Philibert Delorme (1514-1570) est un personnage singulier dans l’histoire de l’architecture. Homme de son temps, en phase avec les changements d’organisation politique, épris de savoir et de littérature, il incarne l’esprit de la Renaissance dans toute sa force créatrice et sa modernité.
Architecte humaniste
La carrière de Philibert Delorme débute très tôt. Son père, maître-maçon, l’associe dès le plus jeune âge à ses entreprises, et Philibert dirige ses premiers chantiers à 15 ans. Entrevoyant la possibilité pour son fils de briser le plafond de verre qui le retient dans une société aisée mais peu prestigieuse, son père lui fait enseigner le latin.
En 1533, Delorme part pour l’Italie, qu’il sillonne trois ans durant. Il en revient avec une forte impression de l’architecture de la Renaissance qui s’y épanouit, et le souhait de s’en inspirer tout en imposant son style. Son voyage italien n’est cependant pas purement académique : Delorme a soif de connaissance et de progrès, et s’applique à devenir un érudit. Il fréquente les humanistes de son temps qui pensent comme lui que l’art et la science doivent tendre vers la modernité. Il rencontre à Rome le cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris, cousin germain du célèbre poète, et proche conseiller du roi.
Cette approche érudite, en plus des connexions sociales qu’elle lui assure, en fait un précurseur des idées de la Renaissance en France dans sa discipline. Dans son traité Le Premier tome de l’architecture, il écrit : « les uns se sont seulement voulus exercer aux œuvres manuelles, sans se soucier des lettres et disciplines (…) les autres se sont arrêtés aux lettres seules, et démonstrations géométriques, sans les appliquer à l’œuvre (…) ». Lui préconise de « conjoindre et accoupler » ces deux outils.
Architecte ingénieur
Loin d’être un simple penseur, il cherche des solutions pour donner vie aux idées qui l’animent. C’est notamment à la stéréotomie qu’il consacre beaucoup de soin, pour la rendre plus moderne, et fait preuve dans ses réalisations d’une grande inventivité technique. Il est l’un des artisans de la transition de la voûte d’ogive gothique au soulignement caractéristique, vers la voûte dite « romane ». Cette dernière nécessite un emboîtement parfait des pierres ; sa maîtrise extraordinaire de cette méthode complexe lui fait dépasser le rôle d’architecte pour endosser aussi celui d’ingénieur.
Sa première réalisation de cet ordre, la galerie de l’hôtel Bullioud, à Lyon, date de 1536. Sa voûte romane est élevée sur trompes pour réunir plusieurs bâtiments, l’ordre ionique utilisé sur les pilastres est un témoignage des classiques admirés en Italie, et la finesse du décor végétal est sans égal. Toutes ces caractéristiques en font sans doute la première manifestation du style Renaissance en France, mais aussi l’une des plus réussies.
Il poursuit ses expérimentations, cette fois sur un chantier plus important : le château de Saint-Maur-des-Fossés, commandé par Jean du Bellay. Les amitiés humanistes ont porté leurs fruits, et Delorme en débute en 1541 la construction, d’abord sur un modèle de palais à l’italienne. Cet ouvrage d’une grande délicatesse, aujourd’hui disparu, le fait remarquer comme l’un des architectes majeurs de son temps, et scelle le début d’une carrière prometteuse.
Architecte du pouvoir
Les honneurs suivent ces premiers succès. Il est nommé inspecteur des fortifications de François Ier, en 1545. Son rapprochement progressif avec la Cour lui offre l’opportunité de construire le château d’Anet en 1548 pour Diane de Poitiers, proche confidente du roi. Il n’en subsiste aujourd’hui plus qu’une aile, mais ce projet prestigieux achève de le placer parmi les plus grands, et il est nommé la même année « commissaire chargé de la surintendance des Bâtiments royaux ». Cette place est significative dans une France dont le pouvoir est de plus en plus centralisé : c’est une charge artistique, bien sûr, mais aussi administrative, pour assurer une gestion unitaire de ces questions dans le royaume.
Delorme est un choix judicieux ; il adhère pleinement à cette vision politique de l’architecture, et l’affirme dans la dédicace à Catherine de Médicis qui ouvre son traité, en défendant l’utilité sociale de sa discipline qui fournit du travail et assure ainsi la paix civile.
Par chance, ses convictions sont conformes à ses intérêts : ce poste lui donne un pouvoir étendu, et un budget considérable. Il est inutile, dès lors, de lister tous ses travaux, car il intervient sur chaque (ou presque) bâtiment ou agrandissement initié sous son mandat. Citons, parmi les plus remarquables, une chapelle au château de Villers-Cotterêts, le grand escalier de la Cour d’honneur de celui de Fontainebleau, qui fut détruit quelques décennies plus tard, mais aussi le Château-Neuf de Saint-Germain-en-Laye. Cette formidable demeure de plaisance bâtie pour Henri II était d’un très grand luxe ; son appartement des bains, exceptionnel pour l’époque, dédiait le lieu au confort et au loisir. Accompagnant les rois jusque dans leur dernière demeure, il dessina le tombeau de François Ier et de Claude de France, son épouse. Ce monument, orné de huit colonnes aux chapiteaux ioniques, et de bas-reliefs d’une grande finesse relatant les victoires militaires du roi, est un chef-d’œuvre du style Renaissance.
Heurs et malheurs
La roche tarpéienne est proche du Capitole, et Delorme en fit l’expérience dès la mort de son protecteur Henri II, en 1559. Primatice récupère sa charge, et il est immédiatement traduit en justice, accusé de gestion dispendieuse de l’argent de la couronne, ou encore de détournement de fonds. Ses concurrents, qu’il agaçait par ses manières arrogantes, mais sans doute aussi par son extraordinaire ascension sociale, jugée contre-nature, prennent enfin leur revanche.
Il sera réhabilité par Catherine de Médicis, qui lui commande le palais des Tuileries en 1564. Il mourra en 1570, avant la fin des travaux, mais son plan témoigne d’une ambition intacte : un large corps de bâtiment central et deux ailes attenantes donnent sur un formidable jardin à l’italienne avec parterres brodés ou fleuris et buissons taillés. Parmi les plus remarquables s’expriment toute la force de l’architecture de Delorme : le dôme qui surplombait le corps central et qu’entouraient quatre clochetons étaient, selon ses contemporains, d’une originalité et d’une beauté jusqu’alors uniques ; mais aussi l’escalier suspendu sur une voûte en pierre de taille, démontrant que ses années de disgrâce n’ont pas entamé ses talents d’ingénieur.
Nombreux sont les détracteurs de Philibert Delorme parmi ses contemporains. Sa fulgurante ascension, associée à un caractère difficile, ont précipité sa chute. L’histoire lui rend justice comme un visionnaire, précurseur de la Renaissance française, et un technicien virtuose, qui mêle dans ses compositions rigueur et poésie.