Parfois associés à des mairies, dans un édifice unique, les lavoirs à l’architecture savante qui équipent certains villages constituent l’apport le plus visible de l’architecture édilitaire qui connut un développement important dans la Meuse au XIXe siècle. Témoignant de l’ouverture des campagnes aux préoccupations hygiénistes qui furent la marque de l’époque, ils constituent un patrimoine d’une richesse souvent insoupçonnée, qu’il importe de préserver.
Contrairement au citadin qui doit dissocier sa résidence de son lieu de travail, le paysan lorrain du XIXe siècle rassemble sous un toit unique le logis, les locaux d’engrangement, les locaux d’élevage (écurie et étable). Tout est logé là, sauf le tas de bois, combustible unique pour le chauffage et la cuisson des repas dans l’âtre, et le tas de fumier, fierté et baromètre de l’aisance financière du propriétaire.
Accolée à ses voisins, chaque maison lorraine est l’élément répétitif d’une structure bâtie qui peut s’étirer sur une longueur avoisinant le kilomètre. Cette structure que l’on nomme « village-rue » est la signature de l’entité lorraine. Il s’agit de deux bandes de maisons serrées les unes aux autres le long d’un espace collectif, non privatisable, que l’on nomme « usoir », réservé au seul usage des paysans riverains. Le système reposant sur l’usage collectif d’un espace communal (aussi appelé « la cour » dans certaines contrées de la Meuse) est un particularisme quasi unique sur le territoire français.
Les villages et l’eau, une problématique nouvelle
On peut trouver une possible explication dans un souci de défense de la communauté, si exposée aux ravages des guerres et des pillards, notamment lors de la guerre de Trente Ans où la plupart des villages lorrains furent détruits. Grâce à la contiguïté des maisons très peu ouvertes sur les jardins arrière et à la possibilité de barricader les deux entrées de la rue centrale, cette structure bâtie se prêtait à un usage défensif.
La communauté villageoise, repliée sur elle-même, vit au rythme des allées et venues sur l’usoir et des informations collectées ou échangées autour du puits, dont l’eau est fréquemment souillée par la proximité du tas de fumier. En 1832, la Meuse connaît sa première grande épidémie de choléra, dont le germe est véhiculé par une eau stagnante et de mauvaise qualité, qui provoquera plus de 4 000 morts. Le fléau incite les édiles à promouvoir une politique d’hygiénisation des campagnes par le captage des sources et l’apport d’une « eau courante » à l’intérieur des villages. À partir de cette date et jusqu’aux années 1850-1860, on assistera en Meuse à une vaste campagne de construction de lieux d’eau (lavoirs, fontaines, abreuvoirs, égayoirs) pour être en phase avec le credo de salubrité publique défendu par le gouvernement.
Dépourvu de décor mais très élégant avec ses grandes baies en demi-cercle, le lavoir d’Haironville s’élève un peu à l’écart du bourg, près des rives de la Saulx. L’un des deux tritons qui encadrent la façade du lavoir d’Houdelaincourt (1848-1851). Bâti sur un plan semi-circulaire par l’architecte Lerouge, il s’inspire de l’architecture antique.
Soucieuses de grandeur et aidées de finances confortables, les communes cèdent à la tentation du beau. Elles font appel à l’architecte de l’arrondissement, nommé par le préfet, qui sera chargé d’étudier le projet, et dont les plans devront satisfaire la volonté de prestige des édiles et flatter leur fierté. Les lavoirs et les fontaines partagent deux particularités : d’une part, ils participent à la célébration de la conquête de la domestication de l’eau ; d’autre part, leur emplacement ostentatoire au centre de la commune ou en bordure de la rue principale, rue Haute ou Grande-Rue, nécessite un effort architectural particulier. Il faut que la bâtisse impressionne et qu’elle attise la jalousie des communes environnantes. Le lavoir représente désormais les nouveaux pouvoirs politiques du maire et du conseil municipal ; il est l’indicateur de prospérité et de bonne santé financière communale.
Les architectes départementaux sont mis à contribution et quelques noms, comme Théodore Ouder et Prosper Pernot, se taillent une solide réputation en matière de lavoirs. Recourir aux services d’architectes et d’ingénieurs civils compétents constitue la garantie de la réussite technique de l’ouvrage. Les architectes, formés à Paris, se plaisent à puiser aux sources de la Renaissance italienne, mais font surtout référence à l’Antiquité et n’hésitent pas à donner à ces petites constructions des allures de temple ou de sanctuaire consacrant l’eau.
Le lavoir de Halles-sous-les-Côtes en est la meilleure illustration : son péristyle grec, aux lourds piliers doriques, semble tout droit sorti de la Vallée des Temples de Paestum, en Sicile. Même l’art égyptien, en vogue dans le monde parisien depuis les campagnes napoléoniennes et les travaux de Champollion, n’est pas oublié. Les colonnes à chapiteaux papyriformes et la statue dite du Déo témoignent, à Mauvages, du talent de Théodore Oudet. Le lavoir de Houdelaincourt étonne tout autant : sa forme en hémicycle, rythmée par des colonnades, évoque la Rome impériale. Sa façade flanquée de gigantesques tritons grimaçants, recrachant l’élément liquide, et son fronton surmonté de vases Médicis lui assurent un air triomphant. Un autre ouvrage surprend par sa parfaite facture : à Lacroix-sur-Meuse, armé de son trident, Neptune, dieu romain, maître des eaux sur la Terre, honore et protège le fronton du lavoir.
Contribuer au progrès de l’hygiène, faciliter le travail des lavandières
Les nouvelles exigences de salubrité et de propreté conduisent à soigner la conception de ces équipements. L’objectif n’est pas seulement d’embellir le village, mais bien de faciliter le pénible travail des lavandières de façon à accélérer le rythme des lessives. Laver le linge et accueillir les lavandières dans de bonnes conditions obligent les architectes à concentrer leur attention sur les bassins. Si le plan rectangulaire est le plus souvent adopté, les formes les plus diverses se rencontrent : circulaire, ovale, carré, oblongue.
Le moindre défaut entraîne de fâcheuses conséquences. Par exemple, l’eau savonneuse, de densité plus forte que l’eau pure, descend au fond du bassin et ne s’écoule jamais par le déversoir de l’extrémité. D’autre part, seules les lavandières placées près de la goulotte d’arrivée profitent de la propreté de l’eau. Multiplier les arrivées d’eau sur tout le pourtour du bassin est une solution de choix. Pour le lavoir de Neuville-sur-Ornain, l’architecte Demoget a imaginé un principe ingénieux et si intelligent qu’en 1870, ce lavoir meusien a servi de référence nationale !
Cependant, la disposition classique reste l’enfilade de deux bassins, l’un de rinçage, l’autre de lavage. Parfois les lavandières indisciplinées ou privées de place ne se gênaient pas pour laver directement leurs effets dans le bassin de rinçage. Pour prévenir ces abus, les margelles du rinçoir sont parfois disposées dans l’inclinaison et sans rebord.
La mairie-lavoir, un édifice qui symbolise la répartition sexuée des rôles
De nombreux villages meusiens profitent de l’arrivée de l’eau en leur centre, non seulement pour épargner aux lavandières de longs trajets mais également pour rationaliser l’organisation de l’espace communal. Le lavoir cesse alors d’être pensé isolément et s’intègre dans un schéma d’aménagement beaucoup plus vaste. On regroupe plusieurs équipements dans un même périmètre : à Ancerville, à Arrancy-sur-Crusne, le local des pompes à incendie est situé à l’étage du lavoir. À Amanty, Halles-sous-les-Côtes, Couvonges, le lavoir est attenant à l’égayoir qui, fréquemment, sert de réserve à incendie. À Montiers-sur-Saulx, le lavoir est surmonté d’un local réservé au séchage du linge fermé par des lamelles de bois à claire-voie.
À Reffroy, Mont-Devant-Sassey, Luzy-Saint-Martin, Lissey, un seul toit abrite la mairie et le lavoir : ces bâtiments symbolisent la répartition sexuée des rôles. À l’étage, le bureau des édiles, des hommes qui débattent des affaires publiques et communautaires ; au rez-de-chaussée, l’espace réservé aux femmes, aux « mauvaises langues », aux « poules d’eau », à « l’école des bavardes », qui s’occupent des affaires privées, domestiques, intimes.
Au début des années 1990, conscient de l’intérêt historique, architectural et touristique de ses lavoirs et de ses fontaines, le conseil général de la Meuse a mis en chantier une politique de sauvegarde des petits patrimoines liés à l’eau. Le CAUE de la Meuse (Conseil d’architecture d’urbanisme et de l’environnement) fut sollicité pour relayer cette action et inciter les élus meusiens à se lancer dans cette politique de préservation et à les aider, les orienter, les conseiller pour faire aboutir leurs projets dans les meilleures conditions de réussite.
Les édifices publics, expression d’un projet politique
Dans le courant du XIXe siècle, les mêmes architectes qui conçoivent les édifices liés à l’eau sont sollicités pour équiper les campagnes et mettre en musique d’autres outils du pouvoir, comme la mairie, fréquemment flanquée des deux attributs liés à l’éducation : l’école des filles et celle des garçons. Parfois les trois pouvoirs sont rassemblés en un même lieu sous un bâtiment unique, comme à Neuville-les-Vaucouleurs où mairie, école, lavoir représentent tout à la fois le pouvoir de l’autorité centrale, celui de l’éducation (éradication de l’obscurantisme et des langues vernaculaires), et celui de l’hygiène (population rurale en bonne santé, lutte contre les épidémies par une campagne de salubrité publique). En face de ce vaste complexe, de l’autre côté de la rue, siège l’église, représentante de l’autorité et de l’éducation religieuses.
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