À la fois cours d’eau taillant sa route au milieu des Causses et jonction indispensable entre haute et basse vallée, le Lot fut, depuis le Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle inclus, l’artère qui permit l’ouverture du pays sur l’aval. Cette fonction a impliqué que la rivière soit maîtrisée et pliée aux usages de l’homme. Ponts, ouvrages de navigation et moulins en témoignent aujourd’hui encore.
Venues du ciel bien sûr, les eaux tombées sur les plateaux karstiques s’enfoncent dans les profondeurs du calcaire, disparaissent, s’évanouissent, laissant croire à la présence d’un monde sec et aride, désolé en apparence avec sa végétation mise à mal par le soleil estival. Cent mètres plus bas, parfois des kilomètres en aval, une fontaine, au fonctionnement souvent déroutant aux yeux du profane, régurgite cette eau, pure et cristalline.
Le sillon de la rivière, en des dizaines de lieux, à Cahors comme à Touzac, aux confins du Quercy, est alimenté par ces flots mystérieux, passés par les diaclases du calcaire. La divinité est là, sans doute aucun. Elle n’a pu que diriger ces filets d’eau, les réunir et les concentrer. La fontaine des Chartreux, à Cahors, a attiré les dévotions depuis l’Antiquité. Les moines se sont assurés au Moyen Âge des bienfaits de Divona, la déesse gauloise des sources. La ville est aujourd’hui encore alimentée en partie par ce fluide venu des profondeurs.
Une rivière qui a façonné les paysages
Piste sur la carte. Le Lot a multiplié les tours et les détours, s’est taillé un chemin autant au milieu des âges géologiques que des roches et des terres. Méandres oscillants de l’est à l’ouest, recherche sans trêve de la moindre résistance par une eau jamais en repos. Parfois même, ce cingle (car tel est son nom en Quercy) est si étroit que quelques centaines, parfois seulement quelques dizaines de mètres, séparent les deux extrémités de la boucle. Comme à Capdenac, Caillac, Cajarc, Cahors, Luzech, ou Puy-l’Evêque.
Tentation forte que d’établir là une position défendue par la rivière, autant que capable de la contrôler : Capdenac avec les ruines de son oppidum ; Cahors sur son isthme, riche de ses trois ponts médiévaux ; Luzech et son château perché sur le plateau de l’Impernal… On se disputa même longtemps, entre Capdenac et Luzech, la gloire, bien ancienne, d’avoir été Uxellodunum, la dernière des places fortes ayant résisté à César lors de la conquête des Gaules.
De la Montagne à Garonne, les peuples de l’eau
Les noms de rivière n’ont pas d’article en occitan. Cette tradition s’est conservée dans le langage courant, même pour des locuteurs francophones du pays. Aller à Garonne depuis la montagne, le haut du bassin, voilà l’aventure courante et souvent dangereuse qui était celle des peuples de l’eau ! Ils étaient marins, d’occasion ou de profession, maîtres et patrons de bateau, qui faisaient de la rivière leur gagne-pain ordinaire, ou encore charpentiers-calfats, habiles à dresser les bois, à terre et en rivière.
Les plus nombreux de ces marins d’occasion étaient les haleurs de rencontre à la remonte. En l’absence de moteur, leur quotidien se résumait à l’effort toujours répété, aux muscles bandés, à la brûlure du harnais de halage sur la poitrine, au pied glissant sur la boue de la rive, au froid d’une eau qui, en hiver, est aussi abondante que sa température est basse. Ils se distinguaient des marins de profession, que les patrons et maîtres de bateau savaient où trouver, les engageant pour une descente seule, jusqu’à Garonne, Bordeaux, ou Cahors. Ou pour un aller-retour, si le bateau remontait. Les patrons connaissaient la rivière, Garonne ou Lot, leurs pièges, leurs « malpas » (mauvais pas). Tout comme ils connaissaient les bateaux, qu’ils menaient en pesant sur le « gouvern », le grand aviron de poupe de l’ancienne batellerie du Lot. En revanche, ils n’étaient pas établis à leur compte, et dépendaient des maîtres, qui les recrutaient et se les attachaient, pour une ou plusieurs campagnes, au forfait, ou à telle condition d’intéressement.
Les maîtres de bateau étaient d’abord les maîtres de ces embarcations : c’est dire que, financièrement, ils étaient capables de consentir la mise de fonds indispensable pour la construction, l’entretien, le gréement, la paye de l’équipage. Seule la batellerie permettait jusqu’aux années 1820-1830 de porter au loin et en masse, vers les marchés rémunérateurs de l’aval, les trésors du haut pays : le bois, le vin, au premier plan, mais aussi la pierre à bâtir, le charbon tiré des gisements de la future Decazeville. Le charpentier de bateau, ses outils, son savoir empirique : voilà un métier essentiel de la rivière. Avant la grande période navigable de la fin de l’automne, temps fort de l’activité, il fallait vérifier les bordages, remplacer les pièces défaillantes, étancher la coque, et surtout construire de nouveaux bateaux. Les maîtres, s’ils faisaient fortune, investissaient davantage dans la terre que dans des sociétés commerciales. Ces dernières ne se structurèrent d’ailleurs vraiment qu’à l’âge industriel, très tard dans l’histoire de la rivière.
Le Lot, artère navigable depuis l’Antiquité
Le Lot a été, sans doute depuis l’Antiquité, une artère navigable, permettant de faire passer d’amont en aval, bien plus que de l’aval vers l’amont, marchandises et produits des terroirs de la vallée. Une active batellerie animait des relations denses, dont le bois des massifs forestiers des confins du Rouergue et du Quercy était l’un des éléments essentiels. Le merrain à barriques venait de cet espace, bois propre à façonner ce que les textes de jadis nommaient « la vaisselle vinaire ». La vigne et le vin étaient la grande affaire du Quercy, qui voyait dans Bordeaux et les marchés atlantiques le débouché normal d’une telle activité. Cette batellerie et les efforts déployés par les pouvoirs de jadis ont marqué la rivière. Avant les travaux de l’âge industriel (1830-1850), Louis XIV et Colbert voulurent ainsi canaliser le Lot du confluent garonnais jusqu’à Cahors.
Le pont Valentré est le seul des trois ouvrages qui desservaient la ville au Moyen Âge à nous être parvenu. Commencée en 1308, sa construction n’était pas encore achevée en 1378 ! L’édifice fut restauré à partir de 1879 par l’architecte Paul Gout. Il est aujourd’hui classé au Patrimoine mondial de l’Unesco.
De là, écluses et digues agencées au moins autant pour la navigation que pour l’usage des maîtres des moulins riverains. De là, et depuis l’âge féodal, un semis de lieux de pouvoir, tours, châteaux, forteresse, repaires plus ou moins puissants chargés de veiller sur un revenu qui passait à portée de flèche, et plus tard d’arquebuse ou autres machines sorties de l’imagination guerrière de l’homme. Tous les châteaux dits « anglais » le sont-ils vraiment ? Certes non. Mais l’imaginaire collectif, nourri abondamment par le cubage de pierre, la vue du nid d’aigle, la rudesse de la construction, la poétique même de sa ruine, a fait de la guerre de Cent Ans une sorte de référence. Et il est vrai que souffrit alors le pays ; que vacilla en ces temps la fortune de Cahors ; que s’affaissa le niveau de la population. La paix revenue, presque définitive après les convulsions des guerres de Religion, ces vestiges continuent de dresser vers le ciel les tours, les courtines, restes d’un orgueil révolu.
Du Moyen Âge à l’ère industrielle, la riche histoire des ponts
Le Lot est un obstacle et un lien. Le sillon de la rivière porte bateaux, gens et marchandises. Mais il peut donc aussi voiturer les ennemis, amenés à l’intérieur des terres. Le pont est le trait d’union entre deux rives, autant qu’une possible forteresse jetée de part et d’autre de l’eau. Le pont est signe de puissance. Depuis le début du XIIIe siècle, le pouvoir municipal de Cahors fait figurer sur son sceau un pont, fortifié comme il se doit : six arches, des voûtes coiffées de cinq tours. Ainsi, l’image qui accapare les yeux est à l’évidence aujourd’hui celle du pont Valentré, emblématique de Cahors, du portrait d’une ville médiévale, promue ville universitaire par la grâce de l’un de ses fils, le pape Jean XXII , Jacques Duèze. Pourtant, le pont Valentré n’est pas le plus ancien des franchissements du Lot. Mais le hasard fit qu’à la veille de la Révolution, c’était en Quercy le plus sûr et d’ailleurs le seul passage à pied sec sur le Lot. Les autres, minés par les hommes, le temps, les embâcles et les crues de la rivière, étaient pour tout ou partie au fond de l’eau. À Cajarc, ne subsistaient que des vestiges de l’ancien franchissement.
À Cahors, le pont Notre-Dame s’était effondré un jour de 1770, la diligence de Paris à peine parvenue sur la culée de rive. Toujours à Cahors, le pont Neuf, construit à partir de 1251, après le précédent, mais avant le pont Valentré, fut réparé fort bien au XIXe siècle, et difficilement détruit en 1906 par des ingénieurs épris de nouveauté ; il est en partie tombé dans le Lot. Le dernier des trois, le pont Valentré, élevé lentement dans le demi-siècle séparant la pose des premières assises (1308) et son achèvement, est une sorte d’exercice d’école. La légende (le diable rajouté lors des restaurations fort lourdes du XIXe siècle), l’aspect (les ponts fortifiés ont presque tous été débarrassés de leur appareil défensif dès le XVIIIe siècle), la présence obligée de la batellerie, hier comme aujourd’hui (la rupture de pente a dicté la présence d’une passe à bateau, transformée en écluse sous le Premier Empire), tout cela donne au pont Valentré une image de carte postale : elle est belle.
Au-delà, le XIXe siècle est celui de la multiplication des ponts, essentiellement sous la monarchie de Juillet (1830-1848). Ponts en fil de fer (suspendus, par la grâce de quelques torons de câbles métalliques, ils sont parfois fragiles ou mal calculés, comme à Castelfranc où le pont s’effondra en 1884 après 30 ans de vie), le plus souvent à péage, à la suite d’une adjudication et d’une concession. Ponts de pierre, comme le pont Louis-Philippe (1834), édifié à Cahors près de l’ancien pont Notre-Dame. Ponts de pierre et brique, ou de métal, comme les franchissements imposés par le chemin de fer : celui de Cahors (1881), puissant ouvrage sorti en partie des ateliers et forges de Fourchambault, est encore en service. À Lacroze près de Vire, sur la ligne Cahors-Fumel ouverte en 1869, la locomotive franchit le Lot, et semble faire un pied de nez aux lentes gabarres de la rivière. À un moment où les viaducs autoroutiers peuvent survoler la vallée, comme à Cahors, on n’oubliera pas combien les franchissements, aujourd’hui allant de soi, ont si longtemps, et même jusqu’à la fin des années 1940, été confiés aux bacs. Eux aussi sont l’histoire de la rivière, autant que les dizaines de ponts routiers et ferroviaires qui ponctuent son cours.
Sur les rives, le royaume de la vigne
Piste des terroirs riverains. Toute cette richesse, essentiellement agricole dans l’ancienne économie (même si la pierre de la vallée, le beau calcaire bon à bâtir pour nombre de gîtes n’est pas dédaigné), a façonné les terroirs. Le long du fleuve sont les chènevières. Cette culture domestique et artisanale procurait la filasse destinée aux habits du commun, à la fabrication des multiples cordages consommés par l’activité agricole, autant que par la batellerie. La vigne, culture reine, en est un témoignage manifeste et passionnant.
Jadis plantée sur les coteaux dominant la vallée, ce premier vignoble de Cahors a connu un fort déclin à partir des années de la Révolution, qui l’ont coupé de ses marchés extérieurs et plus rémunérateurs. Confiné dans un marché plus étroit, le vin n’était plus la providence des temps antérieurs. Pire, épargné par l’oïdium, une maladie cryptogamique fatale à nombre de vignes sous le Second Empire, ce qui semblait lui promettre le retour d’un bel âge, le vignoble de Cahors a été dévasté un peu plus tard, comme d’autres, par le phylloxéra (1870). Le nouveau vignoble sera très largement un vignoble de vallée. Les terrasses de pierres sèches, à flanc de coteau, sont comme une archéologie d’un paysage viticole passé. La renaissance du vin de Cahors, appellation de qualité, n’est venue que plus tard, au milieu du XXe siècle.
Finalement, le Lot a réussi à s’imposer à notre imaginaire, autant qu’à nos yeux. Paysages jardinés du fond de vallée ; demeures fortes montant la garde le long du fleuve ; villages accrochés aux pierres et aux falaises, comme Saint-Cirq-Lapopie ; nuances changeantes des eaux venues de l’amont ; tresses d’herbes aquatiques ondulant au courant ; berges sur lesquelles on devine de manière pointilliste les traces du chemin et de la banquette de halage ; écluses qui font pour certaines entendre à nouveau le cliquetis des vantelles qui s’ouvrent : le Lot ouvre ses portes.
Les ouvrages de navigation, maîtriser la rivière
Longer le Lot, naviguer sur ses eaux, observer ses rives, c’est forcément se confronter à l’héritage laissé par les époques de la navigation. Il y en a plusieurs, en effet. Si le flottage en Quercy n’eut qu’une existence ponctuelle, la navigation connut deux âges. Le premier dura jusqu’aux années 1830. Le second, des années 1830 jusqu’au début de la IIIe République. Cette césure a le mérite et les défauts reconnus à l’exercice. Mais le mérite n’est pas mince. Le premier âge de la navigation est à la fois celui des moulins et l’époque des rêves de canalisation.
Le second temps est celui d’une navigation adaptée aux exigences d’une industrie qui se voit maîtresse de la vallée, et d’une administration à même de contrôler la rivière. Désormais, le tirant d’eau est garanti ; les ouvrages de navigation, construits sur un modèle homogène ; les hauts-fonds, noyés ; la batellerie, standardisée ; les chemins de halage tracés, le halage assuré non plus par des hommes, mais par des chevaux ; le chômage, réduit à très peu de jours ; la navigation à vapeur, rendue possible ; le Service de la navigation du Lot, enfin capable de remplir ses fonctions. Le Lot est une succession de biefs d’eau calme, séparés par des digues éclusées. De la sorte, l’histoire longue de la navigation est la belle illustration de la hiérarchie des utilisations de la rivière. La forme des rives et des berges en Quercy, lit encaissé, le plus souvent stable, le régime des eaux, fort étiage d’été, privilégient la construction de moulins installés sur les rives, avec une digue.
Le moulin, fortifié pour l’occasion, peut être un point d’arrêt pour quelque passage hostile sur la rivière. Tel est le premier type d’ouvrage de navigation : on en garde des traces dès le XIIIe siècle. Bien plus tard, Louis XIV et son ministre Colbert entreprirent de commencer la canalisation du Lot, entre Cahors et Villeneuve d’Agenais (1664-1672). L’écluse de Mercuès est l’un de ces ouvrages, accolé au moulin de la rive gauche. Des ingénieurs néerlandais vinrent alors inspecter ces travaux, rendus incertains par un financement peu et mal assuré. La canalisation générale attendit la monarchie de Juillet. Un faisceau de volontés économiques et politiques amena sur la rivière un semis de digues éclusées, plus de 50 dans le seul département du Lot, avec des modalités parfois spectaculaires, comme le canal coupant l’isthme de Luzech ou le souterrain de Montbrun.
© VMF/MAP
Vous aimerez aussi...
Alpes-de-Haute-Provence
Le patrimoine fortifié de haute Provence
Gironde