Le 1er février dernier, pour le troisième volet du cycle de webinaires « Amoureux du patrimoine », VMF Crescendo a réuni deux architectes, Marion Pérot et Marc Bigarnet, autour du sujet suivant : restaurer et habiter le patrimoine, l’inventivité sous contrainte ?
Le webinaire, présenté par Isabelle Scart, membre de la commission VMF Crescendo, a convoqué deux architectes aux profils différents : Marion Pérot, architecte des Bâtiments de France (ABF) dans le département de l’Ain, et Marc Bigarnet, architecte et maître de conférence à l’école nationale supérieure d’architecture de Lyon (ENSAL). Ensemble, ils ont exploré la notion « d’habiter le patrimoine » dans le sens d’utiliser, de faire vivre ce patrimoine et sont revenus sur les enjeux de la restauration du bâti ancien, tant du point de vue de sa conservation que de l’écologie.
De la nécessité d’habiter le patrimoine
Isabelle Scart a déclaré au début de cet échange : « Le patrimoine, s’il est muséifié, s’il n’est pas habité ou utilisé, meurt. » En effet, la muséification et la désertion des centres anciens tuent les villes, bourgs et villages. Des villages anciens deviennent, pour reprendre les mots de Marion Pérot, des « attractions pour touristes en mal de culture ». Ces lieux ne vivent qu’au rythme des visiteurs, avec des boutiques de souvenirs uniquement ; des sites inanimés finalement, désertés hors saison. Et puis, il y a ces centres anciens de villes moyennes et de villages qui ne vivent plus du tout. Les commerces ont fermé les uns après les autres, les logements se sont vidés. Les habitants sont partis pour des villes plus grandes, pour la campagne, ou parfois seulement en périphérie de ces centres désertés, dans des logements neufs, individuels, des lotissements.
Cette problématique des centres anciens désertés résulte de nos façons de vivre, de consommer, d’acheter. L’héritage constitué par ces centres-bourgs a du mal, à première vue, à s’adapter aux modes de vie contemporains. La ville ancienne ne semble pas résiliente et adaptable : peu de lumière dans les logements, mauvaises dimensions, problématiques d’isolation, etc. Marc Bigarnet rappelle que la ville est conçue avec des notions de mitoyenneté et que le code civil peut lourdement peser dans les relations entre voisins. Il apparait alors plus facile pour beaucoup d’acheter et de construire – de « rentrer dans les cases des promoteurs » –, de ne pas acquérir un bien soumis à ce code civil, dont l’héritage est lourd.
Le patrimoine, s’il est muséifié, s’il n’est pas habité ou utilisé, meurt.
Isabelle Scart, membre de la commission VMF Crescendo
Pourtant, pour Marion Pérot, « réhabiter le patrimoine ancien peut nous permettre, dans nos villages, de retrouver une cohésion sociale et une notion de « vivre ensemble » ». Elle remarque d’ailleurs l’émergence ces dernière années d’une « envie de retour au réel ». Il faudrait pour cela remettre en cause nos usages, s’interroger sur ce que signifie « habiter quelque part ». Il y a une responsabilité collective et les élus ont un rôle important à jouer pour renforcer l’attractivité de ces lieux délaissés, améliorer la qualité de vie.
Le ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales a lancé en 2020 le programme « Petites villes de demain », dans le but de renforcer le maillage du territoire, de conforter le rôle de centralité des petites villes et de leur permettre de faire face aux enjeux démographiques, économiques ou sociaux à venir. Et ce qui nous intéresse particulièrement : les études préalables au lancement du programme ont démontré que le patrimoine peut être un élément levier dans les projets de redynamisation des centres des petites villes. Il y a donc un enjeu de taille à réinvestir le patrimoine !
La mission de l’architecte est d’intérêt général
Le monde dans lequel on vit aujourd’hui est un tissage d’époques, de styles, de choix, et parfois de mauvais choix de nos prédécesseurs. Quand on reprend un bâtiment ancien, on doit jongler avec l’histoire de ce bâtiment. Ce dont on hérite, c’est cette juxtaposition des époques. On hérite rarement d’un édifice qui a été mis entre parenthèse à une époque et qui n’a pas évolué depuis. L’architecte a une responsabilité face à l’histoire des lieux et doit trouver des solutions pour aménager des espaces qui engagent autant la mémoire du lieu que son devenir. Ce jeu d’équilibriste, assorti d’une notion de responsabilité, de politesse envers le bâti ancien, engage aussi bien l’architecte qui imagine un projet que l’ABF qui donne son avis sur ce projet.
Le point de vue des ABF n’est pas de tout mettre sous cloche, de tout faire comme on faisait il y a 300 ans.
Marion Pérot, architecte des Bâtiments de France (ABF) dans le département de l’Ain
Dans l’élaboration d’un projet architectural se combinent, de façon indissociable, des questions urbaines, des questions d’architecture (sol, infrastructures, édifice) et des questions de paysage, du rapport à celui-ci. L’architecte doit penser à la durabilité et à l’entretien, et il a deux temporalités à gérer : celle de l’architecture, qui sans entretien devient ruine, et celle du paysage, qui avec le temps s’embellit et devient nature. Que le projet concerne un espace privé ou un espace public, l’approche est la même du point de vue de la responsabilité : la mission de l’architecte est d’intérêt général. Il doit contenter les besoins de ses clients, qu’ils soient privés ou publics, et, en même temps, tenir compte de l’impact que son projet aura sur le voisinage. Même sur un terrain privé, la notion de patrimoine dépasse la notion de propriété.
Chez l’ABF, qui est un fonctionnaire de l’État, explique Marion Pérot, on retrouve cette notion d’intérêt général. Il n’a pas le droit de construire ou de signer un permis de construire. En revanche, il doit rendre un avis, conforme ou non, sur un dossier se trouvant dans un espace protégé. Il cherche à comprendre l’intérêt personnel du porteur de projet, les intérêts financiers mais va au-delà. L’ABF s’efforce de s’extraire de l’instant « t », du besoin, pour voir plus loin et respecter les alentours. Son rôle est d’identifier ce qui est l’essence du patrimoine, ce qui a de la valeur et ce qui mérite qu’on le préserve et qu’on le protège. Le jeu d’équilibre consiste, pour lui, à protéger, tout en permettant la vie, l’évolution, l’adaptation aux usages contemporains.
Les ABF sont des écolos.
Marion Pérot, ABF dans le département de l’Ain
« Le point de vue des ABF n’est pas de tout mettre sous cloche, de tout faire comme on faisait il y a 300 ans » a rappelé Marion Pérot. L’ABF peut d’ailleurs très bien collaborer avec l’architecte qui travaille sur le projet, en amont ou bien pour le corriger. Si l’impact visuel du projet est trop fort par exemple, celui-ci peut être retravaillé, avec l’ABF, pour bien s’intégrer à ce qui l’entoure. L’ABF entend aussi protéger l’environnement. Pour Marion Pérot, « les ABF sont des écolos », ils cherchent à réparer ce qui est cassé, à ne pas faire du neuf. Selon elle, « le travail d’un architecte du patrimoine est assez proche du travail d’un médecin, c’est-à-dire qu’il appréhende le bâtiment ancien comme un médecin appréhende un corps humain ».
Restaurer le patrimoine, un engagement écologique
La présentation, par Marc Bigarnet, d’un projet de restauration d’une maison d’ouvrier se trouvant dans un hameau permet d’avoir une vision concrète des enjeux de conservation et de réutilisation du bâti ancien. Il considère le projet de rénovation lourde comme vecteur d’un engagement : « on profite d’une urbanité et d’un rapport à la nature inédit dans le cadre de la production contemporaine de la maison individuelle ; on réinvestit un interstice inhabité plutôt que de poursuivre l’étalement urbain sur les terres agricoles ; on recycle les matériaux des constructions existantes qui ont fait leurs preuves de durabilité ; on valorise les techniques artisanales contemporaines d’écoconstruction. »
Une maison d’ouvrier en pierre est un petit patrimoine, certes sans valeur historique, mais dont la situation, la configuration saine et le rapport au sol sont intéressants et qui est bâti avec un matériau de qualité réutilisable – les pierres de la construction ont constitué la carrière pour le projet. Dans un premier temps, les murs ont été consolidés par un maçon, puis il a fallu reconstruire une charpente. Tout le projet a été pensé en fonction de la conception de la charpente qui recouvre les murs en pierre. L’architecte a ainsi associé le monde empirique du maçon avec le métier de charpentier contemporain. Le choix des bois a été fait en fonction des essences locales, des scieries locales. On est dans une « démarche jusqu’au boutiste » (utilisation de pierres et de bois locales), afin de limiter le plus possible l’usage de matériaux industriels non adaptés à ce type de construction, ni en termes d’esthétique, ni en termes de qualité des matériaux.
La meilleure manière de ne pas dépenser d’énergie, c’est de ne pas faire ; il faut s’adapter à ce dont on hérite.
Marc Bigarnet, architecte et maître de conférence à l’école nationale supérieure d’architecture de Lyon
Contrairement à la construction d’une maison neuve, un tel projet permet de penser la façon d’habiter différemment. On réinterprète des espaces anciens à la façon d’aujourd’hui, en profitant de la beauté des volumes, de l’inscription dans l’environnement. « La perception du projet par le voisinage a suscité des débats dans le quartier mais les retours ont été plutôt positifs » raconte Marc Bigarnet, d’autant plus que le bois deviendra gris en vieillissant et la maison se fondra ainsi dans le paysage. Le parti pris architectural n’est pas fondamentalement très contemporain et fait appel à un vocabulaire traditionnel, la loggia italienne. C’est une référence au rapport des anciennes maisons à la vue sur l’horizon, par le biais de la loggia (ce qui est commun aux maisons de vignerons et aux maisons bourgeoises). « Le patrimoine ce n’est pas le vieux contre l’ancien, ou le village rural contre la ville, c’est la complémentarité. La meilleure manière de ne pas dépenser d’énergie, c’est de ne pas faire ; il faut s’adapter à ce dont on hérite. »
L’architecte rappelle de ne pas choisir les matériaux les moins chers mais de s’inscrire dans la durée, de choisir des matériaux avec une longévité. Il regrette qu’il y ait trop souvent une « pensée de la surface, de l’enveloppe ». « Ce qui compte c’est l’apparence et la performance technique. On isole les bâtiments en pierre avec des isolants pas chers parce qu’on ne voit pas l’isolant donc autant qu’il soit le moins cher possible s’il a des performances. En faisant cela, on détruit la nature même des matériaux, en l’occurrence de la pierre. » Isabelle Scart a conclu cet échange en précisant : « Il n’y a pas besoin d’avoir énormément d’argent pour faire de belles choses. Il faut bien s’entourer et, avec des beaux matériaux et un bon architecte, on peut faire énormément. » Nous finirons sur ces mots de Marc Bigarnet : « L’inventivité sous contrainte n’est pas une notion propre au patrimoine mais propre à celle du projet d’architecture. »
Particuliers et élus peuvent faire appel aux Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) pour se faire accompagner dans leurs projets. Un CAUE est présent dans chaque département et peut aider à faire des esquisses des projets, à diriger vers les bons professionnels, à donner les bons numéros de téléphone.
Au sein des Unités départementales de l’architecture et du patrimoine (Udap), les architectes des Bâtiments de France (ABF) peuvent également conseiller de bons architectes.