Près de mille ans après la fondation du prieuré de Longefont sur les rives de la Creuse, ses propriétaires ont rebâti leur église avec ses propres pierres. Une histoire de famille, de foi et d’amour du patrimoine.
Toujours, les portes de la vieille église étaient restées fermées, murées dans leur mystère. Comme d’autres enfants avant lui, François Chombart de Lauwe avait passé et repassé le long des ruines, rêvant d’explorer ce terrain de jeu inaccessible et sacré. Puis il avait grandi. À son tour, il veillait sur ce prieuré de Longefont surplombant une boucle de la Creuse, sauvé de l’oubli à l’aube du Second Empire par son aïeul, le poète et bibliophile Prosper Blanchemain. Ses propres enfants, désormais, songeaient devant ces romantiques vestiges, accolés à leur maison de vacances. Ainsi, parmi eux, Mathilde s’imaginait elle l’église reconstruite et se voyait-elle entrer au bras de son père le jour de ses noces… La jeune fille fut hélas enlevée à l’affection des siens en 1998. Elle avait dix-sept ans. Pendant quelques années encore, le temps a continué à grignoter les pierres.
Le prieuré et son église restituée, au chevet de laquelle ont été replacés douze des chapiteaux d’origine retrouvés sur le site. François Chombart de Lauwe préside l’association des Prieurés fontevristes. Agnès, son épouse, collabore à la Fondation du patrimoine et donne des conférences relatives à l’exceptionnel chantier de restauration de Longefont.
L’hiver 2005 fut rude en Berry. Mordue par le gel, la partie haute d’une des deux portes romanes s’effondra et le bruit de sa chute résonna comme un cri d’alarme. François et Agnès Chombart de Lauwe devaient agir s’ils voulaient sauver leur ruine de l’effacement. L’abside était très dégradée, les murs d’environ sept mètres de haut qui entouraient le cloître, extrêmement fragiles. L’été suivant, aidé par son fils Jean et quelques amis, le maître des lieux commença à déblayer les gravats et les ronces… et se risqua enfin à l’intérieur de l’église prieurale. Bientôt, les pelles heurtaient des corps durs et les terrassiers amateurs, ahuris, sortaient dix-neuf chapiteaux romans, qui dormaient secrètement sous un mètre de terre. La famille, émerveillée, comprit qu’il lui était impossible de continuer seule cette aventure. « Nous avions déblayé seulement 30 m3 de terre, sur 600 m3, précise Agnès Chombart de Lauwe, et les dos de tous avaient souffert. Si nous continuions ainsi, il nous aurait fallu vingt ans ! Nous avons contacté l’entreprise de taille de pierre de Christian Polo, installée au sud de Poitiers, qui est venue nous aider. »
L’un des chapiteaux ornant le chevet de l’ancienne prieurale. Ici, un Hébreu arrachant les branches et les racines du mal de deux têtes maléfiques. L’un des chapiteaux ornant le chevet de l’ancienne prieurale. Ici, une acrobate (ou une femme folle) que des liens relient au mal. L’un des chapiteaux ornant le chevet de l’ancienne prieurale. Ici, un masque cracheur, thème courant dans l’art roman.
De nouveaux chapiteaux sortirent bientôt du sol – il y en aura quarante-huit au total – gracieusement ornés de dragons, feuillages et coquilles. Trente-six colonnes furent également découvertes dans le choeur et l’abside, en place et en bon état. « En fait, l’intérieur était mieux conservé que l’extérieur, s’étonne encore la maîtresse de maison. L’emmarchement du choeur a ensuite été dégagé, ainsi que les voussures romanes des deux portes. Un jour, nous avons découvert l’autel maçonné, et sa table… » Chaque pierre fut soigneusement déposée dans un lapidaire créé par la famille. Qu’allait-elle en faire ? Vendre le tout à un collectionneur américain ? Le donner à un musée ? Agnès et François Chombart de Lauwe s’interrogèrent. Et s’ils remettaient les pierres à leur place, tout simplement ? S’ils restituaient cette église dont leur fille avait rêvé ? Seulement, avaient-ils les moyens financiers de s’aventurer dans un tel chantier ?
Huit ans de chantier
Finalement, en 2007, ils décidèrent de se lancer, épaulés par Bernard Ruel, architecte du patrimoine à Blois, dans l’anastylose de l’église, c’est-à-dire sa reconstruction avec ses propres pierres. Il leur faudra huit ans pour y parvenir. Ils ont choisi de couvrir la nef d’une charpente, dont les fermes apparentes sont en chêne et le parquetage en châtaignier. Une voûte chaulée surplombe le chœur et l’abside… Les heureux dépositaires de ce trésor sacré en ont profité pour affiner les recherches que la famille avait déjà effectuées sur l’histoire du prieuré. S’il ne possède aucune archive architecturale sur l’église elle-même, François Chombart de Lauwe s’était déjà intéressé à l’épopée des moines et moniales de l’ordre de Fontevrault ainsi qu’à la spiritualité de leur fondateur, Robert d’Arbrissel. D’après les archives départementales de l’Indre, le sieur Pierre Isambert avait donné à ce dernier, en 1100, les terres et le domaine de Longefont. Riche d’une source, la « Font-Bleue », qui y jaillit encore, l’Abbatia Longi Fontis fut presque toujours occupée par des femmes.
Les premiers siècles furent prospères, les terres et les bois affluant des différentes familles nobles voisines, ainsi que des tonneaux emplis de grains, un cellier, un serf… La vie au prieuré pendant la guerre de Cent Ans n’a toutefois laissé aucune trace. Au XVIe siècle, les troubles incessants entre protestants et catholiques dans le Berry l’affaiblirent considérablement. Ce malgré la lettre de sauvegarde octroyée en 1589 par Henri de Navarre, quelques mois avant qu’il n’accède au trône de France, stipulant : « Il est expressément défendu à tous chefs et conducteurs de gens de guerre, tant à cheval que de pieds, leurs lieutenants enseignes et soldats, de ne loger, souffrir être logés, aucuns desdits gens de guerre, au Prieuré de Longefont dépendant de l’Abbaye de Fontevrault, ni en celui-ci, ni en métairies-granges et lieu dépendant d’y-celui, en et sous notre protection et sauvegarde… » En 1638, un incendie criminel fit fuir les religieuses, d’abord au château de Cors, puis, en 1641, dans un nouveau couvent bâti à l’emplacement de celui d’Argenton-sur-Creuse.
Le jardin de l’ancien cloître et les communs aperçus depuis la terrasse des bâtiments conventuels, en ruine aujourd’hui. Vue du choeur roman de l’église et de sa voûte en cul-de-four chaulée. La voûte de la nef a été construite en chêne et en châtaigner. Excepté celles hautes soutenant les arcs doubleaux, toutes les colonnes ont été retrouvées sous la terre qui comblaient les ruines de l’ancienne église.
Huit ans plus tard, en pleine Fronde, la Grande Mademoiselle, qui voulait récupérer son domaine d’Argenton, envoya son capitaine des gardes expulser les moniales. Celles-ci se retrouvèrent manu militari installées dans deux carrosses et une charrette en direction de leur ancien prieuré qu’elles décidèrent de restaurer. Sans doute bâtirent-elles l’actuel manoir prieural, que les archives datent de 1702. À la Révolution, ces dames quittèrent les lieux ; le monastère fut vendu comme bien national en 1793 et 1796. L’église y fut décrite pour la seule fois de son histoire : « La ci-devant église servant à la ci-devant communauté de Longefont, laquelle en voûte de pierre et consiste dans la nef et ci-devant chœur des dites religieuses avec plusieurs stalles en bois, deux cadres de bois et un hotel [sic] avec son tabernacle doré, le tout en assez bon état dans le dedans, quant à la couverture, elle est en très mauvais état de réparation et le clocher en ruine… »
Coup de cœur
Le prieuré passa entre plusieurs mains avant que Prosper Blanchemain l’achète vers 1855. Cet érudit, auquel on doit entre autres une édition annotée des oeuvres complètes de Ronsard ou de Louise Labbé, avait grandi à Rouen, la ville aux cent clochers, dont les rues étaient encore inchangées depuis le Moyen Âge. Ce prieuré esseulé et son église en ruine lui plurent infiniment. Il fit du premier un petit castel romantique avec tourelles au goût du jour et rehaussa la maison du prieur. Son fils Paul recueillera plus tard le témoignage d’un habitant du village prouvant que l’église était encore debout en 1830.
Presque deux cents ans plus tard, voici l’église romane redevenue un lieu de culte. Le 5 août 2015, le père abbé de Notre-Dame de Fontgombault a reconsacré l’autel et célébré la première messe dans la nouvelle église, pendant que s’élevaient les voix grégoriennes des chantres de la cathédrale de Bourges et l’Ave Maria chanté par Irène, une des filles d’Agnès et Françoise Chombart de Lauwe. Derrière elle, sur un des six délicats vitraux dessinés par Pierre Le Cacheux et taillés par l’atelier Loire Chartres, la lumière jouait avec les cheveux d’or d’une toute jeune fille accueillie par les bras de la Vierge.
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