Sauvé par de courageux propriétaires qui en firent l’acquisition en 1997, le château de Fléchères, à Fareins, a révélé dans les années qui ont suivi un trésor ignoré : un cycle décoratif peint à fresque, caché dans une douzaine de pièces de cette vaste et imposante « maison des champs » de la haute société lyonnaise. Depuis 1998, leur restauration progressive dévoile ce précieux joyau de la Dombes.
Il suffit à l’amateur curieux de voir ou revoir Le Diable par la queue, de Philippe de Broca (1969), pour s’en convaincre : pas de traces, à cette époque, d’un décor mural à fresque dans le château, choisi pour son état de délabrement comme décor à cette comédie qui rassemble Yves Montand, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle. Trois décennies plus tard, après plusieurs occupants et malgré un classement d’office parmi les Monuments historiques le 11 juillet 1985, c’est une demeure en péril qu’acquièrent deux passionnés, Marc Simonet-Lenglart et Pierre-Albert Almendros.
Une majestueuse « maison des champs »
Même en mauvais état, Fléchères est alors encore un édifice imposant en pierre jaune du Beaujolais, qui tranche avec les autres châteaux de l’ancienne souveraineté de Dombes, généralement construits en brique rouge. Passé un fossé en eau, souvenir du passé militaire du site, un castelet d’entrée fortifié, vestige du château antérieur, donne accès à une cour intérieure au fond de laquelle se dresse la haute silhouette du corps de logis principal de trois niveaux couronné d’une haute toiture à la française ouverte de grandes lucarnes. Ce corps de logis est flanqué de deux ailes plus basses, cantonnées de deux tours. Une terrasse donne ensuite accès au parc par un escalier à double volée.
Le château de Fléchères est construit sur les bases d’une maison forte médiévale. L’élévation particulière du corps de logis central s’explique par la présence d’un temple protestant de 250 mètres carrés au dernier étage de celui-ci. Trois fausses lucarnes, elles aussi très grandes, rythment le toit. Elles symboliseraient la Trinité.
Un an après l’acquisition du château, alors que débutent des travaux de restauration avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles, un décor mural est identifié sous les lambris ou les enduits de l’escalier monumental et de plusieurs pièces des appartements intérieurs. Peu à peu dégagé et restauré par Jean-Yves Bourgain, ce décor étonne par le recours à une technique extrêmement rare en France. Il s’agit en effet non pas de peintures à la détrempe, technique habituelle dans la région, mais bien de fresques, c’est-à-dire de pigments dilués posés sur un enduit frais (affresco, littéralement « dans le frais »). La présence de cette technique purement italienne dans la demeure, élevée à l’emplacement d’un château plus ancien en quelques années seulement après son acquisition en 1606, interroge.
Une des figures monumentales de soldats des années 1580 de la chambre de la Parade qui reprennent les compositions gravées de Jacques De Gheyn II (Jacob De Gheyn le Jeune) d’après Goltzius à l’effigie des gardes de l’empereur Rodolphe II. Un autre soldat peint dans les années 1580 de la chambre de la Parade, sur le modèle des gravures de Jacques De Gheyn II (Jacob De Gheyn le Jeune) d’après Goltzius.
Si l’architecte, faute d’archives exploitables, en est encore inconnu à ce jour, on en connaît le commanditaire, Jean Sève. Né à Lyon en 1561, issu d’une lignée de marchands et de magistrats lyonnais, il devient échevin de Lyon en 1601 et accède à la noblesse l’année suivante. À ce noble récent il faut les attributs de son nouveau rang, et le château en fait partie. Mais si Jean Sève reconstruit Fléchères, c’est son héritier, son cousin germain Mathieu de Sève, alors prévôt des marchands de Lyon, qui est le probable commanditaire du décor, vers 1631. Toutefois, lors de la découverte du décor, aucune archive n’était venue livrer le nom du peintre auprès de qui la commande avait été passée.
L’oeuvre de jeunesse d’un peintre lucquois
Assez logiquement, les recherches se sont rapidement dirigées vers les artistes italiens ayant séjourné dans le Lyonnais autour de 1630. Les intuitions pionnières de Paolo Dal Poggetto et Roberto Contini sont confirmées et publiées en 2002 par Jean- Christophe Stuccilli. Les fresques sont dues à un peintre italien, Pietro Ricchi. Né à Lucques en 1606, formé à Florence par Domenico Cresti, dit le Passignano, puis à Bologne par Guido Reni, on lui connaissait un séjour français en 1630-1634, avant son retour en Italie où il travailla à Milan, Brescia, Trente, Venise, Vicence, Padoue et enfin Udine, où il mourut en 1675. Filippo Baldinucci (1625-1697), un peintre et historien de l’art florentin, mentionne dans un ouvrage le travail de Pietro Ricchi dans un château des environs de Lyon, nommé « Flesceria ». La lecture de Baldinucci amène également à penser que Ricchi pourrait avoir bénéficié, à Fléchères, de l’aide d’un autre peintre de Lucques, Paolo Biancucci.
Plusieurs salles porteuses de ce décor désormais attribué de façon très étayée sont aujourd’hui visibles. Au rez-de-chaussée du corps de logis, outre une chambre dite des Châteaux, partiellement dégagée et ornée d’éléments architecturaux, un grand salon, rebaptisé antichambre des Chasses, sans doute une ancienne salle dédiée aux repas, représente des scènes cynégétiques. De tels sujets sont fréquents dans les demeures aristocratiques, puisqu’ils évoquent un passe-temps réservé à la seule noblesse, et qui était sans doute pratiqué par les Sève dans leur grand domaine boisé de Fléchères.
À l’étage noble, toutes les compositions s’organisent sur des panneaux délimités par des architectures en trompe-œil. Stylobates, colonnes ou pilastres, frises sculptées, encadrements de porte sont tous porteurs de décors très abondants : grotesques, cartouches, arabesques… Dans l’aile est, la chambre des Vertus montre des panneaux représentant des figurations en trompe-l’œil des vertus cardinales : Justice, Force, Tempérance et Prudence.La salle des Perspectives, quant à elle, pousse très loin le trompe-l’œil, en créant, dans les panneaux toujours définis par une architecture feinte, des perspectives architecturales très accentuées aux accents maniéristes.
La façade sud donnait au XVe siècle sur un grand parterre en terrasse, encadré de bosquets. Remis en état comme le château par Marc Simonet-Lenglart et Pierre-Albert Almendros, les jardins sont aujourd’hui plantés de topiaires en buis et en if. L’escalier monumental rampe sur rampe en pierres de taille, dit « vide à la moderne » à l’époque de sa construction, dessert les différents niveaux du corps de logis principal. Il est lui aussi couvert de décors, qui restent à restaurer.
Dans l’aile ouest, la chambre d’Hercule conserve huit panneaux d’un cycle consacré à la vie du héros grec – et non pas à ses seuls travaux. Ils représentent Hercule terrassant l’Hydre de Lerne, domptant le taureau de Crète, transportant deux colonnes pour construire le futur temple du détroit de Gadès – les fameuses « colonnes d’Hercule » – ou encore mourant sur le bûcher en tenant la tunique de Nessus… Certaines scènes sont rares, mais figurent dans la suite d’estampes Les Douze Travaux d’Hercule du graveur Heinrich Aldegrever (1550). Même si elles présentent une lointaine parenté avec cette série, les peintures de Ricchi à Fléchères semblent bien être des compositions originales.
Immédiatement après s’ouvre la chambre de la Parade, ainsi nommée depuis la découverte de plusieurs panneaux encadrés par des colonnes et représentant dix soldats portant armes ou instruments de musique : tambour, porte-drapeau, piquiers, hallebardiers, mousquetaires…
Les autres fresques du château sont encore en attente de restauration (ainsi dans le cabinet de la Fortune, situé dans l’une des tours d’angle, ou dans un probable oratoire situé entre la salle des Perspectives et la chambre des Vertus) ou sont encore largement dissimulées par les aménagements des XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, dans le grand salon qui occupe tout le premier étage du corps de logis, les boiseries du XIXe siècle dissimulent-elles un nouveau décor, de paysage cette fois, s’ouvrant derrière de hautes colonnes de marbre vert.
Les clefs d’un décor à message
Dans ce château de représentation où une aristocratie récente s’invente une histoire, un décor peint d’une telle ampleur véhicule nécessairement un message à destination des hôtes de la demeure. Il a été proposé de voir dans le choix d’un artiste italien la conséquence et le reflet de la construction d’un lignage fictif des De Sève avec une famille aristocratique italienne, les marquis de La Seva, originaires du Piémont.
L’interprétation de ce décor progresse au fur et à mesure des découvertes, des restaurations et des recherches universitaires. Certaines sources iconographiques ont pu être identifiées. Ainsi, les scènes de chasse dérivent de recueils de gravures d’Antonio Tempesta (1595 et 1598), et les perspectives architecturales des recueils d’ornements du graveur hollandais de Hans Vredeman de Vries.
Autre source indiscutable, la suite de douze planches de Jacques De Gheyn II, gravée en 1587 d’après Hendrik Goltzius, reprise pour les soldats de la chambre de la Parade. Il a été proposé d’y voir une évocation de la « Grande Entrée » d’Henri IV à Lyon en 1595, un an après les soulèvements contre la Ligue catholique, auxquels Jean Sève participa activement. Monument majeur de la Dombes et du Pays d’art et d’histoire de Dombes-Saône Vallée, le château de Fléchères, ouvert au public par ses propriétaires, attire chaque année un nombre croissant de visiteurs, séduits par le caractère singulier de cet édifice et de ses peintures uniques en France.
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