Le Havre est un port maritime en eaux profondes, pouvant accueillir sans écluses les plus grands navires, quelle que soit la marée. Créés au XVIe siècle, le port et la ville ont toujours su s’adapter et suivre la course au gigantisme des navires de commerce et de passagers, saisir les fortunes du négoce et résister aux revers. Décryptage de la richesse et de la complexité patrimoniales d’une ville portuaire à l’histoire mouvementée.
En 1517, François Ier décide d’ouvrir le royaume, et sa capitale, Paris, au monde nouveau en créant le port du « Havre de grâce ». Une création devenue nécessaire puisque, à l’orée de la Renaissance, les ports médiévaux de Rouen et d’Harfleur n’ont pas le tirant d’eau permettant d’accueillir les navires de la mondialisation naissante. L’affaire est rondement menée : adjudication des travaux du port le 1er mars 1517, devis remis le 5 juillet, début des travaux en octobre de la même année. Ils dureront jusqu’en 1525. En 1540, le roi confie à l’architecte italien Girolamo Bellarmato le dessin de la ville désormais royale qu’il nomme « Françoise de Grâce », et dont le plan comprendra ville et fortifications. Le Havre marque le tournant historique de la Renaissance, où le dessin précède la réalisation.
Le port et la ville, un développement sous tension
À l’origine peuplé d’aventuriers, de colons et de marchands, Le Havre, entouré de marécages, est séparé pendant longtemps du territoire : en effet, la route terrestre entre Rouen et Le Havre ne sera réellement carrossable qu’en 1772. Les accès à la ville sont maritimes et fluviaux : Le Havre est « un port d’allège », c’est-à-dire l’endroit où les navires maritimes sont déchargés partiellement pour diminuer leur tirant d’eau et leur permettre ainsi de remonter le fleuve. Un site où les bateaux fluviaux, assurant le commerce le long de la Seine, sont également chargés.
Sous Louis XIII, Richelieu conforte le port pour la Royale, en construisant la citadelle, achevée en 1639. En 1642, le port de Brest est préféré par la marine. En 1664, Colbert remet en état le port, construit l’arsenal, et la Royale étend son emprise sur la ville au détriment des pêcheurs et des marchands. En 1727, dans un mouvement inverse, Louis XV laisse de nouveau décliner la marine. Désigné en 1787 par Louis XVI pour établir le plan d’extension du port et de la ville, l’ingénieur en chef Lamandé donne la priorité au commerce. Le port militaire passe au second rang, et sera d’ailleurs démantelé en 1814.
En 1833, le plan Lamandé à peine mis en œuvre (sa réalisation ayant été retardée par la Révolution), un autre est mis sur la planche, émanant de l’ingénieur en chef du port, Frissard. La conciliation entre l’extension portuaire et l’extension urbaine qu’il propose échoue, de sorte que les deux parties commencent à se développer séparément, jusqu’à ce que la rupture soit entérinée en 1838. Prenant le dessus, le port se lance dans la construction effrénée de bassins à flot vers l’est. La chambre de commerce est à la manœuvre, gouvernant ainsi le port pour le commerce. En 1925, le port autonome est, dès sa création, dirigé par le président de la chambre de commerce. C’est l’époque de la course au gigantisme des paquebots et la période de prospérité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale qui sera fatale pour Le Havre.
Juin 1944, la terrible épreuve
À la suite du débarquement de juin 1944, les Alliés doivent impérativement disposer d’un port pour acheminer les troupes et le matériel. Le port du Havre, le mieux placé, étant occupé par les troupes allemandes, ils décident de le bombarder. Les 5 et 6 septembre 1944 ainsi que les jours suivants, un tapis de bombes détruit totalement la ville et le port. Avec 5000 morts, des milliers de sans-abri, plus de 12 500 immeubles détruits, Le Havre sera la ville la plus sinistrée de France, et, suprême injustice, détruite par les libérateurs du pays, ce qui restera comme un traumatisme durable pour ses habitants.
Ouvert sous le Second Empire, le boulevard de Strasbourg relie le centre à la gare de chemin de fer et est bordé d’immeubles bourgeois. Certains de ces immeubles bourgeois ont abrité des sociétés financières ou de transport, comme ici la Compagnie générale de navigation. Immeuble Art nouveau situé face à la plage, rue Champlain.
Immédiatement, la reconstruction de la ville et du port est décidée. Le port tout d’abord, par ses ingénieurs qui donnent la preuve de leur puissance technocratique. La ville, par l’architecte Auguste Perret, nommé en 1945 par le ministre de la Reconstruction, Raoul Dautry. L’un des facteurs de ce choix, sans doute, a été que Perret était le seul architecte pouvant se prévaloir de disposer, au-delà de son talent reconnu, d’un atelier organisé – formé avec ses anciens élèves des Beaux-Arts où il enseignait – pour faire face à un tel défi. La dualité ville-port se radicalise, avec l’ingénieur d’un côté, l’architecte de l’autre.
Chacun fait œuvre, admirable, mais dans une complète indifférence à l’autre. Le point d’orgue de la reconstruction du port est son siège, manifeste d’architecture d’ingénieur, de métal et de verre futuriste, face à l’écriture de Perret, manifeste de béton signé par le théoricien du « classicisme structurel ».
Perret ou la poésie paradoxale du béton
Les parcelles et les alignements ayant totalement disparu, Perret mobilise l’atelier sur le dessin d’un plan entièrement nouveau de composition urbaine. Il décide d’utiliser le béton armé qu’il maîtrise parfaitement, en le laissant apparent dans ses décoffrages ou ses traitements par bouchardage ou sablage. Il introduit également le recours à des éléments préfabriqués. Cette architecture repose sur la poutre en béton armé, dont la portée optimale est de 6,40 mètres, module qui convient à l’échelle du logement, et qui constituera la trame de tout le plan de la ville, calibrant ainsi les monuments, les immeubles d’habitation et les espaces publics dans une vaste grille.
Pour les protéger des inondations, les sols sont exhaussés par le réemploi des gravats des immeubles détruits. Si le plan est impressionnant par son ampleur, l’architecture l’est tout autant, qu’il s’agisse du matériau utilisé ou de l’écriture mise en œuvre : la lumière pénètre par des fenêtres occupant toute la hauteur d’étage, comme dans les palais classiques, et les ossatures de poteaux et de poutres sont exprimées avec puissance et raffinement, alliant classicisme et expression structurelle. Perret invente le logement traversant, la cuisine ouvrant sur la salle à manger, mais aussi le remembrement urbain et la copropriété. Son dessin ne s’inscrit pas dans le parcellaire d’avant-guerre, totalement disparu. En outre, les propriétaires relogés dans ces nouveaux immeubles ne sont pas indemnisés à l’identique, par des dommages de guerre, mais reçoivent des parts de droits immobiliers dans des « Immeubles sans affectation individuelle », les ISAI.
Le classement Unesco : une réponse aux scepticismes
Cette modernité, confirmée par la construction, au cœur du centre-ville, d’un théâtre signé par le grand architecte brésilien Oscar Niemeyer, en 1982, a heurté les Havrais, nostalgiques de leur ville ancienne, qu’ils ont idéalisée sans doute à la hauteur du deuil qu’a représenté sa disparition. La critique de la ville par ses habitants comme par ses visiteurs extérieurs a été et demeure une charge lourde à porter, s’ajoutant au traumatisme social de la ville détruite.
Il a fallu la ténacité et l’intuition d’Antoine Rufenacht, après son arrivée à la mairie en 1995, pour imaginer de présenter à l’Unesco, sur une liste où figuraient déjà au titre du XXe siècle Brasilia et Tel Aviv, la candidature au patrimoine de l’humanité du centre du Havre. Pour ce faire, il s’est appuyé sur la Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) approuvée avant son élection. Une audace qui s’est avérée payante puisque l’inscription a été décidée le 5 juillet 2005, par l’assemblée générale de l’Unesco, à l’unanimité et par acclamation. Preuve magistrale de la qualité de la reconstruction imaginée par Perret en même temps que démenti aux scepticismes qui n’ont pas manqué de s’exprimer.
Le Havre et Paris, une destinée commune ?
Si la ville a enfin reçu la reconnaissance qu’elle mérite, le port ne devrait pas être en reste : fortement agrandi par les travaux de Port 2000 (visant à la réalisation, au sud des infrastructures existantes, d’un port spécifiquement dédié aux conteneurs, permettant de recevoir les plus grands porte-conteneurs longs de 450 mètres qui aujourd’hui transportent 18 000 « boîtes »), il ne cesse d’accroître son son trafic de conteneurs EVP (équivalent vingt pieds), de plusieurs millions par an. Et la course au gigantisme continue. Elle se manifeste également dans le domaine des croisières maritimes où les navires dépassent les 300 mètres de long et les 6 000 passagers. La qualité des espaces portuaires ou naturels de l’estuaire, aussi étonnants que la ville, attend encore d’être révélée.
À l’heure où 80 % des marchandises transportées dans le monde se font par voie maritime, avec une part sans cesse croissante de marchandises conteneurisées, les villes portuaires mondiales, concentrant progressivement les activités tertiaires du commerce globalisé, commandent aujourd’hui les réseaux intercontinentaux maritimes et terrestres qui gèrent des flux de plus en plus intenses. Trop éloignée de sa façade maritime, non par la distance, qui reste raisonnable, mais par des connexions insuffisantes, Paris, consciente de l’enjeu que représente sa qualification au sein du club fermé des villes-monde dotées d’une ouverture maritime, collabore depuis 2010 avec Le Havre, dans le cadre du « Grand Paris ». À terme, le développement de l’axe Seine-Paris-Rouen-Le Havre fera du Grand Paris une véritable métropole maritime, Le Havre, méritant plus que jamais son surnom de « Porte Océane », devenant le port de Paris. Le destin du Havre se conjugue donc progressivement avec celui de Paris et du pays, renouant, cinq siècles plus tard, avec le rêve de François Ier…
Au-delà de ces considérations, arrêtons-nous une dernière fois sur cette ville et son port, qui sont magnifiques. Marqués par la modernité, ils apparaissent décalés au regard des jugements habituels, fortement déterminés par l’historicité. Peut-être y a-t-il une résilience dans les gènes du Havre, qui l’armerait face aux défis. Les œuvres de Perret et de Niemeyer, les ouvrages d’art portuaires, ceux du franchissement de l’estuaire, les hangars et les raffineries sont hors d’échelle, tout comme l’est la taille des navires engagés dans une course au gigantisme. Tout ceci compose un paysage mobile et mouvant aux lumières tant diurnes que nocturnes étonnantes, rendant cette place étrange et inclassable.
© VMF/MAP
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