Édifié d’un seul jet entre 1506 et 1532, le monastère royal de Brou, à Bourg-en-Bresse, n’est pas seulement un monument élevé par amour. Il est aussi le fruit de l’histoire singulière du territoire de la Bresse dont il est devenu l’emblème et également un manifeste politique : celui de l’ambition européenne de sa fondatrice, Marguerite d’Autriche.
Au Moyen Âge, le comté de Bresse est enclavé entre le duché et le comté de Bourgogne au nord et à l’ouest, les comtés de Genève et de Savoie à l’est, la Dombes et le Beaujolais (domaines des Bourbons depuis le XIVe siècle), enfin le Lyonnais et le Dauphiné au sud. Entre Rhin et Rhône, Bourg-en-Bresse se situe au carrefour d’itinéraires reliant Mâcon, Genève, Lyon, la France, la Savoie et l’Italie.
Le toponyme Brou, dérivé du gaulois brogilo qui désigne un bois clos, révèle une origine antérieure à l’occupation gallo-romaine. Le site abrite ensuite une nécropole gallo-romaine puis mérovingienne. Non loin, une petite bourgade fortifiée, un burgus, forme le noyau de la ville de Bourg, intégrée à l’époque carolingienne à la Bresse, dans le royaume lotharingien, puis au domaine des seigneurs de Bâgé. En 1272, le mariage de la dernière héritière de la seigneurie avec le comte Amédée V de Savoie fait passer la Bresse dans le domaine des comtes de Savoie, déjà seigneurs du Bugey et du Valromey.
Entre France et Saint-Empire
Alors que la Savoie est vassale du Saint-Empire, c’est vers la France que se tourne la politique d’alliances de ses souverains. Parmi les cinq comtes puis ducs de Savoie qui se succèdent, d’Amédée VI à Amédée IX, deux prennent une Bourbon pour femme et trois épousent des princesses Valois. Cette politique culmine au milieu du XVe siècle avec la double alliance entre le dauphin Louis, futur Louis XI, et Charlotte de Savoie (1451) d’une part, et Amédée IX de Savoie et Yolande de France (1452) d’autre part. Il en va de même pour les cadets non régnants. Alors comte de Bresse, Philippe de Savoie épouse Marguerite de Bourbon et marie sa fille Louise à un Valois : elle donnera naissance au futur François Ier. Son fils Philibert accompagne Charles VIII dans la conquête de Naples en 1494, puis, devenu duc en 1497 sous le nom de Philibert II, dit le Beau, rejoint Louis XII pour son entrée à Milan en 1500.
Un projet de mariage entre Philibert II et Marguerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, émerge dès octobre 1500. Le roi de France ne s’y oppose pas, car on est alors dans un contexte de paix. Le contrat de mariage entre le duc Philibert II et Marguerite est donc signé en 1501, et prévoit pour le douaire (pension de veuve) de la princesse les comtés de Romont, Vaud et Faucigny, bientôt augmentés des comtés de Bâgé et de Bresse.
La fondation d’une princesse européenne
Née en 1480, Marguerite est princesse de Bourgogne par sa mère, Marie de Bourgogne, elle-même fille et unique héritière du dernier « grand duc d’Occident » Charles le Téméraire. Du fait du décès prématuré de sa mère alors qu’elle n’a que deux ans, Marguerite est à son tour une héritière convoitée. Son père l’unit dès 1483 au futur roi Charles VIII, qui la répudie en 1491 pour épouser Anne de Bretagne, puis en 1497 à l’infant Jean d’Aragon, héritier de la couronne d’Espagne, qui décède après quelques mois de mariage.
Elle, qui a failli devenir deux fois reine, se retrouve duchesse de Savoie et s’éprend sincèrement de son mari. Malheureusement, leur idylle, partagée entre les séjours au château de Pont-d’Ain et dans les villes de Bourg-en-Bresse, Chambéry, Genève et Turin, ne dure guère. Philibert, plus amateur de chasse que de politique, meurt prématurément en septembre 1504. Sa veuve décide d’édifier un mausolée à sa mémoire. Ce sera Brou. Dès 1505, elle obtient du pape Jules II l’autorisation d’acquérir le petit prieuré bénédictin, alors quasi à l’abandon qui s’y trouvait depuis l’an mil, et pose la première pierre de la nouvelle fondation l’année suivante.
Soudain, en septembre 1506, son frère aîné Philippe le Beau, comte de Flandre et régent des Pays-Bas pour le compte de leur père Maximilien, meurt à son tour. Maximilien la rappelle alors dans ses « pays de pardeçà » pour lui confier la gouvernance du territoire dont elle est l’héritière et seule capable d’imposer son pouvoir sur des villes souvent rebelles à l’autorité impériale. Elle conservera cette charge jusqu’à sa mort en 1530. Si elle exerce le pouvoir au nom de son père puis de son neveu, Charles Quint, Marguerite mène en fait une politique autonome visant la paix. Ainsi, elle négocie avec sa belle-sœur Louise de Savoie la « paix des Dames » (1529) qui met fin aux guerres incessantes entre leurs neveu et fils respectifs, Charles Quint et François Ier.
Parallèlement, par fidélité à son époux, mais aussi pour profiter pleinement de l’autonomie juridique et financière que lui assure son statut de veuve, Marguerite décide, en février 1509, par testament, d’être inhumée à Brou auprès de son mari, trois jours seulement après avoir été nommée comtesse de Bourgogne et de Charolais. Dès lors, la construction de Brou prend une tout autre ampleur. Pourquoi Marguerite décide-t-elle d’édifier ce temple à la mémoire de son époux, mais aussi à sa propre gloire ? Elle s’affirme ainsi comme une héritière, agissant par piété filiale et dynastique.
En 1480, sa belle-mère, Marguerite de Bourbon, a en effet émis le vœu solennel de rebâtir le vieux prieuré bénédictin si son mari Philippe de Bresse réchappait d’une maladie. Morte jeune sans que ce vœu soit réalisé, elle l’a transmis par testament à ses héritiers. Marguerite le reprend à son compte. Cette dernière montre aussi son attachement à la Bresse, dont Philibert, comme son père, avait été comte. Elle y est en outre chez elle, puisqu’elle obtient du nouveau duc, Charles III, d’y exercer pleinement le pouvoir seigneurial. Enfin, le sanctuaire se trouve ainsi implanté non loin des deux Bourgogne dont Marguerite revendique l’héritage, la Franche-Comté au nord, Mâcon et le duché de Bourgogne à l’ouest.
Les différentes dimensions politiques, locale, régionale et européenne se traduisent dans le monument lui-même, par le choix des artistes, des matériaux, des formes architecturales et de leur décor. Le monastère comporte une vaste église funéraire et trois cloîtres sur deux niveaux, uniques en France. Leur distribution révèle la vision qu’a Marguerite de la société idéale. La répartition des usages entre le cloître des hôtes avec l’appartement de la princesse, le cloître des moines avec sa salle capitulaire, et enfin le cloître des commis pour les fonctions domestiques, reflète la division de la société en trois ordres : noblesse, clergé et tiers état.
Dès 1505, des entrepreneurs locaux sont chargés d’une construction encore modeste. Cependant, l’année suivante, Marguerite confie la direction du chantier à son favori Jean Lemaire et la maîtrise d’œuvre au peintre lyonnais Jean Perréal, associé au sculpteur Michel Colombe pour la réalisation des tombeaux. Sans doute cette équipe française a-t-elle conçu et dirigé la construction des deux premiers cloîtres avant d’être écartée en 1511. Le troisième cloître, bâti l’année suivante, témoigne en effet par sa rusticité de l’intervention des seuls maîtres-maçons locaux. La même année, la princesse choisit un nouveau maître d’œuvre pour le chantier de l’église : le Bruxellois Louis Van Boghem, qui en dirige la construction de 1513 à son quasi-achèvement en 1532. Il y importe les formes du gothique brabançon et imagine la circulation qui doit permettre à la princesse d’aller et venir entre son oratoire et ses appartements, en empruntant la tribune du jubé.
Sous la conduite de Van Boghem, les artistes des Pays-Bas bourguignons se succèdent pour réaliser les ornements qui font la célébrité de Brou : on attribue désormais les merveilleuses dentelles de pierre et les élégantes statuettes gothiques des tombeaux et du retable des Sept Joies de la Vierge à l’atelier du Bruxellois Jan Borman. Les figures maniéristes des stalles sont pour leur part données au sculpteur malinois Guyot de Beaugrand, tandis que les gisants sont l’œuvre de Conrad Meit, sculpteur d’origine allemande assisté de collaborateurs italiens. Si les vitraux de l’abside ont été réalisés par des peintres-verriers de Bourg et de Lyon, l’invention des « patrons » revient à un peintre bruxellois, peut-être Jan II van Coninxloo.
Le retable des Sept Joies (en albâtre de Saint-Lothain) est situé dans la chapelle de Marguerite, à gauche du chœur. Dans la partie inférieure de la niche centrale, entre l’Adoration des bergers (à gauche) et celle des mages (à droite), Marguerite d’Autriche s’est fait représenter agenouillée à côté du tombeau vide de la Vierge. Au-dessus, une Assomption entourée d’un envol d’anges.
Les matériaux restent locaux : le monastère est construit en pierre du Revermont, en « carrons » (briques) et en tuiles confectionnées avec l’argile de Bresse et de Dombes. Les charpentes ont été confectionnées avec les chênes de la forêt de Seillon et les sapins du Bugey. Les tombeaux et le retable des Sept Joies de la Vierge sont quant à eux sculptés dans l’albâtre de Saint-Lothain, près d’Arbois. Seuls deux matériaux de prestige, réservés aux tombeaux, se distinguent par leur provenance lointaine : la pierre noire de Soignies des dalles et le marbre de Carrare des gisants.
Message politique
Dès l’extérieur, l’église affirme un message politique, qui devait être d’autant plus frappant à l’époque. Elle se dressait alors dans la campagne, isolée de la ville de Bourg que l’urbanisation a rattrapée depuis. Sa silhouette originale propre au gothique brabançon affirme le rôle de sa fondatrice aux Pays-Bas ; sa haute toiture de tuiles vernissées polychromes, caractéristique de la Bourgogne, exprime sa revendication de l’héritage bourguignon. À l’origine, le clocher était couronné par un « dôme en forme de couronne impériale, avec lanterne, globe et croix au-dessus », abattu en 1659, qui proclamait la suprématie des Habsbourg.
Vue aérienne du site. Sur la droite, on distingue une partie de l’un des trois cloîtres du monastère : le cloître des hôtes. Lui est accolé le grand cloître des moines, auquel est adjoint, en retour d’équerre, le cloître dit « de la ménagerie », réservé aux fonctions domestiques. © Ville de Bourg-en-Bresse
Le portail de la façade ouest incarne ce message. Au-dessus des saints patrons successifs de l’église, Nicolas de Tolentin, moine augustin du XIIIe siècle, flanqué des saints Pierre et Paul, figurent au tympan les statues du duc et la duchesse (refaits en 1850) accompagnés de leurs saints patrons et de leurs emblèmes. Au sommet trône saint André, patron du duché de Bourgogne. Les voussures sont ornées des trois emblèmes de Marguerite : sa devise personnelle ; le chiffre conjugal formé par les initiales P et M des deux époux réunies par un lacs d’amour ; et enfin l’emblème dynastique des ducs de Bourgogne, un briquet traversé par une croix de Saint-André.
Les emblèmes savoyards sont moins présents. Les couleurs rouge et blanc des voûtes du chœur rappellent néanmoins les armes de Savoie omniprésentes dans les vitraux généalogiques et même sur l’étendard de la Résurrection que brandit devant sa mère le Christ ressuscité. Les nœuds de Savoie en forme de 8 couché et de la devise latine (« il porte »), qui rappellent le vœu noué par les comtes à la fin du XIVe siècle de porter l’étendard de la croisade pour délivrer le tombeau du Christ, n’apparaissent qu’au voisinage des effigies du duc défunt : sur le tympan du portail ouest, sur les vitraux et autour de son tombeau.
Vue latérale du tombeau de Marguerite d’Autriche, à deux niveaux. Sous l’écu en losange de la princesse, les initiales P et M entrelacées des deux époux courent tout au long de l’arcade. Des emblèmes omniprésents dans l’abbatiale. Ce détail des choux frisés et pinacles ornant la partie supérieure du baldaquin du tombeau de Marguerite d’Autriche met en lumière l’extrême finesse du travail réalisé par les sculpteurs.
Ils ne peuvent rivaliser en nombre avec les emblèmes de la maison de Bourgogne dont Marguerite se veut l’héritière. Mais la princesse manifeste son indépendance. Comme elle l’avait prévu dès son testament, elle ne partage pas le monument de son époux, se faisant édifier un tombeau propre, en tant que fille d’empereur et duchesse de Bourgogne. C’est pourquoi son gisant arbore des attributs de souveraineté (couronne archiducale et habits cousus d’hermine et de brocart), traduisant dans le marbre les titres dont elle se pare dans ses actes : « Marguerite, archiduchesse d’Autriche, duchesse et comtesse de Bourgogne, duchesse douairière de Savoie, comtesse de Charolais, de Bresse…»
Brou après Marguerite
Après la mort de Marguerite et l’achèvement des travaux par Charles Quint, les ducs de Savoie rechignent à aider la communauté à pourvoir à l’entretien de ses somptueux bâtiments. En 1600, Henri IV met le siège devant Bourg : cet épisode se solde en 1601 par le traité de Lyon qui rattache la Bresse et le Bugey à la France. En 1658, sa fille Christine, duchesse douairière de Savoie, obtient du duc son fils qu’il cède le monastère au roi de France. L’année suivante, les augustins déchaussés de la congrégation de France, sous la protection de Louis XIV, remplacent les augustins de Lombardie. Le couvent est désormais appelé « monastère royal de Brou ».
Une partie des bâtiments du monastère devenu monument national à la Révolution est cédée par l’État à la ville de Bourg en 1922. Cela vaut aujourd’hui à l’ensemble une cogestion originale entre une collectivité territoriale et le Centre des monuments nationaux. Lui rendre sa dimension européenne est l’un des grands défis que doit relever l’équipe qui l’anime. L’ouverture, en juin 2018, des appartements de Marguerite d’Autriche aménagés en espaces d’interprétation restituant son parcours européen en constitue un premier jalon.
© VMF/MAP