D’une invention fortuite, la double fermentation du vin, la Champagne a fait un vecteur de luxe et de fête, désormais pluri-séculaire. Dans le même temps, l’industrie du champagne a généré un patrimoine architectural d’une qualité exceptionnelle. Un détour par Reims met en évidence l’ampleur de la réserve patrimoniale que constituent les maisons de champagne, concentrées sur la colline Saint-Nicaise et le boulevard Lundy.
Au XVIIIe siècle, une invention qui sera perfectionnée au cours du siècle suivant, aboutit à la création d’un produit industriel nouveau : le champagne. Celui-ci transformera en profondeur les pratiques agricoles, les systèmes de production et l’image même de l’acte de l’art de boire du vin. Aucun des espaces de la Champagne n’a pu vivre et se développer à l’écart de ce phénomène d’ampleur : sans cette nouvelle industrie, on ne comprendrait pas l’expansion de villes comme Reims, Épernay ou Châlons, ni la révolte vigneronne de 1911, provoquée entre autres par un conflit sur la délimitation de l’appellation.
Un vin d’assemblage
La légende nous apprend que Dom Pérignon, moine de l’abbaye d’Hautvillers, eut l’idée de soumettre le vin qu’il récoltait à une double fermentation. C’est oublier qu’en Italie ou dans le sud de la France, les vins deviennent naturellement pétillants. Dom Pérignon en aurait fait l’expérience directe, à Limoux, avec la fameuse blanquette, dont il aurait adapté le principe. Mais le succès de l’astucieux moine peut-il s’expliquer indépendamment d’un contexte particulièrement porteur ? Reims, en effet, a toujours entretenu des relations étroites avec l’Angleterre, où elle exportait le vin depuis toujours, ainsi qu’avec l’Allemagne, où elle vendait traditionnellement sa laine.
Au XVIIIe siècle, l’Angleterre de tous les plaisirs adopte la nouvelle présentation, émoustillante et raffinée, du vin de Champagne. Dans le même temps, les Rémois commercialisent auprès des Allemands leur vin avec leur laine, au point que, rapidement, le champagne déclasse la laine sur les marchés. Enfin, Paris adopte le champagne pour les fêtes, et les témoignages sont nombreux, au XVIIIe siècle, de cet engouement. Alors que l’on attribuait des vertus thérapeutiques aux vins rouges, le champagne est adopté pour le plaisir.
Comment se fabrique ce breuvage ? Les raisins sont issus des villages établis au pied du talus qui festonne du nord au sud, traversant la Marne, l’Aube et une partie de la Haute-Marne. Ils sont le plus souvent travaillés dans les « maisons », en ville. C’est le mélange opéré par le chef de cave qui donne sa personnalité au vin. La réception du raisin et l’expédition des bouteilles ont donné lieu à des constructions particulières, de vastes halles pour lesquelles les armatures métalliques ont été mises à contribution. Chez Pommery, à Reims, l’ancienne halle d’expédition du cellier Carnot présente une architecture intérieure soignée, faite d’une seule arche soutenue par des fers ajourés, sans colonne intermédiaire. C’est aujourd’hui le hall d’accueil et le point de départ des visites.
L’évolution technique a aussi pénétré les caves de Champagne. Aux fûts de chêne, utilisés de façon exceptionnelle aujourd’hui, ont succédé les cuves en béton, puis, récemment, en inox. Là encore, l’aménagement rationnel de la production s’est fait en respectant le contexte architectural et historique. Chez Pommery, l’aménagement est d’autant plus réussi qu’il a été difficile à réaliser. Pour respecter les volumes de l’édifice, on a eu l’idée de surcreuser le sol, mais il a fallu consolider la base et éviter les effondrements, car la grande tonnellerie, tout comme le reste des bâtiments, repose sur des crayères, donc sur du vide ! Les grands fûts de chêne ont eu cependant un rôle promotionnel au XIXe siècle, particulièrement lors d’expositions universelles, comme en témoigne le superbe foudre de Gallé conservé chez Pommery.
Les caves de la maison Taittinger, qui a succédé à la maison Forest-Fourneaux, fondée en 1734. Elles occupent des crayères aménagées par les moines de l’abbaye Saint-Niçaise, au XIIIe siècle. Au fil des galeries, on découvre des niches où s’empilent des milliers de bouteilles. © Françoise Durand Détail du système de crémaillères des caves Pommery, qui ne comptent pas moins de 18 kilomètres de galeries !
Les Crayères, cathédrales souterraines
La maturation et la conservation du vin se font dans un espace particulier qui est celui des caves de craie creusées dans la roche. À Reims, ce sont les crayères, vastes souterrains naturels dont l’exploitation de la craie a probablement agrandi les espaces. Ces « carrières », qui dateraient de l’époque antique, sont aménagées en caves dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elles sont fraîches, à température constante, et vastes : conditions idéales pour faire vieillir le vin. De plus, elles sont profondes d’une trentaine de mètres et spectaculaires comme des cathédrales d’un autre temps !
À elles seules, les caves de champagne de Reims sont un patrimoine très particulier, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Parmi les plus notables, il faut citer celles du champagne Ruinart et celles de la firme Pommery, récemment rachetée par Vranken. Ses vastes réseaux de galeries naturelles ont été complétés dès les années 1870 par un réseau de galeries excavées et maçonnées par des spécialistes du creusement des mines que Mme Pommery avait fait venir du Nord.
Le vin produit et entreposé devait se vendre. S’il reste peu de témoignages des boutiques ou des commerces d’autrefois, les étiquettes des bouteilles sont, elles, conservées. Le champagne a également bénéficié de la publicité, qui, avant d’être un mode de représentation, a été un argument de vente. Enfin, le meilleur diffuseur du champagne a été sans conteste le cinéma. Apparu au moment où la culture mondiale est avant tout française, le 7e art popularise le champagne. Cette publicité indirecte, mais organisée et efficace, associe étroitement la boisson au luxe et au plaisir, imposant partout l’idée que nulle fête ne peut se célébrer sans faire sauter le bouchon.
Reims, ville du champagne
À Reims, berceau du champagne, il faut interroger l’espace urbain pour retrouver une chronologie cohérente de l’évolution de la filière, dont les débuts ont été fort modestes. On a peine à imaginer aujourd’hui que Reims, grande ville de la laine, pratiquait la commercialisation du champagne comme une activité d’appoint.
Les bouteilles étaient entreposées dans les caves avec les ballots de laine et elles étaient vendues par le biais des circuits qui permettaient l’écoulement des produits textiles. Ces mêmes négociants vont, au fil du temps, choisir le champagne plutôt que la laine, parce qu’ils accompagnent, intuitivement ou non, la demande. De surcroît, lorsqu’ils comprendront que le XIXe est celui de la révolution du goût, privilégiant désormais des boissons moins sucrées, ils feront la promotion du champagne brut. Le patronat du champagne est renforcé par des gens venus d’Outre-Rhin, que le métier attire.
Très vite, les négociants se trouvent à l’étroit dans la ville ancienne et quittent le centre, où rien, aujourd’hui, n’évoque plus leur activité. L’extension se fait dans deux directions : la butte Saint-Niçaise, aux portes de la ville, qui est investie pour ses crayères monumentales, et le boulevard Lundy, parce qu’il conduit directement à la gare. Ces deux pôles, aujourd’hui encore, concentrent l’essentiel des maisons de champagne. Près du boulevard Lundy, les maisons de champagne se mêlent aux hôtels particuliers, composant ainsi un quartier d’un grand raffinement. La colline Saint-Niçaise mérite le nom de colline inspirée. Y voisinent en effet la verrerie Charbonneaux (au rôle fondamental pour les maisons de champagne), certaines des maisons les plus célèbres (Ruinart, Pommery), le parc Pommery (à l’origine créé pour le bien être des ouvriers de l’entreprise), et la cité-jardin emblématique du Chemin-Vert.
Le temple protestant a été rebâti en 1921 par Charles Letrosne dans le style néogothique. Il témoigne de la vigueur de la communauté réformée, constituée des fondateurs de maisons de champagne d’origine allemande, mais aussi d’Anglo-Saxons œuvrant dans l’industrie textile. Dû à Henri Menu, le vitrail éclairant le chœur du temple représente quatre réformateurs : Théodore de Bèze, Farel, Calvin et sans doute Zwingli. Les murs du cloître jouxtant le temple sont ponctués de plaques rendant hommage aux héros de la Grande Guerre appartenant à la communauté protestante de Reims.
Protestants et francs-maçons dans la ville des sacres
Venus de la vallée du Rhin, où existe déjà un vignoble, ils sont souvent cavistes, représentants ou chefs de cave. Leur compétence leur permet de se hisser rapidement jusqu’aux plus hautes sphère : ainsi, Édouard Werlé (1801-1884), entré chez la veuve Clicquot comme stagiaire et qui devient son associé. On peut citer également les Mumm, Krug, les Heidsieck, Roederer ou encore les Deutz et autres Bollinger, qui fondent tous des maisons de grand renom. C’est à eux – mais pas seulement, il faut aussi penser au patronat textile – que l’on doit la présence du temple du boulevard Lundy.
À leur côté, et avec eux, le noyau des francs-maçons s’est aussi fort développé. Parmi les plus célèbres, Henry Vasnier (1832-1907), le fidèle directeur commercial de Mme Pommery, dont l’enterrement fit sensation, car les quatre cordons du poêle étaient tenus par quatre francs-maçons notoires, dont un Pozzo di Borgo. Dandy et grand collectionneur d’art, Henry Vasnier avait légué sa collection privée à la ville de Reims qui en fit la base de son musée des Beaux-Arts d’aujourd’hui.
L’hôtel de Brimont, situé 34, boulevard de Lundy, à Reims, fut construit en 1896 par le vicomte André Ruinart de Brimont. Il ne subit pas de gros dommages durant la Grande Guerre et fait partie des 6 247 maisons réparables de la ville. La demeure a été rachetée et restaurée en 2009 par la maison Jacquart, pour y installer ses bureaux.
L’opulence tranquille des maisons
Contrairement à ce que l’on observe dans d’autres régions viticoles, les maisons de champagne sont rarement des « châteaux ». Il en existe, comme les Crayères à Reims (résidence champenoise des Polignac, descendants de la veuve Pommery) ou à l’extérieur de la ville, le château de Saran à Chouilly (propriété de Moët et Chandon), ou la Marquetterie à Pierry (propriété de la famille Taittinger), mais ce sont avant tout des lieux pour recevoir des hôtes de marque. L’acte de naissance d’une maison de production de champagne est essentiellement bourgeois, quand bien même les descendants du fondateur s’allient à la noblesse.
Porte ouvrant sur le bâtiment d’embouteillage des caves Ruinart. Au sommet, les initiales « R P F », pour Ruinart Père et Fils, ainsi qu’une girlande composée de grappes de raisins. Détail du décor d’inspiration XVIIIe de l’hôtel de Brimont, qui fut la propriété d’André Ruinart et abrite aujourd’hui les bureaux des champagnes Jacquart. Ce bas-relief, réalisé pour les caves Pommery par Jean Barrat en 1986, représente Louise Pommery. Il vient compléter l’ensemble de quatre bas-reliefs monumentaux commandés au sculpteur Gustave Navlet par Louise Pommery dans les années 1880.
L’architecture du champagne s’en ressent, et le type que l’on rencontre le plus fréquemment dans la région est la maison de bourg, à forte toiture, entre cour et jardin, cossue, parfois de grande dimension. Ces demeures, quand elles ont échappé aux destructions de la Première Guerre mondiale, datent pour leur plus grand nombre de la seconde moitié du XIXe siècle. De telles maisons répondent à trois impératifs : loger la famille entrepreneuriale ou du directeur, offrir des espaces pour la fabrication et la conservation du vin, et servir de support à la commercialisation du produit. La première fonction a aujourd’hui disparu, remplacée par l’accueil des touristes. Il est vrai aussi que, le succès aidant, les familles propriétaires se sont fait bâtir des maisons confortables, comme celle de Mme Pommery à Chigny-les-Roses.
Ayant rencontré un grand succès dans le négoce du champagne en Grande-Bretagne, Mme veuve Pommery a souhaité honorer sa clientèle britannique en faisant élever, entre 1870 et 1878, un ensemble de bâtiments de style Tudor, toujours en fonction aujourd’hui. Chez Pommery, les architectes Charles Gozier et Alphonse Gosset se sont inspirés des châteaux écossais d’Inveraray et de Melerstain. Ici, l’entrée du cellier Carnot (1878), baptisé en hommage au président de la République, qui visita le site en 1891.
Quoi qu’il en soit, on retrouve toujours, dans la « maison de champagne », la grande porte décorée souvent de fer forgé qui ouvre sur la cour et donne accès à la maison d’habitation, les caves et les bureaux. Derrière la maison d’habitation, se trouve, dans presque tous les cas, le jardin d’agrément, le plus souvent à l’anglaise.
Un manifeste au service de la marque
À Reims, l’ensemble architectural le plus éloquent est celui du domaine Pommery, rebâti à l’identique après la Première Guerre mondiale. Au lendemain du conflit, les maisons de champagne choisissent de se reconstruire en adoptant les canons architecturaux et décoratifs du moment. Seule la maison Pommery décide de retrouver le programme qui avait été choisi par l’illustre fondatrice, laquelle, avec son sens inné de la publicité, avait fait de l’architecture, selon son descendant direct, Alain de Polignac, un vrai manifeste au service de la marque. Visibles de toutes parts, les trois étapes de la construction se développent devant le visiteur : le cellier Carnot, le premier d’inspiration néo-Tudor, marque l’entrée des caves. Plus grand que le précédent, le cellier Jeanne-d’Arc adopte des allures néo-médiévales. Vient enfin la grande tonnellerie, une vraie usine de style anglais, couronnée autrefois par la vapeur qui sortait de ses cheminées. Édifié entre 1870 et 1890, le tout constitue un ensemble somptueux et d’une grande qualité.
Bien que dépecé dans les années 1980, l’ancien domaine Pommery reste lisible dans sa configuration initiale : la villa « Cochet », construite au début du XXe siècle, de style Art nouveau, était destinée au directeur des caves, Henry Vasnier. Depuis le premier étage, il avait une vue panoramique sur tout le domaine. Après de longues années d’abandon, cette maison, qui a bénéficié d’une restauration exemplaire, sert d’écrin au champagne Demoiselle, produit par Vranken, actuel propriétaire des caves Pommery.
Dans le prolongement, se trouve le château des Crayères, construit pour Louise de Polignac, fille de Mme Pommery. Plus loin encore, le parc Pommery – rebaptisé depuis « parc de Champagne » – créé à l’initiative de Melchior de Polignac, pour le délassement de son personnel et l’apprentissage des sports, est un lieu sans équivalent en matière d’innovation sociale.
De fameuses figures
Le triomphe de la liqueur à bulles est favorisé par des figures hautes en couleur. Des femmes se sont illustrées dans cette activité, comme Barbe Nicole Ponsardin (1777-1866), la célèbre veuve Clicquot, ou Mme veuve Pommery (1819-1890). À un demi-siècle de distance, ces deux femmes ont des trajectoires individuelles exceptionnelles et font des choix analogues : une attitude courageuse lors des occupations de 1814 ou 1870, un vif sens commercial, une grande dignité de conduite, le goût des « coups médiatiques », dirait-on aujourd’hui…
Façade sur jardin de l’hôtel Ponsardin, bâti en 1780 par Nicolas Ponsardin. La demeure est passée ensuite à sa fille, la célèbre veuve Clicquot-Ponsardin. Elle abrite aujourd’hui les bureaux rémois de la Chambre de commerce et d’industrie de la Marne en Champagne. Édouard Werlé a acheté le pavillon de Muire (1565) en 1846 pour la maison Clicquot, dans le but d’utiliser ses caves. Situé à l’angle des rues du Marc et Linguet, il appartient encore aujourd’hui aux champagnes Veuve Cliquot Ponsardin. Construit en 1840 pour Édouard Werlé, associé de Mme Clicquot et futur maire de Reims (1852-1868), l’hôtel du Marc a été entièrement restauré entre 2007 et 2011. L’édifice de style néoclassique accueille aujourd’hui les hôtels de prestige de la maison Veuve-Clicquot, ainsi qu’une collection d’art contemporain.
On se souvient de Mme Pommery, achetant Les Glaneuses de Millet pour les offrir au musée du Louvre, démentant par ce geste la rumeur de faillite qui courait sur sa firme. Elles furent secondées par des directeurs d’entreprise de haute volée, comme Édouard Werlé ou Henry Vasnier, qui figurent parmi les artisans du succès inouï de cette boisson, imitée, concurrencée, soigneusement protégée par un arsenal de lois afin que le champagne reste toujours un produit unique et convoité. Les biographies des grands fondateurs sont rares et le plus souvent hagiographiques. La « geste » du champagne, à travers ses principaux acteurs, reste encore à écrire.
La bouteille de champagne : solide, ventrue et ficelée
Le champagne, c’est d’abord du vin dans une bouteille, qui répond à un cahier des charges : pouvoir transporter et conserver le précieux liquide effervescent. Afin d’éviter tout risque d’explosion, fréquent à ses débuts, on s’oriente progressivement vers une bouteille lourde, ventrue et dont le « cul » est en creux, ce qui lui permet de résister à la pression des gaz de fermentation.
À Châlons, l’industriel du champagne, Jacquesson, invente le muselet en fil de laiton qui fixe le bouchon de liège, plus efficace que le bouchon d’étoupe précédent. Ce matériau indispensable est à l’origine d’une vraie aventure démographique et commerciale peu connue : l’émigration catalane à Reims et Épernay. En effet, les maisons de champagne s’approvisionnent dans la région de Palafrugell, non loin de Gérone. Des familles catalanes ont l’idée de venir s’implanter en Champagne, directement sur les lieux de la commercialisation et y font souche. Certains des bouchonniers d’aujourd’hui, comme les Oller ou les Barangé, sont leurs descendants directs. L’implantation catalane explique en partie le fait qu’une maison viticole catalane célèbre, Freixenet, ait acquis en 1985 la maison Abelé de Reims.
Parallèlement à la bouteille, ce sont les techniques du remuage qui vont évoluer et aboutir à l’invention des tables spéciales, aujourd’hui complètement automatisées. Enfin, d’autres inventions vont rationaliser le travail en cave, à l’instar des crémaillères qui permettent de monter et de descendre les bouteilles et dont il reste des rails et une partie du système visible chez Pommery.
© VMF/MAP
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