Nous avons déjà évoqué dans PAJ-mag l’exposition présentée au palais de Chaillot, Paris 1910-1937. Promenade dans les collections Albert-Kahn, ainsi que l’extraordinaire fonds d’autochromes et de films rassemblés au sein des Archives de la Planète, initiées par le banquier philanthrope Albert Kahn. Pourquoi donc y revenir ? Pour mieux comprendre ce Paris qu’il nous est proposé d’arpenter.
Cette sélection parmi 5 000 plaques de verre et 90 000 mètres de pellicules n’est qu’un flocon dans l’avalanche de vues de Paris prises à la même époque, et par des photographes — Atget, Gimpel, Gervais-Courtellemont — autrement insignes que les opérateurs d’Albert Kahn. On reconstituerait pavé par pavé la ville d’alors. Cependant, la période ainsi couverte, l’usage de l’autochrome, aux pastels embrumés, poudreux même, ainsi que l’intention fondatrice des Archives de la Planète impriment un caractère très particulier à « Paname » ou à « Pantruche », comme disaient les Apaches de la « zone ».
La « capitale du XIXe siècle » est alors une métropole au bord de l’essoufflement. Paris se laisse surprendre entre deux portes, celle du tumulte post-haussmannien, sur le point de claquer, et celle d’une mise au pas brutale, qui ne tardera pas à s’ouvrir et hypothéquera toute tentative de modernisation jusqu’à la fin des années de la Reconstruction. Il résulte de ce flottement de subtils contrastes entre ce qui relève de la persistance et ce qui préfigure la mutation trop longtemps différée. N’était-ce pas précisément le vœu d’Albert Kahn ? Car quel est l’objet de la mission qu’il a assignée au géographe Jean Bruhnes, conducteur du programme d’archivage, sinon « établir comme un dossier de l’humanité prise en pleine vie, au commencement du XXe siècle, à l’heure critique d’une de ces mues économiques, géographiques et historiques les plus complètes qu’on ait jamais pu constater » ?
Quai du Louvre, Ier arrondissement. Au fond on aperçoit le pont des Arts, menant aux bâtiments de l’Institut de France, à droite. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète Rue Tournefort, dans le Ve arrondissement. Stéphane Passet, 27 juin 1914. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète
On l’oublie trop souvent, mais le chantier haussmannien n’a véritablement pris fin qu’avec la Grande Guerre — et même au-delà : le boulevard… Haussmann ne fut achevé qu’en 1923 ! La IIIe République poursuivit scrupuleusement le grand dessein du Second Empire ; et pour ce faire, elle s’adjoignit sans ciller le concours de ceux-là mêmes qu’Haussmann avait recrutés : les ingénieurs Alphand et Belgrand, l’architecte Davioud…
Le parachèvement presque servile du projet impérial a longtemps évincé des consciences les nouvelles préoccupations ou les nouvelles tendances. Après tout, l’automobile s’était si bien coulée dans les avenues rectilignes si chères au « préfet éventreur » !
Les fortifications, par exemple. Édifiées à l’initiative de Thiers à partir de 1841, elles avaient presque aussitôt démontré leur plus totale innocuité, parfaitement impropres à contrer les obus dont les Prussiens accablèrent Paris lors du siège de 1870. Eh bien, on ne décréta leur arasement qu’en avril 1919 ! Dès 1875, pourtant, Alphand avait rêvé de leur substituer une guirlande de jardins et de résidences de luxe, la « ceinture verte ». Mais non. Il restait sur le plan de l’empereur déchu des avenues à percer, et cela selon un mode désormais périmé. Et lorsqu’enfin on se décida à démolir les bastions obsolètes au profit d’habitations ouvrières, on tourna le dos aux modernes, à Lurçat, à Le Corbusier, à Mallet-Stevens, pour singer grossièrement le module haussmannien, la brique chassant ici la pierre de taille, d’où la « ceinture rouge », cette fois.
Jardins ouvriers au pied des fortifications, porte du Point-du-Jour, XVIe arrondissement. Auguste Léon, 5 mai 1919. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète Vue de la zone au niveau de la porte de Montmartre (XVIIIe arrondissement). Auguste Léon, 25 septembre 1929. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète
Le programme résolument hygiéniste, d’inspiration philanthropique, comme calqué sur les préoccupations obsédantes d’Albert Kahn, resterait inachevé à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Pire, ses dernières réalisations, nettement plus bourgeoises que ne le prévoyait le projet initial, seraient inaugurées par les officiers des troupes d’Occupation. Pire encore ! La « zone », c’est-à-dire la bande de terrain située immédiatement au-delà des « fortifs » et réputée inconstructible, avait fini par recueillir tous les laissés-pour-compte de la Ville Lumière. Elle fut le terrain de prédilection d’un opérateur marquant des Archives de la Planète, Auguste Léon. Eh bien, cette « couronne de misère » ne serait progressivement curée de ses cahutes et de ses chancres qu’à l’initiative de la dictature croupionne de Vichy ! C’est dire l’entrain avec lequel Paris répondit, aux lendemains de la Grande Guerre, aux exigences de la modernité.
L’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 présente une autre occasion manquée. Amarrées à couple le long de la Seine, les péniches de Paul Poiret distillent joyeusement une esthétique nouvelle ; cette esthétique, des pavillons par dizaines la promettent à tous, dans une profusion de breloques produites en série et, pour la première fois, diffusées en masse ; et ces pavillons, ce sont parfois des architectes ou des décorateurs d’avant-garde qui les ont conçus…
Mais quoi ? L’Art déco ne bouleversera pas la physionomie de la ville pour autant. Il fleurira certes, mais par touches, multiples sans doute, mais incrustées dans les alignements traditionnels, principalement composées de pâtisseries anachroniques, d’un éclectisme éhonté. Ne sortira de terre aucun quartier proprement Art déco, à l’exception de quelques voies nouvelles, comme la rue Cognacq-Jay et son revers, quai d’Orsay. Paris ne se couvrira pas plus de programmes inspirés du « modernisme international ». Ce courant-là, comme le précédent, se fraiera le passage au fond de voies sans issues, de « villas », comme celle conçue de bout en bout par Robert Mallet-Stevens, au détour de la rue du Docteur-Blanche ; il lui faudrait attendre longtemps, longtemps pour triompher (et cela non sans désordres).
La crise de 1929, l’Occupation, la reconstruction moins pressante à Paris qu’ailleurs dans une France dévastée, parachèveront la lente sédation de ce qui avait été le nombril convulsif du monde.
Impatients de « fixer [selon le mot d’ordre d’Albert Kahn] une bonne fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps », les opérateurs des Archives de la Planète explorent tout d’abord des interstices. Ce que les bouleversements du capitalisme industriel ont laissé d’intact dans le corps couturé de la capitale deux fois millénaire. Que trouvent-ils dans ces entre-deux ponctuels ? Des gamins tondus de près – à cause des poux – dans l’antique cour du Dragon, promise à la démolition. Une famille éreintée, assemblée dans une courette du Quartier latin, dont la grande fille, effrontée, plutôt jolie, jette des regards de croqueuse au photographe, et cela en vain, car nous sommes en juillet 1914, et cet homme qu’elle suivrait pour une promesse de vie meilleure s’apprête à l’hécatombe, comme tous ceux de sa classe d’âge.
Cour du Dragon, dans le VIe arrondissement. Opérateur anonyxme, juillet 1914. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète Passage donnant sur la rue Saint-Séverin, dans le Ve arrondissement. Stéphane Passet, juin-juillet 1914. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète À l’angle des rues Brisemiche et Saint-Merri, dans le IVe arrondissement. Auguste Léon, 4 février 1928. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète
Quoi d’autre ? Le quartier Saint-Séverin, en pleine mutation, qu’un rapin solitaire voudrait retenir du bout des pinceaux. Ne nous appesantissons pas sur le vieux bonhomme, cependant. S’il semble qu’il peuple à lui seul la composition, ce n’est que par la faute d’un temps de pose un peu long. L’instantané existe bien, et cela depuis trois décennies au moins – la première « photo-finish » de l’histoire du turf est prise à Longchamp en 1884. Mais en 1914, il n’y a que l’autochrome pour photographier en couleur, en dehors d’un studio. Et ce qui capte les nuances, ce sont des particules de fécules de pomme de terre, préalablement teintées en rouge orangé, en vert et en violine – rien d’autre que notre palette numérique RVB, pour « rouge-vert-bleu ». Or, ces grains de fécule captent moins facilement la lumière que le bromure d’argent qu’on utilise désormais pour les vues en noir et blanc. Le temps de pose s’en trouve rallongé ; aussi les figures en mouvement fondent-elles littéralement à l’image. Les progrès de la couleur se payent d’un bond en arrière : on en revient aux déserts fantomatiques des vues du Paris pré-haussmannien qu’à laissées Charles Marville. Un halo, un flou ectoplasmique, voilà ce que laisse pour empreinte l’homme qui marche ou la midinette à ses emplettes. Il faut voir les films pour retrouver l’animation d’une ville surpeuplée – près de 4 millions d’habitants intramuros en 1913.
L’avenue de l’Opéra et l’opéra Garnier, dans le IXe arrondissement. Auguste Léon, 24 mai 1920. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète Place de la Nation, le Triomphe de la République sous protection, XIe et XIIe arrondissements. Auguste Léon, 14 mai 1918. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète
Fantomatiques également les monuments bardés de sacs de sable dans l’éventualité d’un bombardement de la « Grosse Bertha ». À cet égard, on appréciera l’ironie rétrospective de la vue de la place de la Nation : ne sont laissés à l’air libre que les alligators qui cantonnaient le bassin d’où, à l’origine, jaillissait l’allégorie de la République, elle-même dûment caparaçonnée. Or ces sauriens, le régime de Vichy les envoya à la fonte quelque vingt-cinq ans plus tard, pour participer à l’effort de guerre des Allemands cette fois vainqueurs.
De la même manière, quand les opérateurs de Kahn et Brunhes s’attachent à des fins prophylactiques aux maisons de prostitution, c’est un désert qu’ils fixent, pourtant, une pauvrette qui tapine, ça ne fait pas nécessairement les cent pas.
Maison close sur du Pélican, dans le Ier arrondissement. Frédéric Gadmer, octobre 1920. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète Rue de Venise dans le IVe arrondissement. Auguste Léon, 4 février 1928. © Département des Hauts-de-Seine, musée Albert-Kahn, Archives de la Planète
Il faut alors que les passants, quand ils ne sont pas trop nombreux, posent. En pleine rue ! Des portefaix, de petits ronds-de-cuir pris par le temps, des poilus, parfois… On ne fait pas leur portrait pour autant ; ils ne prennent pas à proprement parler la pose. Ils suspendent simplement leur élan, l’obturateur les fixe là où ils se trouvent et non là où ils structureraient au mieux l’impérissable image. Des silhouettes découpées, jusqu’aux fenêtres des derniers étages. On dirait une composition de Paul Delvaux. De l’impromptu pétrifié se dégage une sensation de silence.
Ce soupçon de surréalisme triomphe sans partage dans la vue du carrefour des rues d’Alexandrie, Sainte-Foy et Saint-Spire. Les figures interchangeables ; on jouerait avec pendant des heures. Au-delà du pittoresque et indépendamment des clefs documentaires que nous fournit notre regard rétrospectif, ce que donnent à voir ces autochromes – nous ne parlons pas des films -, ce n’est pas la trépidation de la métropole, ni l’effervescence des Années folles, mais tout simplement, tout crûment, le crépuscule de la Ville Lumière.
« Paris 1910-1937. Promenades dans les collections Albert-Kahn ».
Du 16 septembre 2020 au 11 janvier 2021
Cité de l’architecture et du patrimoine
Palais de Chaillot
1, place du Trocadéro, Paris XVIe