L’œuvre d’Étienne-Louis Boullée, architecte et brillant théoricien, inspiré par les idées progressistes du XVIIIe siècle, pousse très loin la force évocatrice de l’art. Ses projets de bâtiments aux lignes pures, droites, mais dont le gigantisme et la solennité étonnent, ont de multiples vocations : esthétique, bien entendu, mais aussi pédagogique, et parfois même politique.
De la pratique à la théorie
Dans sa jeunesse, Étienne-Louis Boullée, né en 1728, souhaite tout d’abord devenir peintre. Mais ses ambitions sont rapidement modérées par son père, architecte-expert de son état, qui lui suggère de suivre la même voie. Docile, il se range à son avis et apprend auprès des meilleurs maîtres qui l’éduquent à l’architecture classique : François Blondel ou Jean-Laurent Legeay comptent dans les rangs de ses professeurs. II applique ensuite leur enseignement auprès d’une clientèle fortunée, en devenant l’intendant des bâtiments du comte d’Artois, ou encore en agrandissant et décorant une partie de l’hôtel d’Évreux, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de palais de l’Élysée.
Considéré comme son chef-d’œuvre de cette période, l’hôtel de Brunoy présentait un imposant portique à six grandes colonnes et deux ailes basses percées d’arcades. Le bâtiment fut détruit en 1930, mais les gravures qui subsistent témoignent de son allure de temple grec.
Boullée entre à 34 ans à l’Académie royale d’architecture. Ce titre prestigieux lui permet d’enseigner, discipline dans laquelle il excelle. Plus à l’aise dans le rôle de théoricien que dans celui de constructeur, il délaisse le bâti et s’intéresse vivement à la pédagogie : baigné dans les idées des Lumières, il considère que l’humain doit être mené à la compréhension, pour le progrès de la société et de ceux qui la composent.
Le discours architectural : construire la pensée
Cette sensibilité philosophique – ainsi que le fourmillement qui précède la Révolution française – le conduit à orienter ses projets vers des thèmes plus en phase avec les évolutions politiques. Il dessine en 1782 le projet d’un imposant palais de Justice, qu’il compose comme une mise en scène de la vie civique. Par son gigantisme, sa symétrie et la gravité qui se dégage de l’ensemble, Boullée traduit la force que doit exprimer l’institution judiciaire, et le respect que devrait ressentir tout passant s’en approchant.
Ces dessins, quoique d’une grande adresse architecturale, n’ont toutefois pas vocation à être construits. Soit qu’ils n’aient pas d’utilité réelle, comme le projet intitulé Entrée de ville de guerre, qui présente de très hautes murailles défensives que le contexte international de l’époque ne justifie pas ; soit qu’ils aient un autre intérêt que le travail purement esthétique et architectural. Ils sont plutôt les vecteurs des réflexions philosophiques de l’architecte, et de l’actualité politique qui l’entoure.
Il s’inscrit dans le courant de « l’architecture parlante », dont il est l’un des principaux représentants avec son confrère Claude-Nicolas Ledoux, et selon lequel un bâtiment doit être fortement expressif, afin que sa fonction soit une évidence pour le spectateur. Son Essai sur l’art (1796-1797) développe ainsi ce concept : « Ces différents édifices par leur disposition, par leur structure, par la manière dont ils sont décorés, doivent annoncer au spectateur leur destination ; et s’ils ne le font pas, ils pêchent contre l’expression et ne sont pas ce qu’ils doivent être. »
Doté d’une imagination galopante, il multiplie après la Révolution ces projets dont les modèles architecturaux sont conçus comme autant de métaphores. Il dévoile ainsi en 1792 un Palais national bâti comme une fourmilière, dont les multiples entrées facilitant les allées et venues des citoyens seraient le signe de son accessibilité, et surmonté d’un dôme sous lequel se trouverait l’Assemblée, qui serait ainsi au cœur de la vie de la Nation, au sens propre comme au figuré. Là encore, l’ensemble figure par sa taille démesurée l’immense pouvoir du système politique. Boullée n’est pas un utopiste, mais il croit nécessaire un élargissement de l’horizon de la pensée. Ses formes sont lisses, sans fioritures : la pureté de ses lignes évoque celle de l’esprit.
Ut pictura poesis
Boullée s’attelle également à des projets empreints de mystère et de poésie, notamment à la conception de cénotaphes. La plupart présentent les caractéristiques de ce qu’il appelle « l’architecture ensevelie » : toujours par souci métaphorique, l’affaissement qu’ils présentent suggère leur fonction de passage entre la terre et le sous-sol. Le plus célèbre de ces cénotaphes est celui de Newton, qui se distingue par la présence d’une immense sphère, forme qui était selon l’architecte la forme la plus simple de la beauté. Celle-ci est encastrée dans un socle qui la maintient droite ; une petite ouverture à la base permet d’accéder au tombeau. Le corps de Newton serait ainsi au centre du globe représentant la Terre, lui qui a tant œuvré pour la compréhension de cette dernière. Un dessin en coupe montre l’intérieur de la sphère, décorée d’un ciel étoilé.
L’œuvre de Boullée est éminemment poétique ; et au siècle des Lumières, l’art et la beauté sont sources de plaisir, mais aussi de réflexion. Il compose ses dessins comme sous les ordres de Diderot, qui, dans ses Essais sur la peinture faisant suite au Salon de 1765, s’adresse ainsi aux peintres : « C’est à toi qu’il appartient aussi de célébrer, d’éterniser les grandes et belles actions, d’honorer la vertu malheureuse et flétrie, de flétrir le vice heureux et honoré, d’effrayer les tyrans. » L’esthétique est mère de sentiments profonds, et la recherche du sublime dans l’art doit servir à l’édification de tous.
Boullée était habité par son époque. Il a exploré pleinement dans son art les réflexions philosophiques, sociales et esthétiques des philosophes des Lumières. Son œuvre puissante et novatrice eut un grand retentissement, jusque de l’autre côté de la Manche et même de l’Atlantique. Certains principes de l’architecture parlante furent par exemple repris dans la construction du Capitole. Avant sa mort, Étienne-Louis Boullée légua ses dessins à la Bibliothèque nationale, renouvelant par ce geste son engagement sincère pour la transmission de la connaissance.