Lorsque survient la Révolution française, l’abbaye prémontrée de Beauport est exsangue. D’importants travaux paysagers et des dépenses inconsidérées ont précipité une fin que les événements politiques ne font qu’accélérer. Après six siècles d’occupation, les derniers chanoines prémontrés quittent les lieux en 1790. Affectés à divers usages, les solides bâtiments se délabrent peu à peu. Dans les années 1820, avant le sauvetage du site par la famille Poninski, le clocher et les voûtes de l’église s’écroulent. En partie ruinée, l’abbaye, faisant face à la baie de Paimpol dans un cadre naturel sauvage et préservé, exhale un charme romantique.
Au bout du chemin d’accès, la façade de l’église gothique, vestige d’une histoire de plus de huit cents ans. À travers son portail, dont ne subsistent qu’une baie double et quelques quadrilobes mutilés, le bleu éclatant du ciel révèle l’absence de charpente, effondrée au XIXe siècle. Agrémentée d’un puits daté de 1607 et d’un magnolia en fleur, une cour donne accès à l’aile des domestiques, dont le rez-de-chaussée sert aujourd’hui d’accueil. Puis, nous entrons dans le cloître. Si rien ou presque ne demeure de l’espace de méditation qu’il fut, image terrestre de la Jérusalem céleste aux fleurs chargées de symbolique mariale (lys, roses, ancolies, iris…), il porte, palimpseste de pierre, les marques successives de sa longue histoire.
Du cloître, reconstruit au XVe siècle en remplacement d’un premier, contemporain de la construction de l’église, ne subsistent que quelques éléments, dont deux arcades ogivales et un grand banc à trois places. À l’étage, de grandes fenêtres, percées durant la deuxième moitié du XVIIe siècle, signalent des travaux qui suivirent une période d’incurie et de délabrement. Avec ses camélias en fleur et son vieux laurier du Portugal qui se contorsionne avec fantaisie, le jardin, hérité du XIXe siècle, offre un désordre plein de charme. Les pierres, chargées de passé, et la nature folâtre s’accordent en une harmonie d’un esprit tout romantique.
L’ordre symbolique du monde
Dans les années 1180, Alain de Goëlo, comte de Penthièvre et membre de la famille ducale de Bretagne, fonde un monastère sur l’île Saint-Rion, pour veiller sur l’âme de ses défunts parents. Mais le caractère hostile du site entraîne la dispersion de la communauté. En 1202, le comte transfère l’ensemble de ses droits et propriétés à l’abbaye normande de La Lucerne, qui érige l’unique abbaye prémontrée de Bretagne : Beauport. La topographie des lieux détermine la construction de l’ensemble qui, s’il est édifié selon le plan classique des abbayes cisterciennes, intervertit l’emplacement du réfectoire et celui de l’église. La raison en est symbolique : le terrain étant pentu, respecter le plan traditionnel aurait conduit à placer l’église plus bas que le lieu dévolu aux repas. Or, la nourriture spirituelle est supérieure à la nourriture terrestre… La hiérarchie d’importance des fonctions préside à l’ordre symbolique des espaces. Ainsi, l’aile des hôtes et des domestiques, côté ouest, qui accueillait les profanes et les activités mondaines et pratiques, est-elle moins ornée que la salle capitulaire et le dortoir, qui abritaient les fonctions spirituelles, côté sud.
Privée de toiture, ouverte à tous les vents, l’église abbatiale dont ne restent que les murs compose une ruine romantique. Des vestiges de quadrilobes subsistent dans la double baie surmontant ce qui fut le portail d’entrée. Dans l’ancien réfectoire, aujourd’hui à ciel ouvert. Située au-dessus du cellier, cette pièce constituait la plus grande salle de l’abbaye. Sa façade nord est percée de huit baies en plein cintre. Les chapiteaux sont décorés de motifs végétaux gravés dans la pierre calcaire de Caen.
Disposant de la fortune offerte par le comte, d’un territoire environnant de soixante hectares, de quelque 400 hectares de possessions dans les diverses paroisses et de nombreux privilèges – à la dîme, qui s’étend sur l’ensemble du diocèse à partir de 1250, s’ajouteront avec le temps diverses rentes et droits – et exemptions, Beauport, dont une partie de l’économie repose sur ses liens avec la mer, est une abbaye opulente dès sa fondation. À ses débuts, elle abrite une dizaine de chanoines, qui font vœu d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, ainsi que quelques novices et de sept à dix domestiques, auxquels s’ajoutent les visiteurs et pèlerins qui y sont accueillis.
Si, dans les premiers temps, les vœux sont observés, le relâchement arrive bientôt et conduit à assouplir la règle, très austère. En 1287, l’abbé Pierre d’Agaville autorise la consommation d’aliments carnés (jusqu’alors exclue) et octroie la « pitance », consistant en terres données en jouissance à chaque religieux pour qu’il puisse en consacrer le revenu à s’offrir une ration de vin aux jours de fête. Dues tour à tour à la richesse dont jouissent les chanoines, à la mise en place du système de la commende, au délabrement provoqué par les intempéries, à des évolutions structurelles de la communauté ou aux attentes sociales vis-à- vis de l’Église, l’histoire entière de Beauport est une alternance de périodes de resserrement et de dévoiement de la discipline.
Des homards à la table des moines
Durant les dernières décennies de son occupation, au XVIIIe siècle, l’ambiance de Beaufort est sybaritique : on installe dans l’église des autels en marbre et tuffeau, une clôture du chœur en marbre, des sculptures. La table de l’abbaye est tenue pour l’une des meilleures de la région. On y trouve alors viandes, poissons, huîtres, crustacés, huile d’olive, bières, condiments, café, thé et chocolat, à une époque où il valait plus que l’or. Il y a quelque chose de truculent à imaginer des chanoines épicuriens manger du homard en perruque poudrée au siècle de Voltaire ! Les mœurs étaient à ce point dissolues qu’un dicton populaire énonçait : « Il n’est pas de moine à l’abbaye qui n’ait de femme à Kérity ».
De tels écarts ne doivent pas faire oublier les grands travaux exécutés à travers les siècles, qui ont créé le paysage alentour, jusqu’au XVIIIe siècle, où ont lieu les derniers grands aménagements, ruineux : poldérisation, digue plantée de pins maritimes. C’est d’ailleurs ce qui précipite la fin de l’abbaye, plus sûrement que la Révolution. En outre, précise Laurence Meiffret dans son livre L’Abbaye de Beauport (Éditions Ouest France, 2002, rééd. 2006), « [la] vérité est que ce siècle ne reconnaissait plus la nécessité d’exister aux ordres réguliers, en témoignent les livres de doléances : le devoir d’un religieux était d’agir dans le monde, et non de se retirer en marge en profitant toutefois de son commerce. Les chanoines eux-mêmes le ressentaient, si l’on en croit l’intérêt de la plupart d’entre eux pour le bouillonnement idéologique qui précéda les premiers événements révolutionnaires. »
Ruines romantiques puis lieu culturel
À la Révolution, les chanoines se dispersent, non sans prendre soin d’emporter avec eux leur bibliothèque, dont ils se répartissent les 1 930 ouvrages pour en éviter l’éventuelle destruction. À l’abandon, l’abbaye se vide de ses richesses : les cloches sont envoyées à la fonderie de Brest en 1791 ; les stalles, reliquaires et statues sont saisis et se retrouveront plus tard dans des églises paroissiales ou chez des collectionneurs. En 1797, devenue bien national, l’abbaye est mise en vente. Les trois acquéreurs, pour délimiter leurs propriétés, posent des murs, encore visibles aujourd’hui. La municipalité de Kérity rachète ensuite l’aile orientale pour y installer la mairie et l’école communale. L’ancienne abbaye accueille ensuite une salpêtrière, une cidrerie, une étable pour vaches, un lieu de pâture pour les moutons… et se dégrade. Des pans de bâtiment s’effondrent et Beauport finit par servir de carrière de pierres. Dans les meilleurs cas, des vestiges font l’objet de réemplois, l’imaginaire romantique trouvant un charme aux ruines : des écoinçons servent de décoration ; les pierres tombales sont placées dans l’ancien transept pour leur effet théâtral.
Au rez-de-chaussée du bâtiment au Duc, en dehors de l’enceinte du cloître, la salle au Duc, recouverte de voûtes d’ogives sur plan barlong, offre un vaste volume d’un seul tenant, éclairé par des fenêtres géminées. Archéologues et historiens s’interrogent sur la fonction première de cette pièce qui eut plusieurs usages au fil des siècles. Elle a abrité une cidrerie au XXe siècle.
Si Prosper Mérimée, inspecteur des Monuments historiques, a rédigé un rapport passionné dès 1835 sur l’abbaye de Beauport, son classement au titre des Monuments historiques n’est obtenu qu’en 1862. Et c’est seulement en 1891 que l’ensemble conventuel est réunifié, grâce à la famille Poninski, héritière de l’un des trois acquéreurs de 1797.
Au XXe siècle, l’abbaye de Beauport héberge des étudiants en classe préparatoire d’hydrographie, sert de lieu de villégiature touristique. Ce n’est qu’en 1992 qu’elle est acquise par le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres. Une série de restaurations est engagée : salle des convers, salle au Duc, couverture du chapitre et celliers ; les jardins et vergers sont réaménagés ; une partie de la digue est reconstruite. Autant de travaux coûteux qui ont permis l’ouverture au public du site qui, s’il nécessite encore beaucoup de travaux, se concentre maintenant sur l’offre culturelle.
© VMF/MAP
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