À la fin du XIXe siècle, les nouveaux entrepreneurs lyonnais choisissent de résider à proximité de leurs entreprises, principalement au nord, dans le quartier de Vaise, et à l’est, dans celui de Monplaisir. Certains, toutefois, se laissent tenter par le cadre attrayant du boulevard du Nord, actuel boulevard des Belges, en bordure du parc de la Tête-d’Or. Plébiscitant le modèle de la villa, ils font intervenir architectes et artistes en vogue, comme Folléa ou Majorelle. Ces maisons témoignent de leur réussite et marquent une évolution dans les manières d’habiter.
C’est à Monplaisir, quartier encore à peine urbanisé de l’Est lyonnais, que se fixe la dynastie Lumière. Originaire de Haute-Saône, le patriarche, Antoine Lumière, peintre et photographe, fonde en 1882, avec ses deux fils aînés Auguste et Louis, la société Antoine Lumière et ses fils, spécialisée dans la fabrication de plaques et de papiers photographiques.
Les deux fils habitent une villa double construite en 1896 par l’architecte lyonnais Pierre Court. En 1899, leur père charge les architectes Alex et Boucher de lui édifier un « château », comme l’appellent les habitants du quartier. En 1898, Tony Blein construit une seconde résidence pour Auguste, au sud-ouest ; celle-ci sera occupée par sa sœur France, épouse de Charles Winckler. Deux autres sœurs, Jeanne, épouse de René Koehler, et Juliette, alliée à Jules Winckler, résident dans des villas situées au sud-est, respectivement rue Villon et cours Gambetta.
À Montchat, Gruber et Majorelle travaillent pour Marius Berliet
C’est également à Monplaisir, chemin Feuillat, que Théodore Schneider et Édouard Rochet acquièrent un terrain en 1899. Dès le début du XXe siècle, Rochet-Schneider compte parmi les dix principales marques mondiales de construction automobile. Marius Berliet, qui s’est lui aussi lancé dans l’aventure automobile en 1894, rachète en 1903 les ateliers de l’un de ses concurrents, Audibert et Lavirotte ; il s’impose dès 1910 comme le plus grand constructeur de camions d’Europe.
Pour fixer leur résidence, Édouard Rochet et Marius Berliet choisissent le quartier limitrophe de Montchat. Ce n’est qu’en 1911, sa réussite professionnelle bien affirmée, que Marius Berliet entreprend la construction d’une demeure familiale avenue Esquirol. Il fait appel à l’architecte lyonnais Paul Bruyas et confie l’ameublement et la décoration intérieure à deux artistes nancéens de renom, Jacques Gruber et Louis Majorelle, qui réalisent un ensemble Art nouveau exceptionnel à Lyon.
Verrière zénithale du hall de la villa Berliet. Les vitraux de Jacques Gruber sont d’une grande perfection technique, associant plusieurs catégories de verre qu’il grave et surtout superpose. Dans la cage d’escalier de la ville Berliet. L’ensemble des verrières de la villa est l’œuvre de Jacques Gruber, artiste bien connu de l’École de Nancy.
Les bords de Saône, autre lieu d’implantation
Un autre « quartier de l’industrie » se développe également dans le faubourg nord de Lyon, sur la rive droite de la Saône, à Vaise. Les grands chantiers lyonnais de construction fluviale et de chaudronnerie industrielle s’y installent dès 1875. François Gillet, spécialisé dans la teinture de la soie, y possède déjà des ateliers lorsque, en 1871, il crée la Société des Produits chimiques Gillet et Fils. C’est son fils aîné, Joseph, bientôt relayé par ses propres enfants, qui donne au groupe sa dimension mondiale. Il charge l’architecte Gaspard André de la construction, quai de Serin, sur la rive gauche de la Saône, d’une nouvelle usine et d’un appartement attenant dont la riche décoration n’a rien à envier à celle des vieux hôtels particuliers de la bourgeoisie lyonnaise.
La villa Gillet (1911). L’architecte Joseph Folléa conçoit une villa à l’italienne, dont les lignes horizontales sont soulignées par une frise peinte de Louis Bardey. La construction joue sur le contraste de la pierre de taille et de la brique claire. Détail de la frise qui orne le haut des façades de la villa Gillet, peinte en 1913 par le décorateur Louis Bardey.
Afin de ne pas s’éloigner de l’entreprise familiale, l’un des fils, Paul, choisit en 1911 d’implanter sa résidence sur le versant nord de la Croix Rousse. Cette propriété de cinq hectares, la Cerisaie, domine l’usine et comporte déjà un plan d’eau servant de réservoir pour la teinturerie. Ici, le nouveau propriétaire souhaite que la construction s’inspire de la Dombarière, à Écully, édifice conçu en 1892 par Paul Pascalon pour le soyeux Claude Gindre. Et c’est dans l’esprit des villas à l’italienne à la toiture presque plate, avec une tour-belvédère et des façades ornées d’une frise peinte que l’architecte Joseph Folléa conçoit cette villa d’un genre nouveau. À l’intérieur, comme dans l’appartement du quai de Saône, l’éclectisme des sources d’inspiration fait voisiner cheminées Renaissance, plafonds à caissons, salons de style Louis XV et motifs Louis XVI. Au sous-sol, un théâtre orné de treillages et de fleurs peintes au naturel imite un théâtre de verdure.
Le boulevard des Belges, luxueuse vitrine bourgeoise
En 1909, on peut lire dans la revue La Construction lyonnaise que, « recherchant avidement les meilleures conditions d’hygiène et de salubrité, les Lyonnais assez fortunés pour se faire bâtir une demeure à leur convenance choisissent le boulevard du Nord, merveilleusement situé en bordure du parc ». Dès 1895, les conditions de lotissement des terrains libérés par le déclassement des fortifications longeant le parc de la Tête-d’Or sont fixées. Ne peuvent y être édifiés que des « hôtels, villas d’agrément ou maisons pour habitation bourgeoise, sur le modèle du parc Monceau à Paris ». Trente-deux lots sont ainsi mis en vente et bâtis entre 1899 et 1909. Les acquéreurs implantent leurs maisons au centre ou au fond de la parcelle tandis que pavillon de gardien et autres communs s’élèvent en bordure de rue. En 1901, dans un souci d’unité et de sécurité, la Ville impose un modèle unique de grille, dessinée par Charles Meysson, pour séparer les terrains privés du parc.
C’est en 1919 que l’architecte parisien Maurice Coulomb élève cette villa sur le boulevard des Belges pour un membre de la famille Gillet. De style Louis XVI, elle évoque celle que l’architecte Henri-Paul Nénot construisit dix ans plus tôt pour Edmond Gillet. Le boulevard des Belges longe une partie du célèbre parc de la Tête-d’Or. Il fut loti de belles villas et d’hôtels particuliers à partir des années 1890.
Malgré son éloignement des entreprises, le boulevard du Nord (aujourd’hui boulevard des Belges) attire les industriels, qu’ils appartiennent au vieux monde de la Fabrique, comme les Denis, les Maurel et les Isaac, ou qu’ils représentent les secteurs plus récents de l’industrie, tels les frères Baverey, inventeurs du carburateur Zénith. À l’instar du regroupement Lumière à Monplaisir, la famille Gillet se rassemble progressivement sur ce boulevard : c’est là qu’Edmond Gillet, frère de Paul, se fait élever en 1908 une vaste demeure de style Louis XVI, due à l’architecte parisien Paul-Henri Nénot, dont ne subsistent aujourd’hui que les deux pavillons sur rue (n° 39-41). En 1919, la belle-sœur de Joseph Gillet, une Perrin, demande à l’architecte parisien Maurice Coulomb de lui édifier une maison dans le même style que celle d’Edmond (n° 59). Enfin, le jeune frère de ce dernier, Charles, fait l’acquisition, en 1928, de la villa élevée en 1900 par Nicolas Vernon pour le soyeux Denis (n° 23-25).
En matière stylistique, des audaces mesurées
Hormis Nénot et Coulomp, tous deux parisiens, et Loëwengard, architecte allemand qui construit pour son frère, consul d’Allemagne, tous les maîtres d’oeuvre sont lyonnais. Chacun n’est l’auteur que d’une ou deux réalisations, comme Antoine Sainte-Marie-Perrin, à qui le fabricant de tulle Humbert Isaac et son beau-frère Paul Perrin font appel, en 1903, pour leurs villas jumelles Seuls les noms de Louis Rogniat et surtout d’Étienne Curny apparaissent plusieurs fois dans les permis de construire. En 1904, Tony Garnier dessine un « projet d’un lotissement de villas bourgeoises en bordure du parc de la Tête-d’Or à Lyon » qui n’est pas réalisé. Le rôle de Paul de Montclos semble à part ; s’il dirige les travaux de la villa Loëwengard et dépose la demande de permis pour Edmond Gillet, aucun bâtiment ne lui est attribué.
À cette diversité des intervenants correspond une variété des volumes et des styles. Cependant, ces édifices adoptent des solutions communes marquées par le goût des masses bien articulées, dont la tour belvédère est un élément récurrent. À l’image des villas palladiennes, généralement organisées autour d’un grand escalier central, les pièces ouvrent largement sur l’extérieur grâce aux bow-windows, loggias, terrasses ou jardins d’hiver. L’essentiel de la recherche décorative se concentre sur l’intérieur. Le leitmotiv en est l’éclectisme : l’Art nouveau côtoie le style Louis XVI dans la villa Berliet et le style Louis XV dans celles d’Antoine Lumière ou de Paul Gillet. Au total, ces choix esthétiques, malgré quelques audaces, restent bien conformes à ceux de la bourgeoisie de l’époque.
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