Elles sont officiellement 112, réparties entre le nord de l’Ille-et-Vilaine et l’est des Côtes-d’Armor. Bâties entre le milieu du XVIIe siècle et la toute fin du XVIIIe par de riches armateurs, ces maisons de plaisance se situent toutes à moins de deux heures à cheval ou par bateau de l’austère « cité corsaire » où ces « Messieurs de Saint-Malo » avaient jadis leur négoce. Baptisées « malouinières », ces demeures présentent un air de parenté bien affirmé malgré leurs différences, un style tout de rigueur et d’élégance.
Les malouinières se repèrent aisément dans le paysage lorsqu’elles sont accessibles au regard. La plupart appartiennent au « Clos Poulet », autrement appelé « pays d’Aleth », du nom du promontoire situé à Saint-Servan où naquit la ville qui allait un jour devenir Saint-Malo. Si certains puristes estiment qu’une malouinière ne peut se situer que dans l’environnement immédiat de Saint-Malo, les historiens de l’art ont démontré que le style de ces maisons, certes né dans la campagne malouine, a essaimé au XVIIIe siècle sur la rive opposée de la Rance, de Dinard au sud de Dinan. C’est pourquoi d’aucuns préfèrent aujourd’hui utiliser l’expression « maison des champs » pour définir ces demeures au style singulier.
Le papier peint de la manufacture Dufour et Leroy (1820) du grand salon de La Ville Bague représente l’arrivée de Pizarre chez les Incas. Déposé et vendu en 1972, il a été retrouvé quatre ans plus tard, très endommagé, sur le marché de l’art. Protégé au titre des Monuments historiques. il a été restauré avec soin avant de retrouver son emplacement d’origine.
Le commerce maritime – pêche à Terre Neuve, import-export en Méditerranée et le long des côtes d’Afrique, course en temps de guerre – enrichit de façon considérable les armateurs malouins à partir du milieu du XVIIe siècle. Ils prennent alors l’initiative de repousser les murs de la ville en gagnant des terres sur la mer. Cette montée en puissance inquiète le rival anglais qui se livre à des tentatives, toutes avortées, de destruction de Saint-Malo.
Louis XIV dépêche son plus grand ingénieur militaire, Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707), pour fortifier la cité et ses abords. Vauban s’adjoint les services de Siméon Garengeau (1647-1741) en 1691. Celui-ci, aidé d’une équipe d’ingénieurs – Amédée Frézier, Jean Datour, Michel Marion – va non seulement construire des bâtiments militaires mais également marquer de son empreinte les bâtiments civils et religieux. La contribution de ces hommes à l’édification des malouinières va être déterminante, même si, à quelques rares exceptions près comme à la Picaudais, on ne possède pas de plan signé de leurs noms.
L’AFFIRMATION D’UN STYLE
Les constructions sont simples mais élégantes, rythmées par des travées symétriques, donc en nombre impair. Par souci d’économie, on délaisse la pierre de taille de granit, réservée aux hôtels particuliers de Saint-Malo, pour lui préférer le moellon enduit de chaux, qui laisse apparaître les encadrements de fenêtre et les chaînages d’angle. Des bandeaux horizontaux en enduit forment de véritables trompe-l’œil. Il n’y a pas de garde-corps ouvragé aux balcons. Les appuis des fenêtres ont des légers ressauts qui forment comme des petites crossettes rappelant celles que l’on peut voir, dans Saint- Malo, à l’hôtel d’Asfeld.
La Chipaudière. Dans le jardin à la française alors en pleine campagne, l’armateur dont les bateaux parcourent le globe oublie qu’il est au bord de la mer. Trois terrasses se déploient : la première bordant la maison est agrémentée de fleurs, la deuxième forme un tapis de verdure, la troisième réunit les bas jardins autour de deux pièces d’eau, alimentées par l’irrigation naturelle des terrasses et par des canalisations souterraines en terre cuite. Le Montmarin. Cette « maison de plaisance » se démarque de l’architecture modélisée des ingénieurs, raison pour laquelle la qualification de malouinière lui est généralement refusée. La propriété a pourtant été construite et aménagée par des armateurs, dont Benjamin Dubois, qui a bâti un important chantier naval dans l’anse bordant le parc.
Au-dessus des baies et des portes, les larmiers sont fortement moulurés avec des renflements, créant un débord qui permet de préserver les contrevents de bois de l’écoulement des eaux de pluie. Des charpentiers expérimentés construisent les très hautes toitures à croupes portant pots à feux en plomb ou en terre cuite empruntés aux décors des balustrades à l’italienne. Ces derniers accentuent la verticalité des édifices en rappelant les épis de faitage des girouettes des manoirs. Les cheminées, dont la souche dépasse la crête du toit, sont épaulées de contreforts à glacis. Le modèle des lucarnes, avec leurs ouvertures en arc segmentaire coiffées d’une moulure incurvée, connaîtra un grand succès jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Cette austérité « de façade » qui est la marque de fabrique des malouinières est toujours contrebalancée par la présence d’un jardin d’agrément. Ainsi, chaque malouinière dispose d’une double orientation. Pour jouir de la vue sur son jardin, on imagine des baies en arcs segmentaires qui remplacent les linteaux droits. Cette ouverture cintrée permet à la lumière de pénétrer plus profondément dans les pièces. Mais, à la différence des « châteaux de mer » qui surgiront sur la Côte d’Émeraude à partir des années 1860, on ne recherche pas encore la vue sur la Manche.
DU VIDE-BOUTEILLES AU CHÂTEAU
Entre elles, les malouinières se distinguent davantage par leur taille que par leur allure générale, déterminée par des codes architecturaux assez précis. Il y a d’abord les vide-bouteilles, à l’image des pavillons de chasse édifiés dans bien d’autres régions. On s’y rend entre amis, on y passe quelques heures à boire une bonne bouteille – et parfois plus – avant de rentrer en ville reprendre le cours de ses affaires.
À cette catégorie se rattachent Rivasselou et le Puits sauvage qui comptent parmi les plus modestes malouinières. Rivasselou, petite « folie » construite en 1785 ne possède qu’un corps central avec une seule pièce à chaque étage. Elle est flanquée de deux ailes basses. Malgré l’étage attique, le toit malouin atténue la référence néoclassique. Environné de communs, Le Puits sauvage, édifié en 1729, constituait le coeur d’un petit domaine agricole d’un hectare clos de murs.
Les grandes malouinières révèlent, à l’opposé, la fortune et le goût parfois ostentatoire de leurs bâtisseurs. On peut à juste titre parler de château lorsqu’on découvre La Ville Bague, La Chipaudière ou Le Bos. De larges travées, de grandes ouvertures régulièrement disposées, l’alternance des pleins et des vides, la présence de pilastres et d’un bandeau en pierre de taille donnent une allure imposante à la façade sur jardins de La Ville Bague.
La Chipaudière, sa contemporaine, édifiée entre 1710 et 1720 pour le puissant armateur François- Auguste Magon de La Lande, présente une façade sur cour avec deux avant-corps. Sur sa façade arrière, l’avant-corps central à pan convexe est emprunté aux formes parisiennes telles qu’on a pu les découvrir au château de Champs-sur-Marne, à l’est de Paris. Les bandeaux, les chambranles, les chaînages des granits se détachent des crépis de chaux sans qu’aucune sculpture ne distraie l’oeil. Les cheminées à épaulement, les lucarnes de pierre, les toits ourlés de plomb et la croupe très élevée qui coiffe l’avant-corps central, telle une tour, signe la résistance des traditions locales. Mais, à Champs-sur-Marne, il y a des éléments sculptés et des balcons ouvragés qu’on ne rencontrera pas à Saint- Malo, rigueur militaire oblige !
ENTRE MER ET CAMPAGNE
Si les malouinières obéissent toutes à une même grammaire architecturale en façade, il en va de même pour leurs intérieurs. La salle à manger occupe en général l’espace central, comme en témoigne l’exemple de La Chipaudière, dont les hauts lambris des pièces à vivre sont en chêne de Norvège. Au sol, les dalles sont en marbre de Carrare et les parquets systématiquement cloutés, sans marqueterie. La Ville Bague témoigne, pour sa part, d’un souci décoratif poussé avec son papier peint panoramique représentant l’arrivée de Pizarre chez les Incas, posé dans le grand salon en 1820. À Rivasselou, les lambris du salon sont enrichis de guirlandes, rosaces, vases, trophées.
Une belle maison se doit aussi d’avoir un bel escalier. Daté de 1690, celui de La Baronnie est probablement le plus exemplaire : le mufle de lion, les chutes de fleurs et de fruits, la volute grassement sculptée, évoquent l’univers du baroque flamand et sont à rapprocher du décor intérieur de l’hôtel Marion du Fresne réalisé à la même époque à Saint-Malo par un atelier du parlement de Bretagne. Ses boiseries habillent aujourd’hui le bureau du maire de Saint-Malo.
L’EXCEPTION QUI CONFIRME LA RÈGLE
Édifié entre 1758 et 1763 à Pleurtuit pour le Malouin Pierre Aaron Magon du Bosc, Le Montmarin n’est pas une malouinière à proprement parler. La qualité et l’originalité de son architecture l’apparentent davantage à une petite folie, selon Véronique Orain, ingénieure principale à l’Inventaire du patrimoine culturel de Bretagne. Le pavillon central plus élevé, coiffé d’une toiture en carène renversée, est relié aux pavillons latéraux par deux ailes traitées comme des arcades et couronnées de balustrades. Les ouvertures sont très variées : arcs en plein cintre, fenêtres triangulaires, oculi. Les éléments sculptés ne manquent pas : bustes antiques, balustres en couronnement, ferronneries des garde-corps…
Pourtant, ce qui rattache incontestablement Le Montmarin à la centaine de malouinières répertoriées, ce sont ses admirables jardins mêlant vastes pelouses, massifs de fleurs et agapanthes en bordure immédiate de la Rance. Leur simple existence reflète un art de vivre qui est, finalement, la vraie définition d’une malouinière. C’est sans doute pour cela que ce type de demeure suscite depuis les années 1960 un regain d’attachement chez les passionnés de patrimoine.
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