La crise sociale et sanitaire nous a montré l’urgence de repenser notre modèle de développement et de prendre en compte notre influence sur l’environnement. Et inversement. Elle renvoie au concept de « psycho-écologie1 » du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, cette relation qui se distend entre la nature et notre condition humaine, alors que nous sommes bien plus sculptés qu’on ne le pense par notre espace naturel. « Pour la quête du bien-être et la quête du bonheur, pendant longtemps, notre culture nous a fait croire qu’on était au-dessus de la nature et que l’homme devait dominer la nature. (…) et on a composé durant des millénaires avec cette représentation là », écrit-il. Mais l’homme n’est pas au-dessus de la nature, il est dans la nature. « On a été tellement loin qu’on a oublié qu’on n’était qu’un simple morceau de nature, qu’on dépendait de la nature et que, si on abimait la nature, on s’abimerait avec. »
En estompant les bruits de la ville, le confinement du printemps 2020 a permis aux citadins de savourer un calme inattendu, de (re)découvrir la douceur du chant des oiseaux ou du bruissement du vent dans les arbres, de percevoir quelques sons de la nature – et par-là même de mesurer combien, justement, la ville est bruyante.
Le rapport au bruit est une question centrale de notre civilisation. En 2014, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a d’ailleurs placé la pollution sonore au deuxième rang des facteurs de risques environnementaux, juste après la pollution atmosphérique, au point même d’évoquer une épidémie de surdité. Si la notion de silence est relative, fonction de chacun, de la société (elle n’a pas la même référence pour un habitant de Rome ou un cavalier qui parcourt les steppes mongoles), du temps qui passe (le « silence » d’une forêt française du XVe siècle ne ressemble pas à celui de la même forêt de nos jours), les dégâts du bruit sont désormais connus2 : acouphènes, surdité, modification des cycles de sommeil, diminution de la durée du sommeil et des phases de sommeil paradoxal ; il est aussi un facteur aggravant du stress. Le bruit incessant (télévision, conversations entre adultes, musique, trafic routier…) empêche l’apprentissage chez les enfants, et le vacarme altère le fonctionnement de notre système immunitaire : « il a été prouvé que l’exposition au bruit augmente notamment le délai de cicatrisation, les risques infectieux et les délais de séjour (en hôpital). » Etc.
Le calme sonore est la clef de nos vies, au travail comme chez soi. N’est-il pas, d’ailleurs, le siège « du mystère », le lieu de rencontre bien connu des différentes traditions spirituelles ? « Plus les hommes s’efforcent de dire le mystère qui les fait vivre, plus la possibilité d’une véritable rencontre en profondeur s’éloigne. (…) Les croyants soucieux d’expérimenter ce qui les unit au plus profond d’eux-mêmes se réfugient dans le silence. »
Parmi toutes les urgences qui se bousculent à notre porte, cette question du bruit, du son de l’environnement est pressante.
Elle l’est d’autant que, comme l’attestent les travaux du bio-acousticien Gordon Hempton3 – qui traque ces rares endroits où le son des éléments naturels est encore intact – le silence (qui n’est pas l’absence de bruit mais la présence des sons naturels) aura entièrement disparu de la terre dans moins de 10 ans4, avec toutes les conséquences physiques et psychologiques que cela engendre sur les êtres humains, mais aussi la disparition de la faune sauvage, la communication acoustique des animaux, leur recherche de nourriture, l’orientation, leur reproduction, l’alerte face au danger, l’agitation des océans, les vibrations sismiques de la planète, etc.
Repenser notre rapport au bruit est à la fois diminuer le vacarme (notamment en repensant l’activité humaine), mais aussi (ré)apprivoiser les sons de la nature – et plus précisément de la campagne.
Depuis quelques années, ces derniers font d’ailleurs l’objet de nombreux conflits de voisinage, souvent très médiatisés. On se souvient de ces vacanciers du Var qui en 2018, avaient réclamé le recours à des insecticides contre les cigales, trop bruyantes, les plaintes de certains habitants de l’île d’Oléron contre les coqs Coco et Maurice accusés de chanter trop tôt, trop fort, trop souvent, et de tous ceux qui ne supportent pas le son des cloches des églises, les coassements des grenouilles (comme l’affaire ridicule de Grignols dans le Périgord5), les cloches des vaches du Biot, les canards qui cancanent, les ânes qui braient, les vaches qui mugissent, les dindons qui glougloutent, mais aussi les tracteurs des agriculteurs, le séchoir d’un agriculteur d’Éole-en-Beauce, etc.
Les exemples sont pléthoriques, de plus en plus fréquents, aberrants, et malheureusement destinés à s’accroitre avec « l’envie de campagne » générée chez les urbains par les différents confinements.
Ces plaintes contre le voisinage ne datent pas d’hier, puisque les premières protestations contre les cloches, les chiens et les coqs remontent aux années 1860. Mais les tensions entre locaux et néo-habitants s’accentuent, les seconds n’ayant aucune connaissance de ce qu’est la campagne, ou l’idéalisant. Pour le géographe Jean-Louis Yengué, ces incidents « sont liés à l’évolution rapide des espaces ruraux, amorcée dans les années 1970 quand l’exode rural a fait place à un exode urbain vers la campagne. Y cohabitent désormais « locaux », néoruraux de la première heure, résidents secondaires et habitants récemment installés travaillant en ville. Effet de ce mixage, la campagne se met toujours plus au diapason de modes de vie urbains. »
D’autres dénoncent « l’égocentrisme » de certains nouveaux arrivants, « d’origine urbaine la plupart du temps », qui « découvrent la campagne comme le sot découvre que les œufs ne se cueillent pas dans les arbres».
Grâce à ce dernier, le « patrimoine sensoriel6 » des campagnes est maintenant consacré par une loi (21 janvier 2021). Les « sons et odeurs7 » sont désormais considérés comme faisant partie intégrante de l’environnement. Un soulagement pour de nombreux habitants de zone rurale qui souhaitent voir protéger leurs spécificités locales, et sans doute un effet dissuasif contre l’absurdité. Les bruits de la campagne font partie intégrante de la vie, du patrimoine des campagnes, et cette loi prévoit également de confier aux services régionaux de l’inventaire du patrimoine culturel une mission d’étude et de qualification de « l’identité culturelle des territoires ».
Certes, la ville toujours plus bruyante et la vie toujours plus stressante et déconnectée du naturel poussent ceux qui font un break à rechercher un silence complet. Le bruit serait devenu, avec le temps, une nuisance pour la majorité des personnes : « De plus en plus, les ambiances deviennent cotonneuses, comme dans un petit cocon. Ainsi, on met des protections pour éviter le bruit des voisins. On installe du double-vitrage pour que le bruit de la rue n’entre pas. Mais, protégés du son, nous en perdons toutes les saveurs » explique Mylène Pardoen, archéologue des sons.
Mais que seraient une belle demeure, un jardin, un terroir – et même la vie – privés de sons ?
S’il est urgent de « réduire significativement le nombre de personnes exposées à des niveaux sonores néfastes, en n’ayant pas seulement recours à des mesures isolées, mais également en combinant différentes mesures, qui comprendront notamment des améliorations technologiques, des politiques ambitieuses en matière de bruit, une meilleure planification urbaine et au niveau des infrastructures, et des changements dans les comportements individuels », le problème est moins la campagne qu’une civilisation bruyante, pressée, (sur)active, déconnectée de la nature.
La question du son – du silence à la nuisance sonore – confirme, comme bien d’autres sujets, la nécessité de réapprendre la lenteur, la nature et le respect du vivant. Comme l’écrit magnifiquement Philippe Pointereau, « nous sommes pris aujourd’hui dans le vacarme numérique de la radio, de la télévision et surtout du téléphone portable, qui nous accompagne même au cœur de la nature et nous évite de nous y perdre grâce au GPS. Nous sommes de plus en plus branchés sur un monde virtuel et prenons congés de la nature. Nous ne l’écoutons plus nous ne l’entendons plus, nous nous en éloignons alors même qu’elle disparaît en silence. »
Une fois de plus, il est singulier de noter l’importance du patrimoine (bâti, paysagé, sonore, olfactif, etc.). Par définition indissociable de son environnement, il est à la fois un lieu d’inspiration et un garde-fou qui nous maintient en relation avec la nature et le vivant.
L’homme se pense au chevet du patrimoine et de la nature mais – et depuis longtemps – ce sont ces derniers, qui nous montrent le chemin de notre humanité.
1 Lire à ce sujet : Boris Cyrulnik, Des âmes et des saisons, Odile Jacob, 2021.
2 Lire à ce sujet : « Le silence : le gardien de notre santé », « Conséquences des nuisances sonores : comment les prévenir et les éviter ? », ou voir les notes de travail de l’Observatoire du bruit d’Ile-de-France.
3 Gordon Hempton traque et enregistre sur des bandes sonores les dernières zones vierges de tout bruit causé par l’humain et ses activités. La biophonie – le son des êtres vivants, du battement d’ailes d’une coccinelle au barrissement d’un éléphant – et la géophonie – le son des éléments naturels comme le clapotis de l’eau ou les craquements de la banquise qui se disloque – y sont entières et intactes.
4 Lire à ce sujet : « Dans dix ans, le silence aura disparu de la surface de la Terre » ou « La nature bientôt silencieuse ».
5 Après neuf années de combat judiciaire, le couple d’habitant, dont la mare attirait de nombreuses grenouilles, jugées trop bruyantes par le voisinage, a finalement été contraint de reboucher sa mare.
6 Lire à ce sujet, par exemple : « Ce que va changer la future loi sur « le patrimoine sensoriel des campagnes » » ou « Une loi pour protéger le « patrimoine sensoriel des campagnes » ».
7 Car les plaintes touchent aussi les effluves de crottin de cheval, l’odeur du lisier, etc.