La création des jardins ouvriers est attribuée à l’abbé Jules-Auguste Lemire (1853-1928), député-maire chrétien d’Hazebrouck en Flandre française (Nord), qui, en 1896, souhaite permettre « aux ouvriers d’échapper à leur taudis en profitant d’un air plus respirable, [les jardins ouvriers] les éloignent aussi des cabarets et encouragent les activités familiales au sein de ces espaces verts ». L’initiative est cependant un peu plus ancienne. Datant de 1893, à Sedan, dans les Ardennes, elle est l’invention de Félicie Hervieu, « proche de la démocratie chrétienne, pas convaincue par la charité chrétienne mais intéressée par les innovations sociales destinées à améliorer le quotidien des ouvriers ». Cette dernière crée une organisation sous le nom d’ « Œuvre de la reconstitution de la famille », exclusivement dirigée par des femmes, qui en inspirera d’autres, notamment celle du Père Volpette à Saint-Etienne en 1895, puis celle de l’abbé Lemire l’année suivante.
En 1904, il existe 48 jardins ouvriers en région parisienne pour 3,5 millions d’habitants. En 1913, ils sont 1515 dont la moitié en banlieue. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les jardins ouvriers – devenus des jardins familiaux car les parcelles de terrain se sont ouvertes à d’autres catégories socioprofessionnelles – sont au nombre de 250 000 dans toute la France.
Les jardins familiaux ont toujours été gérés par des associations. En 1896, il s’agissait de la Ligue française du coin de terre et du foyer (LFCTF). Elle s’est transformée en Fédération nationale des jardins familiaux (FNJF) puis en Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs (FNJFC) en 2006.
Aujourd’hui, près de 135 000 adhérents sont fédérés par le Conseil national des jardins collectifs et familiaux (CNJCF) né à l’initiative conjointe de la Fédération nationale des jardins familiaux, de Jardinot (le jardin du cheminot) et de la Société nationale d’horticulture de France (SNHF).
Le code rural leur donne un cadre légal, par la loi du 26 juillet 1952. Dans son article L.561-1, il précise que « les associations de jardins ouvriers, qui ont pour but de rechercher, aménager et répartir des terrains pour mettre à la disposition du chef de famille, comme tel, en dehors de toute autre considération, les parcelles de terre que leurs exploitants cultivent personnellement, en vue de subvenir aux besoins de leur foyer, à l’exclusion de tout usage commercial, doivent se constituer sous la forme d’associations déclarées ou reconnues d’utilité publique conformément à la loi du 1er juillet 1901 ».
Le projet de cité idéale imaginé par l’architecte des Lumières Claude Nicolas Ledoux n’a pas été entièrement réalisé mais le site actuel des anciennes salines royales d’Arc-et-Senans (Doubs) nous permet d’apprécier son caractère visionnaire. L’architecte avait notamment prévu des parcelles de jardins potagers qu’entretenaient les ouvriers sauniers et leurs familles. © Collection Saline royale Au nord de Strasbourg, la cité d’Hautepierre est créée à partir de 1969 sur les plans de l’urbaniste Pierre Vivien. Ce dernier intègre à son projet la création de parcelles de jardins familiaux aux formes originales : des îlots circulaires, spirales… Ces jardins sont aménagés à partir de 1977. On en comptait 221 en 2003. © F. Zvardon/Service de l’Inventaire et du Patrimoine, région Alsace
L’attrait pour ces jardins familiaux a suivi les évolutions de la société française. Ainsi, ils ont longtemps souffert d’une mauvaise image, leur appellation d’origine faisant référence aux ouvriers et aux classes laborieuses. De plus, ils étaient souvent relégués aux périphéries de la ville, vers des zones pauvres, peu avenantes voire polluées (bord d’autoroute, de chemin de fer, zone inondable, etc.), et sans raccordement aux réseaux (eau, électricité).
Si les années 1970 voient un net recul du nombre de parcelles, la demande explose à partir des années 1990. « Depuis une vingtaine d’années, explique Gil Melin, président de la Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs, la demande de jardins potagers collectifs redémarre. Plusieurs facteurs en sont la cause : retour à des valeurs, besoins de nature, hygiène de vie, crise économique, rupture de l’isolement urbain… Parallèlement à cet engouement les pouvoirs publics, en répondant positivement aux initiatives citoyennes ou fédératives, ont influencé, encouragé, voire exigé que ces équipements soient intégrés dans l’environnement et plus ouverts sur la vie locale. »
Ils répondent, en effet, aux nouveaux besoins d’une société en mutation : retrouver un lien et un contact physique avec la nature, lutter contre le stress, favoriser le slow food, combattre la malbouffe, éviter les risques liés aux scandales sanitaires, développer des relations sociales, lutter contre le changement climatique : « Aujourd’hui, avec l’intérêt pour le jardinage, les légumes bio, la traçabilité des produits consommés, les circuits courts, le développement durable et la préservation de la planète, de plus en plus de villes et de communes, réinvestissent du foncier pour le consacrer à des jardins familiaux et jardins partagés, vecteurs de lien social à nouveau recherché. En outre, des panneaux solaires et des systèmes de récupération d’eau de pluie font aujourd’hui partie des équipements installés par les municipalités qui imposent souvent un jardinage biologique excluant tout intrant chimique. »
Mais l’intérêt de ces jardins va bien au-delà. Parmi toutes les questions posées par le réchauffement climatique et la nécessité absolue de repenser le monde, celles de l’agriculture et de l’alimentation sont urgentes. Comment nourrir une humanité en croissance alors que la surface des terres arables va diminuer drastiquement sous la double menace de la montée du niveau de la mer et de la progression de l’artificialisation des sols ? Une des hypothèses de travail très sérieusement envisagée est l’autosuffisance alimentaire de proximité, pour les petites comme les grandes villes – même à Paris1. Cette solution, de plus en plus avancée comme tenable, permettrait « une plus grande maîtrise de la satisfaction des besoins alimentaires par une production localisée et sécurisée ».
Conserver, développer les jardins ouvriers (ou partagés) n’est donc pas uniquement sauvegarder un patrimoine ou favoriser tous les agréments qu’on leur connaît désormais. Il s’agit aussi d’une attitude responsable contribuant à affronter les grands défis de notre temps.
Ces jardins sont une des pierres de l’édifice.
Bien que de nombreuses municipalités aient développé ce concept de jardins (familiaux, partagés ou communautaires), l’offre est très largement insuffisante. En cela, toutes les initiatives sont les bienvenues et doivent être encouragées, la moindre parcelle de terre doit être sauvée, partagée, investie par les jardiniers.
Les cas de destruction de ces espaces sont, dès lors, aussi affligeants qu’irresponsables, comme celui de la Butte-Rouge, cité-jardin édifiée dans les années 1930 à Châtenay-Malabry, à dix kilomètres au sud de Paris, que la mairie prévoit de détruire à 80 % pour un large plan de réaménagement de cette cité ouvrière. Elle évoque la création d’un éco quartier.
Raser une cité-jardin pour faire un éco quartier : l’argument laisse interdit. Qui plus est si, comme le pensent certains habitants, il s’agit en réalité de « se débarrasser d’une population qui ne rapporte maintenant plus rien à la mairie. On veut changer la population, se débarrasser des gens qui n’ont pas de moyens, qui sont locataires et qui ne paient pas de taxe d’habitation ».
Les Jardins ouvriers des Vertus, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), s’étendent sur quelques 7 hectares, près du Fort d’Aubervilliers. © Claire Mortier Les amoureux des Jardins ouvriers des Vertus, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) se battent aujourd’hui pour sa survie. L’État et les collectivités locales prévoient de supprimer plus de 10 000 mètres carrés de jardins pour construire le solarium d’une piscine d’entrainement des JO 2024, une gare, des hôtels, des logements et des bureaux. © Claire Mortier
Autre exemple, l’hectare de jardins ouvriers d’Aubervilliers qui va disparaître au profit d’un centre aquatique qui servira de site d’entraînement pour les Jeux olympiques de 2024 et d’une gare du futur Grand Paris Express2.
« Le jardin c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde » écrit Michel Foucault. Les jardins ouvriers – devenus familiaux – sont une chance pour notre planète.
Protégeons-les, développons-les.
1 À la fin du XVIIIe siècle, le bassin de la Seine couvrait l’essentiel des besoins alimentaires de la capitale, peuplée par 700 000 habitants en 1786. Aujourd’hui, les études sur les approvisionnements alimentaires montrent que l’on doit importer 6 millions de tonnes de nourriture pour alimenter les 12 millions de Parisiens. Lire à ce sujet, par exemple : « L’idée de nourrir Paris grâce aux ceintures vertes est une illusion ».
2 Lire à ce sujet, par exemple : « JO 2024 : à Aubervilliers, le combat des jardiniers pour sauver leurs lopins promis au béton » ou « JO 2024 : le futur complexe aquatique d’Aubervilliers menace les jardins ouvriers ».