Antique berceau de sa famille, le Haut-Vivarais a été pour Vincent d’Indy (1851-1931) une terre d’attachement et d’inspiration à nulle autre pareille. C’est là que le grand musicien a trouvé le juste climat de son âme et la vaste toile de fond de son oeuvre entre une terre sauvage et un ciel sans borne : de ces cantons montueux sa musique a pris son vol.
C’est au cœur de cette contrée de demi-montagnes, comme disent joliment les géographes, entre grands versants fourrés de pins et de sapins et profondes vallées où chantent les rivières sous les vernes et les peupliers, que se découvre le petit village de Boffres perché à près de 700 mètres d’altitude, dominé par les vestiges de son donjon du XIIIe siècle, fier gardien de la route d’Alboussière et du Rhône. Un peu à l’écart, en cheminant sous le couvert des bois, on arrive aux domaines liés à jamais au souvenir de Vincent d’Indy.
Son étoile brille toujours sur ces lieux de riche mémoire, qu’il a tant aimés et dont il a fait passer les harmonies les plus poétiques dans son œuvre : des paysages à la beauté intacte, une noble demeure de famille bruissante encore d’échos des radieuses vacances d’autrefois – le château de Chabret –, une maison du génie pleine de souvenirs émouvants, filialement conservés – le château des Faugs… Tout cela qui parle de lui et nous invite à une promenade heureuse, sur quelques notes mélodieuses de la Symphonie sur un chant montagnard français, dite Cévenole (1886).
UNE TRÈS ANCIENNE FAMILLE VIVAROISE
Si Vincent d’Indy, né et élevé à Paris, n’est pas à proprement parler un enfant natif du pays, sa famille, aussi loin que l’on remonte, plonge profondément ses racines en cette rude terre vivaroise : issue de Jean d’Indy, notaire royal à Annonay en 1490, une branche de la famille fait souche à la fin du XVIe siècle à Boffres, en la personne d’Isaïe d’Indy, vaillant capitaine d’Henri IV. Son épouse Isabeau de France lui ayant apporté en dot la terre de Chabret, il y fait élever en 1589 un solide manoir où vont se succéder des générations de D’Indy, au fil d’une histoire passablement mouvementée, entre heures de gloire et sombres drames en lien avec les guerres de Religion. Les D’Indy avaient en effet embrassé, comme de très nombreux Ardéchois, la religion réformée. Ainsi voit-on Jean d’Indy, lieutenant du bailli en la baronnie d’Annonay, paraître aux États, tenus à Privas en 1578, comme représentant du parti protestant. Mais en 1683, converti au catholicisme par l’un de ses compagnons d’armes, Isaïe d’Indy abjure le protestantisme. À la suite de cette conversion, ses domaines et son château de Chabret sont ravagés par les huguenots. La demeure familiale ne sera remise en état et agrandie qu’au début du XVIIIe siècle.
Les D’Indy se sont pour la plupart illustrés dans la carrière militaire, guerroyant avec bravoure sur tous les fronts dans les armées du roi. À la fin de l’Ancien Régime, Pierre Isaïe d’Indy, lieutenant au régiment d’Autichamp dragons, fait bâtir à Vernoux un bel hôtel de style Louis XVI, qui existe toujours, où naît son fils Joseph Isaïe Saint-Ange, futur préfet de l’Ardèche sous Louis XVIII. À la génération suivante, le domaine de Chabret échoit à l’aîné, Jean Guillaume Isaïe d’Indy, qui le lègue à sa fille Bibiane. Cette dernière épouse en 1848 le lieutenant de vaisseau Antoine Victor Guyon de Geis de Pampelonne et s’installe au château de Chabret. Les Pampelonne vont ainsi prendre la suite des D’Indy, établis depuis 300 ans dans la vieille demeure familiale. Celle-ci abrite aujourd’hui la cinquième génération de Pampelonne.
Cadet de Guillaume d’Indy, qui a reçu Chabret, Théodore Vincent embrasse la carrière des armes et participe aux campagnes du Premier Empire, puis entre sous la Restauration dans la garde royale, dont il démissionne en 1830. Il s’installe alors à Paris avec son épouse Thérèse, dite Rézia, de Chorier, puis à Valence, avant de retourner à Paris : ce sont les grands-parents du petit Vincent.
LES ÉTÉS ENCHANTÉS DE CHABRET
En 1851, Thérèse d’Indy recueille son petit-fils Vincent, un bébé de dix mois qui vient de perdre sa mère. Cultivée, mélomane, elle-même pianiste, elle va désormais se consacrer à son éducation, en lui donnant une solide formation classique, en l’initiant très tôt à la musique et en le confiant aux meilleurs maîtres. C’est seulement au mois d’août 1864 que Rézia emmène son petit-fils sur la terre de ses ancêtres. Le petit Parisien découvre avec un immense bonheur, auprès de sa tante Bibiane et de ses cousines et cousins, les joies simples de la vie campagnarde au sein d’une famille nombreuse. Il reste ébloui par la beauté de la nature, les paysages de montagne, les féeries de la lumière. Lentement, insidieusement, définitivement, il se sent devenir Vivarois, corps et âme, d’autant plus que son amour naissant pour sa cousine Isabelle de Pampelonne est partagé.
Au fil de ses chères vacances à Chabret, où il reviendra tous les étés, la musique l’habite de plus en plus et sa vocation artistique s’affirme, comme il l’écrit à 20 ans dans une lettre à son cousin et confident Edmond de Pampelonne : « Si jamais, dans ma vocation musicale que je sens de plus en plus accentuée, il survient quelque étincelle, si jamais j’arrivais à trouver ma voie, à avoir du talent, c’est à Chabret que je le devrais, car c’est là que se sont développés mes premiers sentiments ; c’est là, dans nos chères montagnes, que j’ai pour la première fois senti le beau et entrevu l’idéal. » En 1875, c’est dans la chapelle du château qu’il épouse son grand amour, sa cousine Isabelle.
Aujourd’hui, le décor de ces enchantements, de ces inoubliables premières émotions esthétiques et sentimentales, n’a pas changé : la grande et solide maison forte d’une élégance sans façon en est la gardienne fidèle, avec ses cinq corps de bâtiments juxtaposés couverts de vigne vierge, avec sa vaste terrasse propice aux longues soirées d’été surplombant un délicieux jardin mêlant légumes et fleurs, comme dans le jardin du Pradel d’Olivier de Serres.
LE MAÎTRE AU CHÂTEAU DES FAUGS
Avec la naissance de trois enfants, la famille d’Indy s’agrandit et le musicien décide de construire sa propre demeure à quelques centaines de mètres de Chabret, sur un promontoire granitique à l’orée d’un bois de pins et de hêtres, ces admirables fayards centenaires appelés « faugs » en patois. Ce sera donc le château des Faugs, sur ce belvédère d’où la vue embrasse d’immenses horizons montagneux qui n’en finissent pas de se succéder jusqu’aux Alpes. Il en trace les plans en 1884 avec l’architecte valentinois Ernest Tracol auquel il confie le chantier : la première pierre est posée et bénie le 21 juillet 1886, l’année même où il écrit sa Symphonie sur un chant montagnard, inspirée par une chanson de berger ardéchois entendue lors d’une promenade. En 1890, la vaste demeure de trois étages, d’un style néo-Renaissance empreint de rationalisme, est terminée : elle a fière allure avec ses hautes toitures d’ardoises ornées d’une profusion de lucarnes et le pittoresque avant-corps de son pavillon central dominant en encorbellement la porte d’entrée à laquelle conduit un escalier de granit bleu.
C’est là, au deuxième étage, que le compositeur installe son cabinet de travail, face au panorama somptueux qu’il ne se lassera jamais d’admirer ; et c’est là, dans ce havre de paix, qu’il écrira la majeure partie de ses œuvres, toutes remplies de la poésie de ces solitudes montagneuses aux ciels mouvants, comme du charme de ces chansons populaires du Vivarais qu’il s’est plu à réunir et harmoniser. Au cours de ces mois de vacances d’été, il consacre en effet, avec une discipline très rigoureuse, de longues heures au travail, à la méditation et à la création, tandis que ses fins de journée sont occupées par de joyeuses promenades et des séances de musique au salon ou à Chabret, où il aime retrouver ses cousins Pampelonne.
Rien n’a changé dans le vaste cabinet de travail du musicien, très simplement meublé. Partitions, carnets couverts d’une écriture serrée, photographie de César Franck, souvenirs d’excursions, masques en plâtre de Beethoven et de Dante… Tout est là qui semble l’attendre. Piano Érard droit dans le cabinet de Vincent d’Indy au château des Faugs.
Le château des Faugs a conservé bien vivants les souvenirs de celui qui a été une figure majeure de la musique française entre 1890 et 1930. Son bureau avec son piano (dont son gendre Jean de La Laurencie nous a laissé une savoureuse description : « C’était un vieil Érard droit que les sautes de température avaient complètement désaccordé. Il s’en échappait des sons indéfinissables, lointains, fourbus, que le Maître déclarait en riant les plus riches du monde harmonique. »), le salon, le vaste vestibule accueillant aux nombreux amis et aux grandes réunions de famille. Depuis le décès du musicien, trois générations de D’Indy – son fils Jean, son petit-fils Jacques et, aujourd’hui, son arrière-petit-fils Christophe – se sont attachées à préserver, avec passion, cette demeure construite pour la musique et pour l’amour.
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