à l’ouest d’Hyères, sur la commune du Pradet récemment détachée de La Garde, un vaste terrain d’une quinzaine d’hectares descendant jusqu’à la mer pour s’y faire construire une demeure de villégiature. Son père, Hippolyte, associé à Jean Gaudet, avait créé en 1837 à Rive-de-Gier, entre Lyon et Saint-Étienne, une modeste forge qui connut une croissance foudroyante et fut à l’origine de la Compagnie des hauts-fourneaux, forges et aciéries de la marine et des chemins de fer, dont l’activité, depuis son siège de Saint-Chamond, s’étendra de la fabrication d’axes en acier pour les roues des wagons au blindage des coques des navires de guerre en passant par celle de boulets de canon.
Depuis le palier de l’escalier, le vestibule d’entrée et la galerie du 1er étage se révèlent, en superposition, dans toute leur monumentalité. Répondant aux souhaits de ses commanditaires, Tersling a volontairement imprimé à ces espaces d’accueil et de circulation une dimension théâtrale et quelque peu ostentatoire.
Il est fort probable qu’Alexis Godillot et Hippolyte Petin, qui étaient de la même génération et avaient de gros marchés de fournitures avec l’armée, se connaissaient et que Godillot ait eu l’occasion de vanter à l’industriel et à son fils les bienfaits du climat d’Hyères et de ses environs. On peut penser également que le mariage de Jules Petin avec une Provençale, Marie Adèle Aimée Arnaud, l’amenant à séjourner fréquemment dans la région, lui ait donné envie d’y disposer d’une résidence.
Alors que Pierre Chapoulart est depuis quelques années l’architecte quasi officiel de la ville d’Hyères, le maître de forges choisit pour construire sa maison de s’adresser à Hans-Georg Tersling (1857-1920). Danois installé à Menton depuis près de trente ans, l’architecte jouit alors d’une solide réputation pour avoir construit quelques années plus tôt à Roquebrune-Cap-Martin quelques très belles villas aristocratiques, dont la villa Cyrnos pour l’impératrice Eugénie.
Peinte de motifs au pochoir, la bibliothèque, couverte d’un plafond à solives, tranche par son décor aux accents presque néogothiques avec les autres pièces du rez-de-chaussée. Prolongeant l’un des salons, une vaste rotonde vitrée ouvre largement sur le jardin.
Hormis Paris, Tersling refusait généralement les projets situés en dehors de la zone géographique comprise entre Nice et Menton. Même s’il fut conquis par le cadre idyllique du lieu, le caractère éminent de son commanditaire explique sans doute qu’il ait accepté ce travail alors qu’il œuvrait à la même époque à la construction de l’hôtel Bristol à Beaulieu-sur-Mer. Techniquement, la tâche s’avérait d’autant plus difficile que près de 200 kilomètres séparaient Menton du Pradet. Plusieurs heures de transport par chemin de fer jusqu’à Toulon, un changement de train jusqu’à Hyères puis une liaison Hyères-Le Pradet par voiture à cheval, devaient assurément rendre très fastidieuses les indispensables et régulières visites de chantier de notre architecte.
Une villa très « Côte d’Azur »
Tersling dessine pour le ménage Petin une vaste demeure de style néoclassique, dont les dimensions et l’allure opulente correspondent à ce que recherchaient les riches bourgeois de l’époque lorsqu’ils se faisaient bâtir des villas sur la Côte d’Azur : impressionner leurs hôtes et les renseigner d’un seul regard sur leur rang et leur fortune.
Façade sur jardin de la villa. Associant les références à l’Antiquité et au XVIIIe siècle, Tersling incarne une école qui, délaissant l’éclectisme, promut un style fluide et élégant se voulant l’héritier de la grande tradition française.
Passée l’imposante grille d’entrée en fer forgée ornée de canons entrecroisées et d’une coque de bateau, vraisemblablement réalisée dans les ateliers du propriétaire – déplacée à la suite du démembrement du domaine, elle marque aujourd’hui l’entrée d’une autre propriété –, un long chemin conduit vers la villa dont les façades, rythmées par des pilastres, sont animées de refends et de bossages. Celle qui regarde vers la mer comporte au niveau du rez-de-chaussée une colonnade ionique. La forme cintrée des ouvertures, le dessin des balcons soutenus par des coques sculptées, rappellent, bien qu’en plus modeste si on peut oser cet adjectif, le château de Sir Edward Malet au Cap-d’Ail sur lequel l’architecte avait travaillé quelques années plus tôt.
Une large console en forme de coque, au décor d’inspiration rocaille, soutient les deux balcons, identiques, sur lesquels ouvrent les portes-fenêtres du 1er étage.
L’intérieur de la demeure est tout aussi monumental, avec son vestibule orné de stucs et de colonnes de marbre et son escalier à balustres d’albâtre conduisant à un palier à arcades desservant la vaste chambre des maîtres ainsi que quatre autres pièces. Comme à son habitude, Tersling conçoit des pièces de réception en enfilade. Petit salon, grand salon, fumoir, salle à manger aux magnifiques boiseries rococo, jardin d’hiver circulaire et vaste office occupent tout le rez-de-chaussée. L’architecte ajoute aussi dans le parc un imposant pavillon d’amis à colonnes ioniques et à entablements très richement décorés, évoquant un temple grec, qui fait aujourd’hui partie de la propriété voisine.
Un spectaculaire escalier à double volée dessert le 1er étage. Il s’inscrit dans une cage éclairée par de grandes baies circulaires, entre lesquelles prennent place des niches soulignées de coquilles et de consoles de stuc. Des motifs complexes de stucs soulignent les voussures du plafond, orné d’une fresque colorée.
Curieusement, la villa est baptisée La Germaine, référence semble-t-il, non au prénom – la tradition orale affirmant que c’était celui de la maîtresse de Jules Petin ne paraît guère sérieuse ! – mais à la Germanie, avec laquelle le propriétaire commerça certainement de façon fructueuse, à une période où la guerre de 1870 était oubliée et celle de 1914 encore lointaine. Il ne semble pas que Jules Petin ait souhaité faire appel à un paysagiste pour aménager le parc. Il y effectue sans doute des plantations arbustives importantes mais laisse au jardin, composé de pins d’Alep, de caroubiers et de maquis, son aspect naturel. Fantaisie typique de l’époque, il fait aménager au bas de la propriété, en bord de mer qu’on atteint par une succession de petits chemins de terre qui serpentent à travers l’abondante végétation, une fausse grotte en rocher destinée à servir de cabine de bains, surmontée d’une terrasse.
Une belle renaissance
En 1939, au décès du fils de Jules Petin, la propriété est mise en vente et divisée en trois lots, dont l’un constitué de la villa avec trois hectares de parc. En raison de sa situation stratégique, La Germaine est occupée par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Des traces d’impacts de balles sont du reste encore visibles aujourd’hui sur certains bâtiments annexes.
Depuis la villa, des volées de marches pavées desservent une succession de terrasses descendant vers la mer. L’axe de la perspective est souligné par une double rangée de cyprès.
Après le conflit, la propriété est acquise par le comité d’action sociale de la SNCF qui la rebaptise Rocabella et transforme les lieux en une maison d’accueil et de vacances. Près de 400 enfants de cheminots venus de France et de toute l’Europe y séjournent ainsi chaque année. Les pièces de réception sont alors transformées en réfectoires et salles de jeux, les chambres en dortoirs et des centaines de tentes de camping fleurissent dans le parc. Au début des années 2000, la SNCF, qui ne souhaite plus conserver la propriété, la met en vente.
Restaurée dans les règles de l’art
C’est alors que l’architecte d’intérieur Patrice Nourissat découvre Rocabella et son parc. Formé à l’école Camondo de Paris, dont la devise est « le beau dans l’utile », il a un coup de cœur pour cette demeure quasiment à l’abandon et entrevoit immédiatement l’aspect qu’elle pourrait avoir une fois restaurée dans les règles de l’art. Après l’avoir acquise, son nouveau propriétaire se met très vite à la tâche. Il redonne tout son lustre aux façades, fait tomber les anciennes cloisons séparant les réfectoires et dortoirs et aménage six véritables suites avec dressings et salles de bains au premier étage. Sa fille Magali, peintre et sculpteur, s’occupe quant à elle de concevoir une fresque combinant les références à Botticelli et à Chagall pour orner le plafond de l’escalier. Elle décore également les pièces de réception de panneaux représentant des personnages des ballets russes de Diaghilev.
À l’extérieur, Patrice Nourissat crée dans le jardin un escalier central qui, par une ouverture volontairement restreinte, concentre l’attention sur l’axe descendant jusqu’à la mer. Il conçoit aussi, en différents points, trois salles à manger d’été dotées de pergolas puis fait creuser une piscine dérobée aux regards par une épaisse et large haie. Quinze années de travaux ont permis à la villa Rocabella de recouvrer un aspect digne de sa beauté originelle. Patrice Nourissat peut se féliciter d’avoir sauvé la demeure d’un nouveau morcellement, d’un remaniement architectural hasardeux ou peut-être même de la démolition pure et simple, sort funeste réservé à certaines propriétés voisines.
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