En parcourant la campagne ou en visitant les villes d’Alsace, tout visiteur demeure frappé par le nombre de synagogues et de cimetières juifs. Une telle densité d’édifices permet d’esquisser la mémoire d’une culture judéo-alsacienne originale, sans véritable équivalent dans d’autres parties du territoire national.
Si, aujourd’hui, la plupart des synagogues sont reconverties ou fermées, leur présence atteste néanmoins le profond degré d’intégration du judaïsme au paysage alsacien. Au cours de cette longue histoire, brossée par ces synagogues majoritairement construites au XIXe siècle, deux moments méritent d’être retenus pour saisir le caractère de ce patrimoine : d’une part, les années 1840-1860 qui montrent comment l’architecture des synagogues, encore ancrée dans la construction vernaculaire, peut symboliser, après la phase d’émancipation découlant de la Révolution, l’intégration à la société française et la promotion de la synagogue en bâtiment officiel ; d’autre part, la période d’annexion à l’Empire allemand (1871-1918) qui a laissé aussi de nombreux édifices caractérisés par un jeu de références stylistiques mis au service d’un nouveau processus d’intégration, cette fois à la culture germanique.
Une architecture de l’intégration
Jusque dans les années 1830, la synagogue demeurait un espace caché, simple oratoire ou maison située en retrait dans quelque rue des Juifs. Sous la monarchie de Juillet, même si la discrétion peut rester de mise, la synagogue est désormais traitée comme un bâtiment public et reçoit une certaine monumentalité : ainsi la très belle synagogue de Brumath (1846) atteste avec son portique une ambition architecturale nouvelle ; cependant le mode constructif demeure vernaculaire, comme à Horbourg (1837) ou Colmar (1843), caractérisé par des baies cintrées, des chaînages d’angle et quelques motifs classicisants.
Une série de synagogues, Hochfelden (1841) devenue musée du Pays de la Zorn, Bouxwiller (1843) devenue Musée judéo-alsacien, ou encore Benfeld (1846 ; pour son extérieur, car l’intérieur orientaliste a été réalisé seulement vers 1920) montrent comment les architectes conçoivent ces édifices dans des proportions harmonieuses, mais simples, tout en demeurant fidèles aux techniques et aux matériaux locaux.
Plus riches en ornementation, commençant même à user de références stylistiques empruntées aux modèles urbains, les synagogues édifiées sous le Second Empire accompagnent un véritable épanouissement des communautés : l’aide financière du ministère des Cultes et des communes amène une vague de construction sans précédent. Ce sont alors les architectes de l’administration qui interviennent et contribuent à normaliser la production : les exemples les plus significatifs sont les synagogues construites dans les arrondissements de Saverne par Louis Furst et de Sélestat par Antoine Ringeisen.
Utilisant le grès et des formes encore classiques qui symbolisent le nouveau statut de la synagogue dans une société où les Juifs sont désormais des citoyens comme les autres, Furst s’attache à varier les projets dont quelques-uns, comme à Diemeringen (1868) ou Neuwiller (1875), sont imposants. Ringeisen, déterminé par des budgets souvent modestes, en arrive à produire une gamme de synagogues qui jouent sur des combinaisons simples de volumes et de motifs décoratifs : ses édifices ont souvent subi de gros dommages, à Valff (1854), Mackenheim (1867) ou Zellwiller (1868). Quelques villes réalisent aussi des projets ambitieux, à l’image de Mulhouse qui, dès 1849, a fait construire un vaste édifice classique enrichi d’une somptueuse ornementation, ou de Belfort (alors en Alsace) qui, en 1857, reçoit une belle synagogue néo-romane.
L’empreinte germanique
Construire une synagogue devient un acte symbolique. L’aquarelle de Stern (Strasbourg, musée alsacien) représentant l’inauguration d’un rouleau de la Torah dans la synagogue de Reichshoffen en 1857 illustre brillamment, avec sa procession et ses drapeaux, ce caractère officiel, voire patriotique, qui vient se surajouter à la fonction religieuse. C’est là que les Juifs, devenus des Français de confession israélite, peuvent exprimer leur intégration réussie. Ce processus va être employé par l’administration allemande. Non seulement une forte continuité est marquée, car des architectes d’administration restent en place, mais l’ambition architecturale, en lien avec l’évolution des synagogues en Allemagne, est bien plus grande qu’en France. Il est significatif que les Juifs de Strasbourg qui s’étaient installés discrètement en 1834 dans une ancienne église rue Sainte-Hélène ne construisent une synagogue monumentale quai Kléber qu’en 1898. Dessinée par l’architecte Ludwig Levy, elle est le symbole même de la germanisation des Juifs d’Alsace, car sa tour octogonale, ses poivrières et ses roses imitent les cathédrales romanes de la vallée du Rhin, entérinant l’appartenance de Strasbourg à l’aire germanique.
Cette tendance néo-romane, parfois agrémentée de quelques allusions orientales, se retrouve dans de nombreux édifices de la période allemande qu’unifient non pas tant les formes stylistiques que l’usage du grès vosgien. Les synagogues d’Albert Brion, à Obernai (1876), Barr (1878, détruite) ou Rosheim (1884), d’Auguste Hartmann à Guebwiller, celles de Balbronn (1895), de Wolsfisheim (1897) et de Mommenheim (Falck et Wolf, 1904) illustrent ce parti. Parfois, des éléments, bulbes à Ingwiller (1891) ou Saverne (Hanning, 1900), dôme à Sélestat (Stamm, 1890), viennent ajouter une note « germanique » et accroître la monumentalité. Durant cette époque, seul le Bas-Rhin connaît d’importantes constructions, le Haut- Rhin tendant alors à stagner dans sa démographie. Font exception, près de la frontière suisse, les synagogues de Saint-Louis (Louvat, 1907) et de Hirsingue (1913) : il est curieux de constater que la première est une copie conforme (sauf le matériau) de la synagogue édifiée dix ans plus tôt dans le nord à Soultz-sous-Forêts. Monumentalité, usage de styles historiques et richesse des matériaux et des décors caractérisent les synagogues de la période allemande.
Saint-Louis. Sa disposition basilicale et le déplacement de la table de lecture vers l’arche sainte évoquent l’organisation spatiale d’une église. © Klaus Stöber Portail de la synagogue de Guebwiller (Haut-Rhin). Les influences romanes et orientales se mêlent. Architecte : Auguste Hartmann, 1872. © Klaus Stöber
Aujourd’hui, en dehors de quelques villes, les synagogues désaffectées subsistent au gré de reconversions plus ou moins heureuses. Une action de sauvegarde a été entreprise par les services de l’État dès 1984 et la mise en valeur par les collectivités locales, en particulier l’Agence de développement touristique du Bas-Rhin, qui a lancé des Journées de la culture juive, devenues européennes. Mais les édifices et les cimetières à l’abandon sont encore nombreux.
Cimetières de campagne
La campagne alsacienne est semée de dizaines de cimetières juifs, parfois minuscules, mais aussi d’immenses nécropoles, car, parfois, on obligea les communautés d’un secteur à enterrer leurs morts dans un seul terrain à l’écart. Ainsi, dès le XIVe siècle, est-il question du cimetière de Rosenwiller en usage pour tous les environs. Les premières stèles étant en bois, il n’en reste rien ; la substitution de la pierre, dès le XVIe siècle, permet de suivre l’évolution des mœurs funéraires et des styles.
Les plus grands cimetières sont dans le Bas-Rhin, Rosenwiller, Ettendorf (XVIe siècle), Sélestat (XVIIe siècle) et dans le Haut-Rhin, Jungholtz (1655). Selon la tradition achkenaze, y dominent des stèles qui suivent les modes artistiques Renaissance, baroque, néo-gothique ou néo-classique. L’originalité tient plus aux épitaphes et à quelques symboles spécifiques, comme les mains de Cohanim, les aquamaniles des lévites, etc. La tradition de simplicité dans l’art funéraire a été au cours du XXe siècle dépassée au profit d’une certaine ostentation et de l’usage d’une marbrerie standardisée, qui tend à estomper les particularités tant juives qu’alsaciennes.
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