Aurore Dupin, devenue George Sand, a contribué à faire connaître et aimer le Berry, son pays d’adoption, par littérature interposée. Nohant bien sûr, mais également La Châtre et Gargilesse, les arbres et les rivières, les manoirs et leurs jardins mystérieux, où son ombre semble toujours flotter.
C’est là, dans cette partie sud-est de l’Indre, ce « pauvre coin du Berry, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu’il faut chercher pour trouver, et chérir pour l’admirer », que George Sand a vécu quarante et un ans de sa vie, écrit quelque cent romans et de nombreuses pièces de théâtre, rédigé plus de cinquante mille lettres qui forment l’une des plus belles correspondances du XIXe siècle. Certains paysages y sont restés si intacts qu’il suffit, aujourd’hui encore, de presque rien pour imaginer sa silhouette chevauchant derrière une haie d’arbres têtards, ou revenant les joues enflammées d’un bain dans la rivière.
Il me semble que la Vallée noire, c’était moi-même, c’était le cadre, le vêtement de ma propre existence.
George Sand, Valentine, 1832
D’abord, il y a Nohant, légué à l’État par sa petite-fille Aurore en 1952, la plus incarnée des maisons d’écrivain, surtout si vous avez la chance d’entendre son piano ou de pénétrer dans l’atelier où Delacroix donna ses premières leçons de dessin à Maurice Sand. Nohant, une « vieille maison française », s’il en est. « A-t-on bien raison de tenir tant à ces demeures pleines d’images douces et cruelles, histoire de votre propre vie, écrite sur tous les murs en caractères mystérieux et indélébiles, qui, à chaque ébranlement de l’âme, vous entourent d’émotions profondes ou de puériles superstitions ? Je ne sais, mais nous sommes tous ainsi faits. »
Coupée du monde
Aurore Dupin n’est pas née là, pourtant. Elle a quatre ans lorsqu’elle pénètre dans cette demeure où sa grand-mère, Madame Dupin de Francueil, s’est réfugiée au lendemain du 9 Thermidor. Après la mort de son père, officier de l’Empereur, Aurore reste à Nohant, à la garde de son aïeule. Dans cette campagne coupée du monde.
En 1808, deux routes traversent le Bas-Berry, reliant Bourges à Châteauroux et Toulouse à Paris, tandis que de mauvais chemins parcourent le reste de la région. La Brande, entre La Châtre et Ardentes, est rien de moins qu’« un cloaque impraticable. Il n’y avait point de route tracée, ou plutôt il y en avait cent, chaque charrette ou patache [grosse charrette, nrlr] essayant de se frayer une voie plus sûre et plus facile que les autres dans la saison des pluies. »
Dans le parc des Parelles, à Crevant, qui s’étend sur vingt-quatre hectares. Ancienne carrière de granit ayant inspiré George Sand pour Nanon et Légendes rustiques, le parc des Parelles est parsemé de blocs de granit géants et traversé par des ruisseaux.
Tous les dimanches, l’enfant est conduite à dos d’âne à la messe de Saint-Chartrier et déjeune dans le vieux château attenant à l’église, « un redoutable manoir, un grand carré flanqué de quatre tours énormes ». Si, à Nohant, surgit une visite, elle exécute une révérence de circonstance, mais, la plupart du temps, elle court la campagne avec son demi-frère Hippolyte Chatiron. Elle fait le « ravage » avec les enfants du village, saute dans les ruisseaux, se cache dans les sous-bois, garde les bêtes, découvre les êtres fantastiques qui hantent les nuits berrichonnes et qu’elle décrira dans ses Légendes rustiques, magnifiquement illustrées par son fils Maurice.
La dame de Nohant
Jeune fille, Aurore goûte les promenades jusqu’à La Châtre où elle peut flâner, avec son amie Laure, le long de l’Indre, sur le chemin des Couperies qui s’en va vers Briantes. Après la mort de sa grand-mère, les quelques années de son désastreux mariage avec Casimir Dudevant puis sa liaison tumultueuse avec Alfred de Musset éloignent de l’Indre celle qui s’appelle désormais George Sand. Elle finit par divorcer. Le 25 juillet 1835, elle comparaît à Bourges, au palais Jacques Coeur, devant la Cour royale où son mari a fait appel du premier jugement. « Madame Dudevant fait son entrée dans la salle d’audience, relate La Gazette des tribunaux, mise avec beaucoup de simplicité, robe blanche, capote blanche, collerette retombant sur un châle à fleurs. »
Dans une de ses œuvres méconnues, Jehan Cauvin, George Sand s’attarde sur la capitale du Berry, « ville de souvenirs et de rêveries, muette comme l’oubli, éloquente comme la mémoire, douce à l’homme qui dort, chère à celui qui pense ; des rues où croissent paisiblement la folle avoine aux franges de soie et le chardon à la tête légère ; des maisons belles et riches mais cachées derrière les mystérieux jardins, et à chaque pas une tête gothique sculptée sur le bois noir d’un pignon du Moyen Âge, un écusson aux armes effacées ou un fronton aigu porté sur des monstres couverts d’écailles. »
Détail du décor de la chambre qu’occupèrent à Nohant Aurore et Gabrielle, petites-filles de l’écrivaine. Le papier peint, d’inspiration orientale, représente des hérons. Le mobilier est en bambou. Une copie du portrait de George Sand peint par Auguste Charpentier (1838, original conservé au musée de la Vie romantique) surmonte la cheminée du grand salon à Nohant. Dans le boudoir attenant à l’ancienne chambre de sa grand-mère, George Sand s’est aménagé un bureau dans une « armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire ».
En 1837, l’écrivaine retourne dans sa maison reconquise sur l’époux violent. Nohant devient le centre de sa vie, entrecoupée de quelques voyages et d’obligatoires séjours parisiens. Dans ce village perdu du Berry mystérieux retentit bientôt chaque été le piano que l’on a fait venir de Paris pour Frédéric Chopin. De la patache de La Châtre, prise dans le matin glacial à Châteauroux après une nuit de train, descend tout un monde d’artistes : Franz Liszt et Marie d’Agoult, Pauline Viardot, Ivan Tourgueniev, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas Fils, Théophile Gautier, Eugène Delacroix, le prince Napoléon-Jérôme et parfois Gustave Flaubert, toujours invité mais rarement venu.
Les dîners de quinze couverts sont fréquents. « Notre vieille maison est un coin assez curieux où l’on a réussi, pendant trente ans, à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde », écrira George Sand à Henry Harrisse en 1867. Après le dîner, vers trois heures, l’infatigable auteure remonte dans le cagibi attenant à sa chambre faire un peu de copie jusqu’à six ou sept heures. Puis elle soupe avec ses hôtes et retravaille jusqu’après minuit…
La campagne alentour irrigue nombre de ses romans, de manière sourde, ou au contraire jaillissant au creux des pages. Tout le monde connaît La Mare au diable, dont le pèlerinage champêtre possède encore du charme, même si les chênes ont disparu ; François le Champi ou Les Maîtres sonneurs dans les pas desquels un sentier mène toujours le randonneur.
Mais les paysages de L’Indre se cachent aussi dans Valentine, Le Meunier d’Angibault, Le Diable aux champs, Mauprat, Les Beaux Messieurs de Bois-Doré. « Le vieux manoir de Brilbault, écrit-elle dans ce dernier, est fort isolé dans les terres, et les chemins y sont détestables… La masure passe pour être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu’il y ait, ce qui est cause qu’aucun paysan maraudeur n’est curieux d’y entrer, aucun passant de s’y arrêter… » Sans oublier les Promenades autour d’un village, où Sand chante la beauté de Gargilesse, ce village qui abrite son dernier amour, Alexandre Manceau, à partir de 1857.
Le village, le vrai village perché, se présenta magnifiquement éclairé, sous nos pieds. Il faut arriver au soleil couchant : chaque chose a son heure pour être belle.
George Sand, Promenades autour d’un village, 1857
Après que « la bonne dame de Nohant » s’est éteinte, le 8 juin 1876, on l’enterra au bout de son jardin, là-bas dans le Berry. À la messe, dans la petite église de Nohant-Vic, il y a du monde. Flaubert, en larmes, écrira à son amie Edma Roger des Genettes : « Quinze personnes étaient venues de Paris. Il pleuvait à verse. Une foule de bonnes gens de la campagne marmottaient des prières en roulant leur chapelet. Cela ressemblait à un chapitre d’un de ses romans. »
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