À la frontière des Côtes-d’Armor et du Morbihan, le domaine des forges des Salles, sur la commune de Perret, fait cohabiter dans une rare harmonie une très belle demeure classique, un jardin en terrasses et un ensemble exceptionnel de logements ouvriers et de bâtiments dédiés à la métallurgie. Le site conserve, intacte, la mémoire de cette activité attestée ici du milieu du XVIIe siècle à la fin du XIXe.
On l’oublie parfois, mais la Bretagne, région agricole et maritime, peut également se targuer d’un riche passé industriel, particulièrement en matière de mines et de métallurgie. Le sous-sol du Massif armoricain a en effet été exploité dès l’Antiquité, lorsque la péninsule était au cœur des routes de l’étain, entre l’Europe du Nord et le bassin méditerranéen. Le massif des Montagnes noires, en centre Bretagne, où le schiste domine, possède plusieurs gisements de fer dont l’exploitation remonte à la période celtique.
Niché au creux d’un vallon, le site des forges des Salles offre un témoignage remarquable de cette exploitation du fer. On y accède par une petite route serpentant à travers les bois avant que le domaine ne se dévoile, avec ses nombreux bâtiments construits en schiste et en granit, organisés autour de l’imposant logis des maîtres de forges.
Une fondation des Rohan
En 1622, le protestant Henri II de Rohan, duc de Rohan, issu d’une des plus puissantes familles de Bretagne, qui possède dans la forêt de Quénéquan, auprès de son château des Salles, un site depuis longtemps spécialisé dans la fabrication du fer, fonde les nouvelles forges des Salles, rassemblant une douzaine de familles huguenotes autour d’un adjudicataire, Geoffroy de Fineman, sieur d’Angicourt. Le lieu a été choisi après mûre réflexion. On trouve du fer de bonne qualité dans un rayon de 20 kilomètres à la ronde. Les forêts proches peuvent fournir du combustible et la rivière qui traverse la vallée permet de faire tourner une roue à aubes pour actionner les soufflets de la forge.
Les maisons des contremaîtres et le logis du maître de forges. Générant la force motrice nécessaire au fonctionnement du haut-fourneau et des ateliers, l’eau est un élément structurant du site, traversé par un ruisseau canalisé marquant la limite entre les départements du Morbihan et des Côtes-d’Armor.
Rapidement, le site se développe, grâce notamment aux commandes militaires des arsenaux de Brest et Lorient. Le monde agricole, avec ses besoins en outillage, constitue cependant le principal marché des forges. En 1802, le domaine est acheté par Louis-Henri de Janzé, ancien avocat au parlement de Bretagne, qui réorganise et modernise le site. Après des décennies de prospérité, dues notamment aux commandes en temps de guerre, l’activité métallurgique s’arrête le 1er janvier 1877, victime de la concurrence britannique et lorraine. Le village reste habité, les anciens employés trouvant des occupations aux alentours.
Corons à la bretonne
La visite des forges débute par « Rangée », un ensemble d’une douzaine d’anciens logements ouvriers, tous identiques et accolés ; des corons à la bretonne, en quelque sorte, dont les façades en schiste gris et les toits en ardoise sont égayés, au printemps et en été, par les hortensias. Construits au XVIIIe siècle, ces logements, qui abritaient les forgerons et leurs familles, communiquent entre eux, certaines familles se voyant octroyer deux maisons. Une pièce unique occupe le rez-de-chaussée sur une surface de 25 mètres carrés. Cette petite cité ouvrière, au cœur de la campagne bretonne, permettait d’attirer et de fidéliser une main-d’œuvre qualifiée. On sait ainsi que 73 personnes vivaient en 1843 dans cette rangée, située à proximité du haut-fourneau et des imposants bâtiments de stockage du minerai et du charbon de bois. Le domaine faisait aussi vivre une centaine de charbonniers dans les bois environnants. Au XVIIIe siècle, l’établissement consommait l’équivalent de 150 hectares de forêt par an, ce qui a entraîné des problèmes de déforestation dans les environs. Les conflits liés à cette ressource étaient d’ailleurs fréquents avec d’autres forges. Le minerai était extrait sur des terrains proches. On creusait des puits jusqu’à une dizaine de mètres de profondeur avant de les reboucher.
Au XIXe siècle, on utilisait des wagonnets pour amener le minerai et le charbon de bois depuis la halle à charbon jusqu’à l’entrée supérieure du haut-fourneau, située à l’arrière, par l’intermédiaire d’une passerelle en bois équipée de rails. Une petite orangerie surplombe les jardins en terrasses, un type d’aménagement paysager rare en Bretagne. Le bâtiment, qui servit surtout de château d’eau, a été transformé en gîte.
Les forges des Salles ont conservé la passerelle destinée à acheminer le charbon vers le haut-fourneau. Le combustible était disposé dans un wagonnet poussé sur des rails, avant d’être déversé dans le « gueulard », le sommet du haut-fourneau qui mesurait 10 mètres de haut. On y entassait du minerai de fer, du charbon de bois et de la castine. Après allumage, la température montait jusqu’à 2 000 °C grâce aux soufflets hydrauliques. Généralement, les coulées avaient lieu toutes les neuf heures, soit une moyenne de trois coulées par jour. La fonte en fusion s’écoulait ensuite par une rigole, vers un lit de sable pour obtenir des gueuses de fonte, ou vers des moules pour obtenir des objets finis : socs de charrue, boulets de canon, chaudrons… À leur apogée, les forges des Salles produisaient 1 000 tonnes de fonte par an. Une partie était « affinée », c’est-à-dire qu’elle était refondue pour enlever les impuretés et obtenir du fer de meilleure qualité.
Un véritable village
Si les ouvriers se logeaient dans la rangée, les commis habitaient, quant à eux, de l’autre côté de la forge, dans des habitations plus spacieuses et orientées, comme le logis des maîtres, au sud. Petite curiosité administrative, à la Révolution, la limite entre les départements du Morbihan et des Côtes-d’Armor a été fixée sur la rivière qui traverse le domaine. Le village possédait donc deux bureaux de poste ! Il existait aussi un café-épicerie-cantine qui n’a fermé que dans les années 1950. Au XIXe siècle, le comte de Janzé ouvrit également une école mixte, où l’enseignement a été assuré par les Filles du Saint-Esprit jusqu’en 1968. Dépourvue de clocher et de vitraux, la chapelle, d’architecture très sobre, « est toujours consacrée et on y célèbre régulièrement la messe », explique Emmanuelle du Pontavice dont la famille, descendant par les femmes du comte de Janzé, occupe le domaine.
Vue extérieure du bâtiment de la cantine, qui faisait également office d’auberge pour les voyageurs de passage et les marchands ambulants et abritait l’épicerie où s’approvisionnaient les ouvriers. L’intérieur de la cantine, avec ses grandes tables et ses bancs de bois, permet d’imaginer l’animation d’autrefois. Le café-épicerie resta en activité jusque dans les années 1950, bien après l’arrêt de la production sur le site.
La salle de classe a été reconstituée comme sous la Troisième République et conserve même… un authentique bonnet d’âne. Elle se visite comme l’ancien café ou la régie, qui était l’un des centres névralgiques du site. C’est ici que les ouvriers recevaient leur solde ou que les régisseurs proposaient des distributions gratuites de nourriture ou de vêtements lors des périodes de crise. Les forges des Salles constituaient en effet un îlot de prospérité dans les campagnes environnantes où la pauvreté demeurait endémique au XIXe siècle.
Si le grand logis du maître de forges, habité par la famille du Pontavice, ne se visite pas, on peut cependant découvrir, à côté, le quartier des artisans et les jardins. C’est ici que résidaient notamment les charpentiers, un métier stratégique lorsque l’on sait que l’ensemble du site possède plus de deux hectares de toitures. Grâce à l’argent des visites (le site accueille entre 10 000 et 15 000 visiteurs par an), ces dernières sont aujourd’hui restaurées presque en totalité.
On peut aussi admirer l’imposant chenil des comtes de Janzé qui appréciaient beaucoup la chasse. « Nous poursuivons cette tradition, note Emmanuelle du Pontavice. Nous accueillons des groupes de chasseurs dans nos gîtes et nous organisons aussi des chasses à courre. » Depuis les années 1990, le site des forges, dont les principaux éléments sont protégés au titre des Monuments historiques, connaît en effet une véritable renaissance grâce au tourisme et au développement d’une offre d’hébergement originale. « Nous avons neuf cabanes dans la forêt, dont six construites dans des arbres », indique Emmanuelle du Pontavice. L’une des habitations des commis, la « maison de Manu », a également été transformée en gîte, tout comme l’ancienne orangerie, un autre lieu exceptionnel. Elle est située au sommet des jardins en terrasses, uniques en Bretagne, où plusieurs dizaines de rosiers ont été plantés. On y découvre une vue unique et magique sur un site où le labeur des hommes s’inscrit dans la beauté de la nature.
© VMF/MAP
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