Les décors peints sur les plafonds médiévaux n’ont jusqu’à maintenant que rarement suscité l’intérêt des historiens et des historiens de l’art. Ils offrent pourtant à notre regard une savoureuse auto-représentation de la société médiévale. Le patrimoine de l’Aude occupe une place à part dans cette « découverte » d’un Moyen Âge plus proche par sa précocité et par son abondance.
Au cours des derniers siècles du Moyen Âge, les images ont progressivement gagné l’univers domestique. Et pas seulement celui des couches les plus aisées de la société féodale : récipients de terre cuite imagés dès le XIIIe siècle, estampes au siècle suivant, prirent de plus en plus de place dans les demeures. La marche vers l’omniprésence de l’image avait commencé ! Des vaisselles fragiles, des sols et des murs, soumis à l’usure, peu d’images nous sont parvenues. Restent par contre celles de quelques plafonds. Si peu d’entre eux sont intacts, ils sont suffisamment significatifs et nous apparaissent tels de grands albums d’images où observer la société médiévale telle qu’elle s’est elle-même représentée.
Richesse et diversité
L’ancienne province de Languedoc et le Comtat Venaissin sont encore particulièrement riches en plafonds peints datant de l’époque médiévale. Mais c’est dans tout l’arc méditerranéen, du Frioul jusqu’au royaume d’Aragon, en passant par l’Auvergne, la Savoie et le Piémont, qu’ils se sont propagés dès la fin du XIIIe siècle. Dans ce champ géographique et historique, le département de l’Aude mérite une place à part, tant le nombre de plafonds peints qui y sont conservés est important. En outre, leur variété permet, sans quitter le département, d’avoir un échantillonnage très significatif de l’évolution de cette mode décorative, si riche d’informations sur la vie médiévale. Luxueusement ornés, de tels plafonds ont constitué des éléments clés du décor signifiant des demeures.
Les églises n’ont pas échappé à cette mode. Les plafonds des nefs à couverture en bois sur arc diaphragme du Midi languedocien, assez nombreuses, sont souvent décorés. Ces peintures restent encore à étudier bien qu’on commence à mieux percevoir le rôle du décor des plafonds domestiques. Ils semblent avoir couvert prioritairement des espaces semi-publics dans des demeures de notables locaux : salles d’apparat recevant à l’occasion des fêtes, des assemblées politiques ou encore des lits de justice… Peut-être certains ont-ils été réalisés pour des espaces plus intimes, mais les études sont encore trop rares pour en avoir une vision claire. L’émerveillement, toujours recherché dans la réalisation d’un tel plafond, doit beaucoup à son abondante mouluration, richement peinte.
Closoir du plafond du palais Vieux de Narbonne. Il pourrait s’agir de l’illustration d’une scène tirée de la Chanson de Guillaume, une chanson de geste du XIIe siècle relatant les hauts faits de Guillaume d’Orange. L’élégant traitement de cet oiseau qui semble sorti d’une enluminure des « Beatus » produits dans le nord de la péninsule ibérique, témoigne d’une influence hispanique dans la décoration du plafond du palais des archevêques de Narbonne. Les ailes à l’articulation spiralée sont particulièrement significatives.
Même dans les structures les plus simples, tel le plafond à poutres de mur à mur du château de Pieusse, toute une théorie de baguettes et couvre-joints apporte relief et couleurs vives. En revanche, il est rare que le décor figuratif couvre les merrains dont la sous-face est pourtant bien visible. En général, les peintures se concentrent sur les poutres mais surtout sur les closoirs, c’est-à-dire les planchettes qui obturent le vide entre deux poutres ou deux solives. Ce sont ainsi des petits tableautins, en général d’environ trente par vingt centimètres. Un même plafond peut offrir plusieurs dizaines d’images. Si parfois elles dialoguent entre elles, le plus souvent elles se présentent comme des sujets isolés. À moins que nous ne sachions pas toujours lire les relations que les images tissent entre elles… En outre, le cas de sujets ou de brefs récits occupant plusieurs closoirs ne sont pas rares.
Aller à l’essentiel
Images et décors ont couramment été réalisés au sol, avant la pose. Un plan semble toutefois avoir été préétabli, ne serait-ce que pour rythmer les couleurs de fond, souvent bleu alternant avec du rouge. La réalisation plastique des images obéit à un objectif de lisibilité, le plafond étant forcément perçu de loin. Et les artistes ont su en tenir compte : les couleurs sont souvent contrastées, en allant à l’essentiel, même dans les détails. Une ligne de cerne, parfois d’une grande qualité calligraphique, est posée en dernier pour entourer les figures et ajouter les détails caractéristiques. La comparaison avec la bande dessinée s’impose à notre regard contemporain. Sans risque d’anachronisme, on peut rapprocher ces images, conceptuellement, des marginalia ou drôleries tracées sur les marges de certains manuscrits du bas Moyen Âge.
Une tour, attaquée par les projectiles d’une « pierrière » s’effondre, précipant ses défenseurs dans le vide. L’allusion à un événement précis est patente sur le décor de ce plafond du palais des archevêques de Narbonne. Les vaincus sont noirs de visage et portent une barbe pointue, rattachant la scène aux guerres menées contre les musulmans hispaniques menées dans le cadre de la Reconquista par Jacques Ier d’Aragon (1213-1276) et auxquelles participèrent activement les archevêques de Narbonne, notamment Pierre Amiel (1226-1245).
Ces images révèlent cependant un tout autre état d’esprit, celui d’un imaginaire médiéval pratiquement encore inexploré par les historiens. On est très loin des retables et des scènes pieuses qui, dans ces mêmes demeures, sont réservés aux chapelles et aux oratoires. De fait, sur les plafonds signes de prestige, images moralisantes, fêtes et humour se côtoient et s’entremêlent en un truculent télescopage. Dans cette pratique sociale qui consiste à exposer sa propre gloire au plafond – n’est-il pas un espace symbolique au-dessus du monde d’en bas ? – l’héraldique domine, sans surprise.
Le seul plafond à ne pas comporter d’armoiries est le plus ancien des plafonds peints connu aujourd’hui en France, celui du palais Vieux de l’archevêché de Narbonne. L’analyse dendrochronologique des poutres situe l’abattage des arbres sans doute avant 1220. Le décor, empreint d’archaïsmes esthétiques qui renvoient vers le nord de la péninsule ibérique, semble avoir été réalisé dans la foulée.
À ce moment-là, l’héraldique est encore naissante. Mais l’affirmation de l’écu armorié comme insigne de noblesse est rapide. Le sumum de l’art des plafonds peint audois est atteint lorsque Auger de Gogenx, abbé de l’abbaye de Sainte-Marie de Lagrasse (1279-1309), entreprend la reconstruction de son logis, vers 1295. Le blason de ce dernier rythme le décor et apparaît plus de cent fois sur le seul plafond du vestibule.
Il est possible que le plafond de la maison de Béranger Mage, à Lagrasse, ait été réalisé pour commémorer un événement. Les merrains, récupérés après la démolition du plafond en 2010, montrent toute une théorie de chevaliers, rois et nobles, individualisés par leurs armoiries. Détail du plafond (démembré) de la maison de Béranger Mage, notable de Lagrasse à la fin du XIIIe siècle. Le caractère quelque peu archaïsant du décor s’affirme dans le traitement des ailes de certains oiseaux. On y retrouve le dessin en spirale du bord de l’aile vu à Narbonne.
Après une éclipse d’un siècle (environ 1350-1450) sans plafonds peints aujourd’hui connus dans l’Aude – on observe aussi cette carence ailleurs, sauf en Avignon –, l’importance accordée au plafond en tant que support de prestige se confirme. Dans la deuxième moitié du XVe siècle, on réalise des plafonds peints un peu partout : Narbonne, Lagrasse, Saint-Hilaire, Carcassonne, Pomas… La nouveauté est l’apparition de marques de marchand voisinant avec celles de la noblesse.
Emblématiques d’un changement de société où la réussite en affaires peut voisiner avec le prestige du lignage, la marque de marchand, plus souvent réservée à l’intimité des actes notariés, s’expose désormais dans les demeures. C’est le cas dans la maison du marchand Jean Dymes, à Narbonne (vers 1499) ou, encore plus audacieux, dans la belle maison sise au n° 6 de la rue Foy, à Lagrasse, au tout début du XVIe siècle. Là, des marques de marchand côtoient les armes royales et même le portrait de Charles VIII. Malheureusement nous ne savons pas encore aujourd’hui qui fut le fastueux commanditaire de ce plafond.
Entre faconde et ostentation
L’exposition des réseaux sociaux du maître des lieux, car il s’agit bien de cela, dans les espaces semi-publics de la demeure, s’accompagne d’images qui reflètent sa culture, peut-être aussi ses inquiétudes et, souvent, son sens de l’humour. Car l’ostentation n’exclut pas la faconde. C’est l’une des caractéristiques les plus étonnantes – et souvent touchantes – de la décoration peinte des plafonds languedociens, et audois en particulier. La présence de scènes parfois scabreuses, dans cet espace visible, symboliquement fort car appartenant au monde d’en haut, peut paraître étonnante. Elle contribue de la même veine moralisatrice et truculente que celle des genres littéraires contemporains – fabliaux, soties ou farces – qui traduisent tous un esprit que Rabelais mettra si brillamment par écrit.
Sur le plafond de l’ancien presbytère de Lagrasse figurent de curieuses scènes, dont certaines empreintes d’une connotation sexuelle explicite. Quel sens donner à celle-ci, mettant en scène un fou carnavalesque à la mine grave tapant sur l’épaule de l’arbalétrier tirant un phallus en guise de carreau ?
Une telle faconde ne pouvait ignorer la fête. Et quelle fête mieux que la Fête des fous, avec le renversement des hiérarchies qui l’accompagne, peut illustrer cette dérision sociale si présente dans la littérature et la tradition orale des derniers siècles du Moyen Âge ? Dès le milieu du XVe siècle, peut-être avant, mais les exemples manquent, le traitement de ces thèmes semble avoir été très répandu sur les plafonds.
Or, il est peu de fêtes sans jeux, qui sont nombreux à avoir été représentés sur les plafonds. Jeux souvent d’adresse, parfois de force, comme dans les compétitions villageoises. Des jeux à la taverne et ses beuveries, le glissement s’opère : scènes sans doute du quotidien, traitées avec bonhomie, que l’on ne considère pas déshonorant de faire figurer à proximité des emblèmes de la noblesse, parfois de la royauté. C’est la vie comme elle va que ces plafonds nous racontent.
À la fin du XVe siècle, les closoirs s’italianisent. Le portrait y apparaît de plus en plus souvent, comme sur les plafonds contemporains du nord de l’Italie. Le traitement abandonne progressivement l’immédiateté de la description plastique du cerne fort autour de la figure pour une recherche subtile du volume au moyen des tons dégradés. La Renaissance s’annonce. Les scènes bucoliques ou mythologiques vont bientôt se substituer à celles plus abruptes de la fin du Moyen Âge.
Des oeuvres à découvrir
Progressivement les plafonds médiévaux ont été cachés – par des repeints, souvent de simples badigeons, ou par des faux plafonds en plâtre. Un certain nombre d’entre eux, à n’en pas douter, sont toujours masqués. Est-ce leur rareté qui leur a valu le désintérêt des historiens ? Ou est-ce la difficulté de les appréhender dans les cadres habituels de la pensée moderne ? Car ce ne sont pas des chefs-d’œuvre dans le sens que les historiens de l’art donnent à cette notion. Et dans le même temps ils émanent d’entités sociales suffisamment modestes pour relever de l’ethnographie…
C’est dans cet entre-deux que depuis dix ans l’Association internationale de recherche sur les charpentes et les plafonds peints médiévaux (RCPPM) croise les recherches pluridisciplinaires pour mettre en évidence l’intérêt de ce support décoratif. Une démarche qui passe par l’étude mais aussi par la sensibilisation des propriétaires et des responsables du patrimoine à la préservation de ces œuvres fragiles dont le langage reste si humainement proche de nous.
© VMF/MAP