La grande demeure qu’Emmanuel Jobez a fait bâtir, à partir de 1825 est un exemple étonnant d’architecture néo-palladienne isolé en pleine campagne jurassienne. Significativement isolée du site industriel qui avait assuré la fortune de la famille, elle rompt avec le modèle, classique au XIXe siècle, de la demeure patronale proche et visible du lieu de production.
En 1824, Emmanuel Jobez ne fut pas réélu député du Jura. Il dut quitter Paris, ses relations politiques et littéraires, la société cultivée à laquelle il s’était habitué. Il n’avait rien d’un maître de forges, se sentant totalement étranger à l’usine de Syam, que son père et son beau-frère avaient bâtie. Il préférait les sociétés savantes, les académies des belles-lettres et des arts, les élégies et les poésies. Grand notable libéral et esthète, il était tombé amoureux de l’Italie, comme tous les lettrés de l’époque.
Revenu dans le Jura, il fut repris par ses songes italiens, ses goûts pour l’architecture antique et les villas que Palladio avait construites à la Renaissance dans les campagnes de Vérone et de Vicence. Il voulut alors construire, dans le prolongement du parc du château de Syam, une demeure qui ressemblât à une villa palladienne, sa préférence allant à la villa Capra, dite la Rotonda, près de Vicence. En 1825, il demanda à l’architecte Pierre Champonnois d’en dessiner les plans. Il suivit tous les détails de sa conception sans en voir malheureusement l’achèvement. Il mourut en effet le 9 octobre 1828, des suites d’une chute de cheval. Les travaux continuèrent très lentement, Étienne Monnier, tuteur des héritiers, répugnant à effectuer des dépenses somptuaires. Pour cette raison, la villa de Syam n’était toujours pas achevée en 1837.
Une architecture insolite
La villa « italienne » d’Emmanuel Jobez s’écarte de la conception traditionnelle du logis patronal et met fin au vieux couple que formaient l’usine et le château. Éloignée de l’usine, elle s’intègre dans une nouvelle relation avec la nature environnante, à la manière de « la Rotonda » bâtie sur une colline pour offrir un panorama sur toute la campagne alentour.
Formant un carré parfait de 23,5 mètres de côté, la construction présente quatre faces identiques et symétriques, orientées selon les quatre points cardinaux. Un portique légèrement surélevé rythme la face sud. Elle s’élève sur trois niveaux, séparés par des bandeaux de pierre. Percée de fenêtres rectangulaires ou cintrées, elle est flanquée aux angles de pilastres massifs à chapiteaux ioniques. Un entablement antique court sous le toit de zinc d’où émerge en coupole une verrière carrée qui éclaire, à l’intérieur, la rotonde centrale dont l’acoustique convient aux représentations théâtrales comme aux concerts de musique de chambre.
L’œuvre d’Alphonse
Alphonse Jobez fut le premier à habiter la villa dont avait rêvé son père. En 1848 seulement, quand il dut revenir s’occuper de l’usine. Il entreprit aussitôt d’aménager une bibliothèque au deuxième étage, manifestant davantage de goût pour les livres que pour l’entreprise. Son épouse, Amélie Honoré, installa son piano dans la rotonde : elle en jouait divinement.
Bibliophile érudit, passionné d’histoire, curieux de toutes les utopies, Alphonse Jobez s’adonnait aussi à l’agronomie, ne manquant aucun comice agricole alentour. Dans les dépendances de la villa, il conçut une écurie modèle où il tenta d’élever des races bovines nouvelles pour la production de lait et de viande : la vache durham, le veau et le yack du Tibet… Lorsqu’il mourut, en 1893, son usine était devenue obsolète mais il avait doté sa bibliothèque de plus de 20 000 volumes.
Un nouveau visage
En 1910, le mariage de la petite-fille d’Alphonse Jobez avec Sadi Carnot, fils aîné du président de la République assassiné en 1894, contribua à donner un nouveau visage aux lieux. La fortune des Carnot permit non seulement de restaurer la villa mais aussi de la transformer pour lui donner l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui. Des travaux d’embellissement furent entrepris dans le parc, avec la création de parterres en terrasses, la plantation de frênes, de chênes, de pins sylvestres et de buis, l’élargissement des allées. Les enduits des façades et les parements des murs furent repris. C’est du temps des Carnot que datent la couleur ocre jaune des murs et le jaune de chrome et vert véronèse des persiennes, qui confèrent à l’ensemble une note plus italienne que celle voulue au départ.
L’architecte parisien Louis Feine assura les restaurations intérieures de la demeure. Les papiers peints, fournis par la maison Desfossé et Karth, furent choisis parmi les modèles créés et imprimés par Xavier Mader en 1825 pour illustrer le thème des muses et de leurs attributs : papiers peints décorés de couronnes et motifs de bronze doré pour la salle à manger, papiers peints en grisaille racontant l’histoire de Vénus et Psyché pour la salle de billard. L’acquisition, auprès d’antiquaires parisiens, de mobilier de style Empire et Restauration, conforta la métamorphose de la maison.
Le décor à l’antique de la villa, enrichi de rosaces et de palmettes en trompe-l’œil, de guirlandes, de médaillons et de trophées, de travées, d’arcades et de pilastres peints, de frises en grisaille et d’ornements répétitifs, prit un nouveau lustre… À Syam, dans les années 1930, on parla désormais davantage des Carnot que des Jobez, d’où parfois le nom de « château Carnot » donné à la demeure qui, sans n’être plus guère habitée, resta dans la famille jusqu’à la fin du XXe siècle.
À gauche, le fumoir attenant à la salle de billard. À droite, dans l’alcôve du petit salon, un tableau représente les trois enfants d’Emmanuel et Eugénie Jobez : Alphonse, Charles-Auguste et Ernestine. Des papiers peints Zuber (Mulhouse) décorent la salle à manger. Un portrait d’Eugénie Jobez apparaît dans l’embrasure d’un lit à baldaquin. Cette chambre au décor Empire est dotée de dessus-de-porte en grisaille à l’antique. À gauche, un lavabo sur trépied.
Un trésor habité
Par Dominique Bonnet
Depuis 2001, la villa palladienne de Syam est entre de bonnes mains. Celles de Brigitte Cannard et Claude Darbon, tous deux jurassiens d’origine. « On se sent dépositaire d’un trésor », déclare Brigitte Cannard. Cette maison unique, ils l’ont acquise pour l’habiter. « Tout le monde trouvait extravagant qu’on veuille y vivre toute l’année. Mais c’est un vrai bonheur. Cette villa est un endroit charmant. Elle a été construite dans les règles de l’art, sans aucune faute et disposée de manière à capter au maximum la lumière. Je l’adore. Et elle est tellement belle qu’on a vite pensé qu’elle méritait un public. »
Pour faire partager cette richesse, ce couple, qui travaille à Champagnole, à quelques kilomètres, propose des visites de la villa, des concerts et des chambres d’hôtes. Le « fer à cheval » des communs s’est, pour sa part mû en espaces de séminaires et de réceptions.
« En huit ans, la villa nous a demandé un investissement humain et financier colossal. Mais elle nous a apporté autant de plaisir que de peine », analyse Brigitte Cannard. Colossal, le mot n’est certes pas trop fort : Brigitte Cannard et son ami ont non seulement effectué les travaux de toiture, plomberie, chauffage et électricité, mais également racheté tout le mobilier d’origine pour que la demeure conserve son âme. Ils s’emploient aussi à reconstituer petit à petit la bibliothèque d’Emmanuel Jobez et de son fils Alphonse ayant compter quelques 20 000 ouvrages. De manière à ce que leur esprit continue d’habiter les lieux.
© VMP/MAP
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