Moins prestigieuses que le bâti classique hérité du Versailles royal, mais tout aussi emblématiques de la ville, les maisons en meulière enjolivées de céramique Art nouveau ‒ grès et faïences joyeusement colorés ‒ ont imprimé un style architectural et décoratif unique à certains quartiers versaillais et racontent, à leur manière, toute une époque. Promenade à la découverte d’un patrimoine bien vivant, plein de charme et de fantaisie.
En quelques décennies, à la fin du XIXe siècle, alors que se développent rapidement de nouveaux quartiers, se dessine la physionomie d’un « autre » Versailles, loin, bien loin du Versailles Grand Siècle que chantait avec nostalgie André Chénier peu de temps avant son arrestation :
Ô Versailles, ô bois, ô portiques,
Marbres vivants, berceaux antiques…
Dans ces nouveaux paysages urbains, la pierre meulière est reine, habillant de toutes ses nuances d’ocre, de rose, de roux, de grenat, des pavillons modestes aussi bien que des villas cossues se donnant des allures de manoir. Derrière ces façades pittoresques auxquelles un décor en céramique, tantôt sobre tantôt foisonnant, ajoute un petit supplément de poésie, se profile la silhouette d’un architecte versaillais discret mais prolifique, qui a à son actif plusieurs centaines de maisons de ce type, appelées aujourd’hui communément « maisons Bachelin ». À travers la variété des modèles réalisés, elles composent un précieux témoignage des goûts esthétiques à la Belle Époque, des savoir-faire des artisans et des céramistes, des possibilités nouvelles offertes par l’industrie, tout en s’inscrivant dans la longue histoire du développement de la ville.
Dans les nouveaux quartiers
Tout au long du XIXe siècle, Versailles s’est développé, s’émancipant lentement du château qui avait perdu ses fonctions de résidence royale et de siège du pouvoir, gagnant sur des espaces progressivement libérés de l’emprise foncière domaniale. L’arrivée du chemin de fer (avec la construction des trois gares entre 1839 et 1849) accroit l’attrait résidentiel de la ville, qui devient, dès la monarchie de Juillet, un lieu de villégiature prisé des élites parisiennes. De belles villas entourées de grands jardins sortent alors de terre dans le vaste parc de Clagny, où se dressait autrefois le somptueux château de Madame de Montespan.
Après ces premiers lotissements investis par de riches familles, de nouveaux quartiers se peuplent, au lendemain de la guerre de 1870, pris dans le tissu urbain tout en conservant leur originalité de « villages » : Glatigny, qui se développe sur un plan très régulier, et Montreuil, qui connait une croissance rapide, sur un parcellaire plus étroit, avec jardinets, maisons jumelles et alignement direct sur la rue. La meulière extraite dans les carrières voisines ‒ bon marché, solide et légère, rugueuse et pittoresque ‒ donne une couleur et une âme communes à toutes ces constructions des années 1880-1914, qui déclinent une grande variété de formes et de décors en fonction des goûts et des moyens des propriétaires, entre habitat populaire et villégiatures bourgeoises, et qui renouvellent avec bonheur l’histoire du bâti versaillais.
La patte de Bachelin
Sur bon nombre de ces maisons, l’architecte a laissé sa carte de visite, en l’occurrence une plaque portant sa signature. On peut y lire « L. Bachelin, architecte, Versailles » : Léon Bachelin (1867- 1929), l’auteur de l’archétype de la maison bourgeoise versaillaise autour des années 1900, a été formé au cabinet d’architecture Petit (entre le père Armand et le fils Albert qui sera architecte de la Ville et du département de Seine-et-Oise). Installé boulevard de la République, dans ce nouveau quartier de Montreuil dont il va accompagner l’urbanisation, il a construit, en 40 ans de carrière, plus de 400 maisons (et immeubles) à Versailles et dans les communes voisines, Viroflay et Le Chesnay, cultivant un style éclectique qui met la meulière à l’honneur, avec quelques touches Art nouveau.
Bachelin travaille toujours avec les mêmes entrepreneurs versaillais, dont les noms figurent parfois sur les façades (A. Magnard, Carré, Lucas). Les menuiseries sont fournies par son fils Georges et la serrurerie par son fils Paul. Les prix, la technique et les délais sont ainsi maitrisés, les très nombreux chantiers sont menés à bien sans la moindre anicroche, et les commandes affluent.
Décor d’une villa située impasse Adèle-Mulot, à Versailles. Ce beau motif de carreaux de faïence portant le nom de la villa, rue Georges-Guynemer, répond aux frises ornant le dessus des fenêtres, qui représentent des chardons bleu turquoise et ocre (emblème celtique) − motif qui figure au catalogue Gilardoni fils A. Brault et Cie de 1898.
À partir d’un modèle de base – rez-de-chaussée à plan carré avec séjour, salle à manger, cuisine et office, un étage avec trois ou quatre chambres et salle de bains, et un second étage en comble avec des chambres de service –, l’architecte pouvait proposer à sa clientèle une infinité de variantes qui font que chaque « maison Bachelin » a son esthétique particulière : toits débordants soutenus par des aisseliers, détails pittoresques comme des fermes apparentes, des épis de faîtage, des bow-windows, des lucarnes aux pignons parfois exubérants, une tour latérale donnant l’illusion d’un belvédère, de gracieux garde-corps, un auvent, une marquise coiffant une jolie porte et, bien sûr, les décors multicolores en céramique dont on redécouvre aujourd’hui les charmes.
De la couleur dans la rue
Bien visibles de la rue, pour le plus grand plaisir du passant curieux et attentif, remarquablement préservés, les décors en céramique, ornant les façades en meulière mais s’associant aussi à merveille avec les briques polychromes, illustrent les riches potentialités de ce matériau qui connut une grande vogue à la Belle Époque et jusqu’en 1914, d’autant plus qu’il était très résistant et d’entretien facile. Si l’on marche le nez en l’air, en particulier dans le quartier de Montreuil près de l’église Saint-Symphorien, les trouvailles sont innombrables : ce ne sont que carreaux de faïence, frises, cabochons, rosaces, décorés de motifs végétaux ou d’animaux en terre cuite émaillée ou en grès flammé, qui ponctuent la façade de notes colorées et font chanter les teintes de pain cuit de la meulière. De belles plaques en faïence émaillée, délicieusement désuètes, portent le nom de la villa : noms de fleurs, de femmes, d’arbres et d’oiseaux, qui évoquent les villégiatures balnéaires.
Ce cabochon bleu turquoise et sa frise en terre cuite émaillée (maison Hippolyte Boulanger à Choisy-le-Roi) ornent la façade de la villa Les Fusains, rue Georges-Guynemer. La façade en brique polychrome de l’immeuble Bachelin, au 3 rue de l’Assemblée-Nationale, est ornée d’une frise en grès émaillé de style Art nouveau, provenant de la maison Gilardoni fils à Choisy-le-Roi.
Les céramiques décoratives de ces quartiers proviennent essentiellement de deux fabriques de renom, toutes proches puisqu’installées à Choisy-le-Roi : les manufactures Hippolyte Boulanger et Brault-Gilardoni (qui prendra ensuite la raison sociale Gilardoni et Fils). La maison Gilardoni avait hérité d’une longue tradition de collaboration avec les architectes, et Léon Bachelin avait l’habitude de proposer à ses clients les motifs décoratifs présentés sur les catalogues de cette entreprise. Précisons que la signature Gilardoni est rarement repérable, dans la mesure où il s’agissait de très nombreux modèles, produits en série, donc non signés. On y rencontre aussi, au hasard des rues, des motifs proposés par les faïenceries de Sarreguemines, Digoin et Vitry-le-François, dont les ateliers de céramiques décoratives étaient alors installés à Paris.
Aujourd’hui plus pimpantes que jamais, ces maisons ont bien résisté au temps, grâce à la nature de la pierre meulière, qui, constellée d’alvéoles et très imperméable, isole naturellement le bâtiment. Et la « belle meulière », près d’un siècle et demi après son invention, fait toujours rêver, se laissant volontiers admirer de la rue, légèrement en retrait derrière les feuillages d’un jardinet fermé d’une grille où souvent court une opulente glycine, comme dans une vieille maison de famille.
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