Secoués par la crise sanitaire et économique, la plupart des propriétaires de monuments ou de jardins ouverts à la visite font face avec courage, quelle que soit la taille des lieux sur lesquels ils veillent. Chacun à leur manière, ils n’ont qu’une envie : accueillir, et partager à nouveau la beauté de ces lieux avec le public.
« Nous avons la chance de posséder un espace naturel et nous voulons accueillir du public le plus tôt possible pour répondre à l’envie de la population qui a été confinée en ville, pour l’aider à amoindrir les effets du confinement, pour participer à l’apaisement dont les Français ont besoin. » Urgence sanitaire oblige, Géraud de Laffon n’a pas pu ouvrir le domaine de Gizeux, en Indre-et-Loire, au 1er avril 2020, comme prévu. Et sa situation économique risque de devenir très difficile, si son département ne bénéficie pas de la précieuse pastille verte à partir du 11 mai.
Et pourtant, c’est aux autres, à ceux moins bien lotis que lui que Géraud de Laffon pense d’abord. « Il me semble que nous avons un véritable rôle social à jouer dans cette crise, précise-t-il. Si nous pouvons ouvrir au moins le parc, nous le ferons, même si nous n’avons qu’une clientèle locale. Nous y organisons de grandes chasses au trésor et je me dis que c’est important pour les familles. Cela peut permettre de renouer le lien entre grands-parents et petits-enfants, qui ne se sont pas vus pendant deux mois. Comme l’activité est extérieure, en portant des masques et en respectant les distances de sécurité, il n’y a pas de risques. »
Le château de Gizeux, où vivent Géraud et Stéphanie de Laffon, possède 8 000 m2 de surface, et deux galeries de peintures uniques en France. 10 000 personnes le visitent chaque année, et s’il est impossible d’ouvrir l’intérieur après le 15 juin, ce petit joyau de Touraine souffrira. Déjà, il ne peut plus compter ni sur les scolaires, ni sur les voyages organisés, ni sur les tour-opérateurs. Au mieux, grâce à la clientèle locale, il peut espérer une baisse du taux de fréquentation de 70 %. Les frais fixes ne seront pas couverts. Déjà, la famille remplace elle-même des jardiniers, mis au chômage partiel depuis la mi-mars…
Mais les travaux d’investissement ne pourront pas être engagés, et ceux d’entretien sont aussi menacés. « Cela va contribuer malheureusement à fragiliser le tissu économique artisanal, regrette le propriétaire, nous risquons, entre autres, de ne pas pouvoir financer la restauration prévue d’un vitrail ». Recourir au prêt garanti par l’État (PGE), qui devrait être accessible pour les propriétaires en nom propre et les sociétés civiles immobilières (SCI) grâce, entre autres, suite à l’implication du président de la Demeure Historique, Olivier de Lorgeril, et à celle du président des VMF, Philippe Toussaint ? Trop dangereux, car il faut être certain de pouvoir le rembourser !
Prêt garanti par l’État
Non loin de là, Henri Carvallo, dont l’activité de billetterie à Villandry est gérée par une SCI, compte bien demander un prêt garanti par l’État si c’est possible, pour compléter celui déjà obtenu pour soutenir l’activité commerciale du domaine : restaurants, locations… dont tous les salariés sont au chômage partiel. Les gros travaux de mise aux normes pour les handicapés (Ad’AP), commencés au début de l’année, risquent en revanche d’être retardés.
Le château de Villandry (Indre-et-Loire), entouré de ses célèbres jardins. À gauche, le donjon est la seule partie médiévale de la demeure encore en place. © Stéphane Chenevier Détail du jardin d’ornement du château de Villandry (Indre-et-Loire). L’aménagement de cette partie des jardins est l’œuvre de Lozano, artiste peintre sévillan, assisté du peintre et paysagiste Javier de Winthuysen. © Château de Villandry
Quatre des onze jardiniers travaillent encore pour conserver en état ce jardin à la française qui demande un soin constant. « Chaque année, nous plantons 120 000 fleurs et légumes annuels. Nous venions de mettre les salades quand le confinement a été décidé ! », précise le maître des lieux qui enchaîne les réunions virtuelles avec la région, le département et la préfecture pour mettre au point un plan sanitaire permettant d’assurer au moins une visite sécurisée dans les sept hectares du jardin. Encore faut-il être certain d’avoir assez de promeneurs pour qu’ouvrir vaille la peine…
Le moral des jardiniers
Pourtant, d’après Bruno Delavenne, président du Comité des parcs et jardins de France (CPJF), renouer le lien avec les visiteurs soutiendrait le moral des jardiniers eux-mêmes. « Je reçois beaucoup de coups de téléphone de propriétaires désemparés. Leurs jardins, c’est toujours une passion et ils ont besoin de la partager en avril et mai, au moment où la nature éclate, où leurs créations sont à leur apogée. Il faut être fou pour entretenir un jardin aujourd’hui. Ce n’est pas rentable et les jardiniers travaillent pour la gloire et le beau… mais je crains que beaucoup de jardins déjà fragiles ne se sortent pas de la crise que nous traversons. Ces jardins, il faut aussi les ouvrir pour reconstruire la santé de tous ceux qui viendront les visiter. Nous souffrons tous, même ceux qui ne s’en rendent pas compte. Les parcs et les jardins vont accueillir les gens et leur atmosphère bienfaisante va les soigner… »
Ouvrir dans les bonnes conditions
C’est aussi ce que pense Béatrix d’Ussel, confinée depuis bientôt deux mois au cœur de son arboretum de Neuvic, en Corrèze, où elle a commencé par batailler pendant trois semaines contre le Covid-19. D’ordinaire, elle ouvre 70 jours par an au public, du 1er juin au 31 octobre, gérant les visites à peu près toute seule. Sa billetterie, c’est une tente verte et blanche à l’entrée avec une table de jardin, et les gens se promènent tout seuls dans le parc, le verger, le jardin de curé, se laissant guider par les ardoises sur les arbres… et les jeux organisés pour les enfants.
« Je n’ai aucune nouvelle de la Drac ni de personne, se désole Béatrix d’Ussel et, comme je suis une toute petite structure, je ne sais pas comment faire pour ouvrir dans les bonnes conditions. Pourtant j’aimerais. C’est idiot d’être la seule au milieu de ces arbres splendides avec les autres confinés à Paris. Et puis, le plus important, c’est que je puisse continuer à payer mes deux jardiniers à temps partiel. Je veux qu’ils puissent vivre… Heureusement, le 6 août, une représentation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est prévue dans le parc et, pour l’instant, elle est maintenue ! »
Organiser les visites
S’il a repoussé la conférence d’un astrophysicien du CEA au mois d’octobre, Claude Veyssière-Pomot compte bien ouvrir aussi cet été la Grande Forge de Buffon, près de Montbard, en Côte-d’Or. Témoignage unique du patrimoine industriel du XVIIIe siècle, elle a été construite par le célèbre naturaliste pour illustrer ses travaux sur le fer. « Malheureusement nous étions en train de restaurer la grande roue, grâce au mécénat de la mission Bern, explique-t-il, et nous avons dû arrêter les travaux. Elle devait être prête en juillet pour que les visiteurs la voient fonctionner mais elle ne le sera pas avant l’automne. Il me paraît impossible d’établir une norme unique de sécurité sanitaire pour tous les monuments historiques, puisqu’ils sont si différents les uns des autres. »
Claude Veyssière-Pomot va donc essayer d’organiser la visite de manière à ce que les gens puissent garder deux mètres de distance entre eux, et il leur demandera de porter des masques. Aucun guide saisonnier ne pouvant être embauché, les visiteurs découvriront le chef-d’œuvre de Buffon grâce à une application téléchargeable sur leur portable, ou à la suite du maître de maison qui leur fera partager sa passion pour la forge… en demeurant masqué, bien sûr !
Sans activités commerciales
À la Mogère, l’une de ces gracieuses folies qui parsèment ce qui fut hier la campagne montpelliéraine, les cyprès du jardin et les amours qui jouent au-dessus du buffet d’eau n’ont jamais vu les propriétaires tant s’agiter que ces deux derniers mois. « Jamais je n’ai autant repeint que ce printemps, reconnaît Clotilde de Gourcy, et mon mari s’occupe lui-même des quatre hectares de jardin. Les réservations des gîtes sont en suspens. Il n’y a pas un seul séminaire jusqu’en septembre. Tous les mariages sont reportés, soit à l’été prochain, soit à l’automne, mais on ne sait pas si cela sera possible. Les traiteurs sont eux aussi dans une situation très compliquée. Nous allons pouvoir tenir un peu mais c’est angoissant. »
Château de la Mogère (Hérault), dans l’agglomération de Montpellier. Une terrasse mène aux jardins réguliers situés devant cette ancienne maison des champs. © Bernard Galéron La folie de la Mogère (Hérault), demeure de campagne aujourd’hui rattrapée par l’agglomération montpelliéraine, a conservé un beau parc au cœur duquel s’élève un somptueux nymphée. © Bernard Galéron La façade du château de la Mogère (Hérault) se reflète dans le bassin rond ornant le centre de son jardin régulier formé de quatre parterres. © Bernard Galéron
Sans activités commerciales, le château de la Mogère, comme tant d’autre lieux du patrimoine, est une charge trop lourde pour la famille qui veille sur elle. Clotilde de Gourcy a pu reporter les charges d’Urssaf, les factures d’électricité et devrait toucher l’aide de 1 500 euros réservée aux très petites entreprises. Comme chaque année, si on l’y autorise, son père, Gaston de Saporta, fera visiter, les week-ends à partir de juin, l’intérieur de la maison qui a gardé un ensemble délicat de décors et de mobiliers XVIIIe. Mais sa fille s’inquiète déjà pour sa santé. À l’instar du maître de la Grande Forge de Buffon, il devra avancer bien masqué…
Une véritable stratégie de survie
Pierre-Henri de Menthon, lui, a établi une véritable stratégie pour que l’ancienne place forte, qu’il possède avec son frère Maurice depuis 2016, tienne contre l’assaut du virus : salariés au chômage partiel, jardiniers sur le pont, sauf deux en arrêt maladie pour cause de Covid-19, commande de 5 000 masques pour les visiteurs potentiels, campagne locale de lobbying « SOS château de Menthon », proposition de plan de déconfinement à la préfecture de Haute-Savoie…
Le château de Menthon, il faut dire, est le monument le plus visité du département. « Nous nous sentons très soutenus par les collectivités locales, les élus, reconnaît le copropriétaire. Le président du conseil général m’a appelé, la région va débloquer une aide symbolique… » Reste que, si 20 000 visiteurs viennent au lieu du double habituel, il sera content !
Arrêt forcé de chantier
Le château de Ferrals enfin, n’est encore ouvert ni à la visite ni aux mariages et autres réceptions. Mais l’épidémie n’en pèse pas moins sur l’imposant chantier de restauration entrepris par le propriétaire de ce vaste château Renaissance inachevé, posé au pied de la Montagne noire, dans l’Aude. « Nous employons plusieurs salariés, explique son propriétaire Rémy Baysset, et nous faisons appel à des entreprises pour certains travaux : ferronnerie, menuiserie, ébénisterie, couverture, plâtrerie… En ce moment, un menuisier et un plâtrier travaillent au chantier quasi normalement. Un de nos ouvriers a eu peur et a voulu s’arrêter, nous avons demandé à bénéficier du chômage partiel et, après un bon mois d’attente, nous venons d’être éligible à cette mesure que nous n’emploierons quasiment pas… car l’ouvrier en question n’a pas supporté de rester chez lui et est revenu travailler après trois semaines. Les autres n’ont pas l’intention d’arrêter. Les seuls qui ont été obligés de rester chez eux sont les deux personnes employées par l’association des Amis du château de Ferrals, dont un archiviste paléographe qui travaille à temps plein et ne peut plus accéder aux archives départementales parce qu’elles sont fermées. »
En revanche, si le déconfinement n’a pas lieu, malgré la bonne volonté de chacun, le chantier de restauration de Ferrals risque tout de même de s’interrompre… faute de matériaux de construction ! Les artisans ne réalisent plus que les tâches requérant seulement de la main-d’œuvre, ce qui ne pourra pas durer éternellement.