Situé près de Danylivka, dans l’oblast de Louhansk, une région hier ukrainienne, désormais sous gouvernance russe, le haras de Derkul est le plus ancien d’Ukraine et un des plus vieux de l’époque de l’Empire russe. En 2007, plus de 250 pur-sang anglais et chevaux de selle ukrainiens y vivaient encore, dans un écrin architectural exceptionnel.
Créé en 1785 par l’impératrice Catherine II de Russie (1729-1796), cavalière et femme de lettres (elle racheta la bibliothèque de Voltaire, toujours visible à Saint-Pétersbourg, après la mort du philosophe), le haras abrite d’abord des chevaux de plusieurs races : pur-sang anglais, pur-sang arabes, Akhal-Teké, chevaux ibériques, allemands, hongrois et napolitains. Pour fournir les armées russes en chevaux, il utilise aussi des croisements avec des spécimens des steppes du Don.
À certaines périodes, il pratique l’élevage de chevaux de trait ardennais, percherons et suffolks.
En 1787, il compte 881 individus, et jusqu’à 1 000 dans les années 1890.
À la fin du XIXe siècle, le haras se concentre sur l’élevage de pur-sang anglais avant de se spécialiser, à partir de 1933, dans le Orlov-Rostopchin, cheval de selle russe.
Sous l’occupation allemande, ce cheptel d’Orlov-Rostopchin est massivement transféré en Allemagne, par exemple dans les écuries de Ribbentrop.
Après la Seconde Guerre mondiale, dès 1945, le haras de Derkul participe à la création du cheval de selle ukrainien, à partir de 165 Orlov-Rostopchine sauvés derrière les lignes du front en Oural, dans la région de Sverdlovsk, et d’une cinquantaine de chevaux de selle. Ce cheval est alors le fruit d’un croisement entre différents demi-sang essentiellement Orlov-Rostopchin russes et des chevaux de sang de races pur-sang arabe, Akhal-Teké, Trakehner, Hanovrien, hongrois. Il connait son heure de gloire entre les années 1950 et 1980 en compétitions internationales de dressage, mais aussi en course, cross et saut d’obstacles[1].
Officiellement reconnue en 1990 en URSS, la race compte alors 9 900 chevaux. Il n’en reste que 1 067 en 2014, 863 en 2015[2], et ainsi de suite. Elle est désormais considérée en danger.
Classé sur la liste du patrimoine culturel de l’Ukraine, le haras de Derkul – dont les bâtiments, vus de haut, forment le monogramme de l’impératrice Catherine II de Russie, « E II », pour Ekaterina II – se distingue surtout par ses merveilles architecturales :
– Sa façade extérieure, fin XVIIIe-fin XIXe siècles ;
– les écuries principales, fin XVIIIe-fin XIXe siècles ;
– le manège « japonais », en mélèze sibérien, érigé en 1897 par des artisans locaux, dont le poteau central, sans clou et sur lequel tient toute la construction, n’a aucun équivalent au monde. D’ailleurs, le manège n’a pas été réparé depuis 116 ans ;
– le bâtiment administratif de 1828 ;
– la salle de présentation de 1828, célèbre pour son acoustique spéciale et son éclairage naturel étonnant, créé par le célèbre architecte suisse Domenico Gilardi (1785-1845).
L’épaisseur des murs est de 1,5 m, ce qui permet de conserver la fraicheur en été et la chaleur en hiver.
Avec la chute de l’URSS en 1991 et, par voie de conséquence, la dislocation de la république socialiste soviétique d’Ukraine, le haras de Derkul entre dans une période difficile. L’absence d’investissements, la dégradation des activités sportives et la détérioration du niveau de vie de la population impactent lourdement les chevaux, les bâtiments et le fonctionnement général du haras. Les chevaux sont maigres et l’ensemble ne survit que grâce à la passion et l’investissement des 800 employés, ainsi que la vente et la location d’une partie des 5 000 ha de terres agricoles que possède le haras. En 2022, il ne reste que 2 000 ha environ et 80 employés.
Depuis le déclenchement de la guerre, le 24 février 2022, l’oblast de Louhansk, mitoyenne de la Russie, fait partie des régions les plus exposées. Le territoire du haras de Derkul est, quant à lui, passé sous la gouvernance russe dès avril 2022.
Natalia Chambaud, femme d’affaires, cavalière franco-russe d’origine russo-ukrainien, a pu joindre le directeur du haras, Mikhail Gladkov. Les bâtiments sont toujours fonctionnels, mais assez vétustes, conséquence de la chute de l’URSS en 1991. Comme beaucoup de haras, qui se devaient d’être autonomes sous l’empire, le site survit grâce à ses milliers d’hectares de terres agricoles, utilisés pour l’élevage du porc, le maïs et le blé, ce qui assure quelques rentrées financières.
Depuis le rattachement de ce territoire à la Russie au mois d’avril 2022, le haras a été de facto approvisionné en matériel de sellerie, nourriture, médicaments, vitamines et minéraux pour les chevaux de la part de la Société russe d’encouragement à l’élevage. Il fonctionne donc toujours, bien que dans des conditions difficiles, et toujours grâce à l’abnégation du personnel. Le cheptel a fortement diminué mais les 180 chevaux et la vingtaine de poulinières qui mettront bas cette année sont tous en bonne santé et, pour certains, régulièrement montés.
La guerre est évidemment omniprésente mais le haras n’a, jusqu’alors, essuyé qu’une attaque de drones ukrainiens, qui n’a pas fait de dégâts. L’ensemble est donc relativement préservé, une chance compte tenu de l’ampleur des dégâts sur le patrimoine ukrainien en général[3], en plus des pertes humaines évidemment.
L’avenir étant inconnu, le personnel du haras fait de son mieux, au jour le jour, pour préserver le site et ses chevaux. Un jour de plus, c’est un jour de gagné. Rendons grâce à leur dévouement.
Un grand merci à Natalia Chambaud pour ses précieuses informations et sa minutieuse relecture de cet article.
[1]https://fr.wikipedia.org/wiki/Selle_ukrainien
[2]https://www.aucoeurdeschevaux.com/s/selle-ukrainien-675/
[3] Lire par exemple : https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/04/27/lazare-eloundou-assomo-unesco-pour-le-patrimoine-ukrainien-l-ampleur-du-desastre-est-deja-colossale_6123801_3246.html, ou https://www.lejdd.fr/International/guerre-en-ukraine-comment-la-preservation-du-patrimoine-culturel-ukrainien-est-devenue-un-enjeu-majeur-4128376, etc.
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