Pendant trois siècles, Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, petite ville située non loin des sources de l’Argens, sera, après Saint-Jacques de Compostelle, le premier pèlerinage de l’Europe chrétienne. Celui-ci organisé autour des reliques de sainte Marie-Madeleine. Une basilique et un couvent de vastes dimensions témoignent de cette histoire ancrée dans la tradition provençale.
Un village visité par tous les comtes de Provence et les papes d’Avignon, jusqu’au rattachement de la province au royaume de France en 1491, puis par tous les rois de France, de François Ier à Louis XIV. Une splendide basilique gothique, unique dans une Provence d’églises romanes, et dont la construction, interrompue en 1532, la laissa sans façade. Un couvent dominicain, toujours appelé royal, dont le roi était le seul maître. De fait, ce dernier nomma jusqu’à la Révolution les prieurs, lesquels dépendaient directement du pape et surtout pas des évêques et cardinaux locaux. Enfin, une communauté de villageois, gardiens des reliques, exempts de toute taxe pendant des siècles, et qui devaient se défendre pour exister devant de telles autorités.
Ainsi peut-on évoquer quelques-uns des traits caractéristiques de ce lieu à nul autre pareil qu’est Saint-Maximin, où plane le souvenir d’une femme des Évangiles, Marie-Madeleine, décrite sous trois noms : Marie la pécheresse parfumeuse de Jésus, Marie de Béthanie sœur de Marthe et Lazare, Marie de Magdala présente au pied de la Croix et première annonciatrice de la résurrection du Christ. Le pape Grégoire le Grand les « unifia » dans une homélie de 591, quand l’Église d’Orient n’a pour sa part jamais cessé de les distinguer.
Une opportune découverte
La tradition provençale, terme qui veut réconcilier légende et histoire, fait débarquer Marie-Madeleine aux Saintes-Maries-de-la-Mer vers l’an 45, avec Lazare, Marthe, Maximin, Marie-Jacobé et Marie-Salomé. Après 30 ans de pénitence dans la grotte voisine de la Sainte- Baume, Marie- Madeleine est enterrée à Saint-Maximin. En 1279, le comte de Provence, Charles II d’Anjou, neveu de Saint Louis, découvre ses reliques : « pressé par une inspiration divine et ayant écouté les anciens », dit le cartulaire municipal du XIVe siècle. Il fallait en fait créer en Provence un centre de fidélité à la dynastie angevine, tout en supplantant le pèlerinage de Vézelay qui se vantait de les posséder.
Charles II d’Anjou décide de la construction simultanée de la basilique et du couvent, où il établit, plutôt que les bénédictins de Saint-Victor, gardiens de la grotte de la Sainte-Baume depuis le XIe siècle, le nouvel ordre dominicain. Pour eux est édifié un cloître sur trois côtés, ouvert sur la ville, ainsi qu’un ensemble de bâtiments prévu pour une centaine de moines. Ces derniers ont un accès direct à leur basilique. Pour les visiteurs de marque – cinq rois le même jour en 1332 ! – une hôtellerie est construite à l’emplacement de l’actuel hôtel de ville, avec une galerie bâtie au-dessus du toit des chapelles de la nef gauche vers la salle officielle d’accueil. Le couvent possède sa chapelle privée, un immense réfectoire avec chaire. Les moines ont leur jardin particulier hors des remparts sur le côté nord.
Un long oubli
Humbles et puissants d’Europe viennent prier la sainte, jusqu’à Louis XIV, dernier visiteur royal. Mais, comme l’explique l’historien dominicain Bernard Montagnes en 1988, le fait « d’être l’église du pèlerinage magdalénien lui a valu un coup mortel. Car l’achèvement de l’édifice ne coïncide pas seulement avec la réforme protestante qui s’élève contre le culte des saints, mais aussi avec la naissance de la critique historique, laquelle conteste l’identité de Marie-Madeleine et la légende provençale de la venue des saintes. » Déjà, en 1562, le concile de Trente avait condamné certaines exagérations du culte des saints et de leurs reliques, et Marie-Madeleine redevenait la pénitente des Évangiles, rôle moins attractif que celui d’évangélisatrice de la Provence.
À partir du XVIIIe siècle, le monde oublie la route de Saint-Maximin. En novembre 1793, en pleine Terreur, les députés Barras et Fréron pillent les trésors de la basilique, jettent les reliques, toutefois sauvées par les habitants. Le jeune frère de Napoléon, Lucien Bonaparte, qui séjourne alors au village et va épouser une Maximinoise, protège les orgues, faisant jouer la toute nouvelle Marseillaise. La basilique est vendue 100 francs en assignats à une veuve, et le couvent vidé de ses moines est bradé à deux citoyens.
La renaissance s’annonce avec la visite en 1834 du premier inspecteur des Monuments historiques, le jeune Prosper Mérimée. Il s’enthousiasme pour le style gothique du bâtiment et écrit à son propos qu’« Il n’y a pas une église en France qui soit plus digne de recevoir des objets d’art. » En 1850, Lacordaire découvre à son tour « ce grand vaisseau échoué » au milieu de la petite cité, rachète le couvent et fait revenir les dominicains. Ils repartiront 100 ans plus tard, alors que le monde entier connaît cette épopée. Marie-Madeleine reprend la place de la femme qui, la première, a vu le Christ ressuscité, base de la foi chrétienne, et l’a annoncé. Aujourd’hui, avec plus de 150 000 visiteurs annuels, des fêtes et processions du chef de la sainte tous les ans le 22 juillet, l’avenir semble radieux pour la confidente du Christ.
Rivaliser avec la Sainte-Chapelle
Entrez dans la basilique en fin d’après-midi, quand le gros des touristes est parti. Vous voyez au fond le maître-autel éclairé, modeste copie de celui de Saint-Pierre de Rome. Vous resterez interdit quelques instants devant les splendides proportions de la nef, la lumière qui inonde l’abside, la pureté et la sérénité de l’ensemble, dont le baroque est absent. Dans son poème Calendal (1866), Frédéric Mistral célèbre ce qu’il appelle la fenestrado basilico : 66 ouvertures sur trois niveaux. Le premier a été occulté par les retables des chapelles, mais on peut imaginer qu’à l’origine la lumière inondait ces trois nefs. Charles II, pour lequel travailla l’architecte Pierre le Français, voulait rivaliser avec la Sainte-Chapelle, chapelle-reliquaire de verre que son oncle Saint Louis venait de terminer.
Ce reliquaire renferme des trésors, malgré les armoires aux reliques vides dans la chapelle de Marie-Madeleine. D’abord la crypte, avec le reliquaire de la sainte entouré de quatre sarcophages sculptés, datés des années 375. Dans la tribune, des orgues classées parmi les plus belles du monde : un concert suffit pour être convaincu de la sonorité exceptionnelle de ce « stradivarius » des orgues. Dans la nef, une magnifique chaire sculptée, enroulée autour d’un pilier. Dans le chœur, deux doubles rangées de stalles sculptées. Au fond de la nef de gauche, un retable du peintre Antoine Ronzen, datant de 1520, qui retrace la Passion avec en fond les villes du peintre : Venise, Rome, Florence. Ronzen avait peint également pour la basilique Le prêche de Marie-Madeleine aux Marseillais, mais ces derniers ont « récupéré » il y a bien longtemps ce chef-d’œuvre. Bernard Montagnes, qui cite Mistral, observe : « Le poème décrit parfaitement l’architecture ajourée de la basilique, habitée par la lumière, tendue vers le ciel en un geste de prière. »
Une première église
Il manque au bâtiment la façade et la rosace, ainsi que le clocher, aux soubassements visibles sur le côté droit. À cet endroit ont été découverts en 1993 un baptistère et une première église. Le baptistère, un carré de 20 mètres de côté, avec colonnes et bassin circulaire central, précédait une église de plan cruciforme. L’historien Jean Guyon confirme : « Le plan et le module de ce baptistère l’apparentent à ceux des villes épiscopales de Provence, ce qui fait de lui un édifice aussi remarquable que la probable basilique à transept qu’il prolongeait. » Tout cet ensemble, enterré, attend une résurrection.
Les remparts et les fossés entouraient toute la ville, avec 19 tours et 4 portes. Ils ont été démolis dans les années 1830. Disparu aussi le Castrum Rodanas, premier nom de la cité, de la puissante famille aixoise des Brussans-Palliol, propriétaire de la plaine, château démoli lors d’une guerre perdue contre les comtes catalans vers 1120, et dont les ruines attendent encore d’être fouillées.
Dans le massif de la Sainte-Baume, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Maximin, l’emplacement de la grotte où Marie-Madeleine aurait séjourné est marqué par un ensemble de bâtiments auxquels on accède par le chemin des Rois, aménagé au XIVe siècle. En haut de la falaise se trouve une chapelle du Saint-Pilon.
Un village de 500 habitants est ainsi devenu un lieu de pèlerinage mondial pendant plusieurs siècles. Saint-Maximin a vécu une destinée historique encore méconnue, et possède un patrimoine monumental religieux important recelant des trésors ignorés : vêtement trop ample pour la communauté paroissiale, héritage trop lourd pour les finances locales et ensemble beaucoup trop oublié par les autorités de l’État. Il y a dans ce village devenu ville, avec bientôt 20 000 habitants, la plus belle basilique gothique de Provence, abîmée. Les chrétiens y vénèrent le tombeau d’une femme Apôtre des Apôtres. Lacordaire, dans son ouvrage sur Marie-Madeleine, affirme que cette ville est le troisième tombeau de la chrétienté, après Jérusalem et Rome, sépultures reconnues du Christ et de saint Pierre. Les historiens n’aiment pas qu’on parle d’Histoire à ce propos mais, comme le disait un dominicain de la Sainte- Baume : « Je ne sais si Marie-Madeleine est venue ou pas. Ce que je sais, c’est qu’elle est là. »
La Sainte-Baume, montagne sacrée
Haut lieu de culte des fécondités, et notamment de l’Artémis d’Ephèse à l’époque préchrétienne, le massif de la Sainte- Baume, où se trouve la grotte dans laquelle Madeleine aurait mené durant une trentaine d’années une vie érémitique de pénitence, constitue, avant les années 1280, le centre unique du pèlerinage magdalénien, devenu double après la découverte des reliques de la sainte à Saint- Maximin. Les dominicains, qui s’étaient vus confier la garde de la grotte en 1295, s’y réinstallent au XIXe siècle, après la tourmente révolutionnaire, et font bâtir l’actuelle hôtellerie. Plus tard, la présence dominicaine s’interrompt de nouveau. Depuis 2002, une communauté composée de quatre sœurs et huit frères perpétue la mission d’accueil des pèlerins. La Provence catholique y vient en pèlerinage tous les lundis de Pentecôte.
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