Niché au sud du Massif central, le territoire des Causses et des Cévennes, est inscrit depuis 2011 sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO au titre de « paysage culturel vivant de l’agro-pastoralisme méditerranéen ». Second plus grand bien inscrit au monde, il court sur l’Aveyron, le Gard, l’Hérault et la Lozère. Décryptage de ces paysages d’exception, les Causses habités et façonnés par la main de l’homme.
C’est « parce qu’ils sont un exemple d’établissement humain traditionnel, de l’utilisation du territoire représentatif d’une culture et d’une interaction humaine avec son environnement » que les Causses et les Cévennes ont été inscrits. Paysage et action de l’homme s’expriment ici au travers d’une culture agro-pastorale très riche. L’agro-pastoralisme associe l’élevage des troupeaux sur des parcours naturels et la production de fourrages et de céréales nécessaires à leur alimentation. Ce système est unique et complètement imbriqué ; des exploitations qui ne pratiqueraient que le pastoralisme ou uniquement l’agriculture ne pourraient être viables sur ces rudes terres. L’autre spécificité de ce territoire réside dans le fait qu’il regroupe tous les différents systèmes pastoraux présents autour de l’arc méditerranéen. Mais ici, l’agro-pastoralisme est une économie bien vivante, qui perpétue des savoir-faire ancestraux, des pratiques respectueuses de l’environnement et des paysages façonnés par la main de l’homme.
De nombreux mégalithes
Ces paysages sont physiquement marqués par de grands linéaires qui révèlent la volonté de l’homme de maîtriser ces vastes étendues. Dès le néolithique moyen, soit entre 5000 et 2500 av. J.-C., l’homme, qui pratique déjà l’élevage et l’agriculture, érige de nombreux mégalithes. Aujourd’hui, la Cham des Bondons, deuxième plus grand site mégalithique d’Europe, offre de longues crêtes balisées en leur sommet par des menhirs. Ce site calcaire emblématique des paysages de Lozère abrite, sur dix kilomètres carrés, 154 menhirs en granit, roche extraite du massif du mont Lozère et donc transportée sur quelques kilomètres. Ils ne sont pas sans rappeler d’autres monuments de pierre, plus récents : les montjoies. Ces pierres dressées d’environ 1,5 à 2 mètres de haut avaient pour fonction de délimiter un chemin, souvent une draille, mais aussi de permettre de se repérer en cas de mauvais temps.
Le hameau de Fretma, situé sur le causse Méjean, est constitué de bâtiments qui présentent une typologie très différente en fonction de leur usage. Depuis l’ancienne draille on aperçoit la cour d’entrée, dallée pour permettre la circulation des boeufs et charrettes.
On trouve des montjoies sur le mont Lozère mais aussi en Cévennes, à la Can de l’Hospitalet. Ici, les États du Gévaudan décidèrent en 1745 d’en implanter pour sécuriser cet axe majeur. Autres linéaires de pierre visibles dans le paysage : les croix de Malte. Comme le rappellent les cités templières et hospitalières visibles en Aveyron, ces ordres de chevalerie ont joué un rôle majeur, en faisant de l’agropastoralisme une activité économique d’importance. En effet, ils ont rassemblé les habitants dans des villages fortifiés, optimisé les terres en faisant en sorte que les terres cultivables soient les plus proches possible des bourgs, tandis que les parcours plus lointains servaient au pâturage des brebis.
Marquer le paysage
Les limites des commanderies sont encore aujourd’hui celles des limites communales. Sur le mont Lozère, la commanderie de Gap-Francès fut présente sur le massif du XIIe au XVIIIe siècle. Son siège, au hameau de l’Hôpital, englobait une large partie du mont Lozère. Marquer ce paysage était important et cela d’autant plus que les Causses et les Cévennes ont toujours été un territoire de passage, en particulier avec la pratique de la transhumance. Les drailles zigzaguent sur les versants pour mener les troupeaux des plaines vers les sommets dès le mois de juin, l’eau et l’herbe se faisant rares dans les plaines méditerranéennes. Elles s’accompagnent de murets, de pierres de bornage, parfois de calades, de points d’eau, d’abris de berger, de ponts moutonniers, autant d’éléments de patrimoine vernaculaire encore essentiels pour ceux qui pratiquent la transhumance à pied.
Aller habiter un lieu sans eau ni bois ! Voici la gageure qu’ont relevée les hommes en s’installant sur les causses, plateaux karstiques à plus de 1 000 mètres d’altitude. Et pourtant, aujourd’hui encore, c’est sur ces hautes terres que vivent de nombreuses familles, produisant le lait pour le roquefort ou élevant des agneaux sous la mère. Les fermes caussenardes témoignent d’un savoir faire unique : la technique de la voûte et les toitures en lauze qui leur permettent de se fondre dans ce paysage minéral. La maison abrite au rez-de-chaussée, sous une voûte bâtie en anse de panier, le troupeau de brebis. Au-dessus s’élève le logis, séparé des combles par un plancher, les deux étant abrités par une haute voûte en arc brisé dont le volume offre la possibilité d’aménager deux niveaux. Cette superposition de voûtes différentes a l’intérêt de mieux répartir les poussées sur des murs épais d’environ 1 à 1,30 mètres.
Des architectures adaptées
La récupération de l’eau étant la préoccupation majeure, les toitures couvertes de larges lauzes calcaires étaient bordées de chenaux de bois, drainant l’eau jusqu’à la citerne où elle était stockée pour l’usage domestique. Dans les domaines agricoles, la maison de maître était complétée par d’autres bâtiments : grange, étable ou écurie, porcherie, poulailler, logements pour les ouvriers agricoles, four à pain, aire à battre, jardin… On s’organisait pour pouvoir vivre en autarcie, le domaine rassemblant alors des dizaines de personnes à l’année, complétées selon les travaux par des ouvriers recrutés aux foires à la loue, où ils venaient se proposer pour le temps des fenaisons ou des moissons.
Situé sur le flanc sud du mont Lozère, le hameau de l’Hôpital fut primitivement le siège d’une commanderie hospitalière. On remarque, aux extrémités des toitures, les pas de moineau destinés à l’origine à accueillir une couverture en chaume. Au premier plan, une aire à battre.
© Michel Cavalier/Hemis.fr
Dans les Cévennes, l’homme n’a pas bénéficié de vastes plateaux mais de serres et de valats, c’est-à-dire de crêtes et de vallées escarpées organisées en une succession de vallées parallèles. La présence du schiste, du châtaignier, les terrasses cultivées et les mas dispersés, accrochés à la pente, caractérisent ses paysages. Ici, les maisons sont hautes et étroites, encaissées dans la pente pour mieux s’accrocher au rocher et bâties en petits moellons de schiste. L’ardoise de schiste couvre les charpentes de châtaignier.
Au royaume des chèvres
L’animal domestique roi est la chèvre, parfaitement adaptée aux versants abrupts. L’AOC Pélardon permet encore aujourd’hui à de nombreuses exploitations de vivre dans ces vallées complétant le système agropastoral par la culture de l’oignon doux et du maraîchage sur les terrasses aménagées. Ces ouvrages ont été fortement développés au XVIe siècle pour faire face à la croissance démographique et aménager des terres cultivables. L’intensification de la culture du châtaignier au XVIIe siècle, puis du mûrier au XVIIIe, pour la sériciculture, a été possible grâce à ces terres gagnées sur la pente. Elles sont le fruit d’un savoir-faire enseigné aujourd’hui à l’École de la pierre sèche en Lozère, le métier de murailler. Les terrasses s’accompagnent d’une maîtrise de l’eau au travers d’ouvrages hydrauliques que l’on nomme des béals, des canaux nécessaires à l’irrigation des cultures.
Maisons du hameau de Fretma. La restauration de l’ensemble, menée depuis 1997, s’est faite dans le respect scrupuleux de cette architecture traditionnelle. Quand cela s’est avéré nécessaire, les baies ont été ouvertes ou reconstruites soit avec des pierres à bâtir, soit avec des pierres de taille achetées à des paysans sur des ruines, des maçons locaux ou des récupérateurs de matériaux.
Bâtiments annexes du domaine de Fretma. Les toitures sont en schiste et non en calcaire, du fait du manque de fiabilité du calcaire local. Les lauzes sont épaisses sur le seul bâtiment sur voûte, au premier plan, plus minces sur les autres, où elles sont posées sur des charpentes en bois.
Quant à l’architecture de montagne, elle trouve ses lettres de noblesse sur le mont Aigoual et le mont Lozère. Sur le flanc sud de celui-ci, des maisons gardent parfois le souvenir de couvertures en chaume. Les fermes bâties en gros blocs de granit à peine équarris sont organisées en L et entourées de hauts murs. Le logis, au rez-de-chaussée, n’est séparé de l’étable que par une simple cloison afin de profiter de la chaleur du troupeau d’un côté et du grand âtre de l’autre. Ces grosses fermes étaient organisées pour vivre en autarcie. Elles sont ainsi composées d’éléments annexes tel un moulin, un four à pain, une aire à battre.
La pierre, sinon rien
L’homme a bâti de nombreux ouvrages en utilisant exclusivement la pierre et rien d’autre. Ainsi, quantité de constructions nécessaires à la pratique agropastorale sont réalisées sans mortier ni liant quelconque. Sur les Causses, les cazelles, abris pour berger, mettent en oeuvre cette technique qui n’a pas changé depuis des siècles. Elles sont toujours bâties à la limite des champs et des parcours à moutons. Le berger pouvait ainsi travailler à l’épierrement des champs et surveiller les bêtes. Le résultat de ces épierrements, nommés clapas, scandent les causses et sont parfois l’agrandissement de tumuli préhistoriques. Nécessaires à l’abri des troupeaux, les jasses, ou bergeries de parcours, étaient aussi bâties en pierre sèche. Elles étaient constituées d’une voûte et, sur les plateaux, d’une citerne recueillant les eaux de pluie. Les seuls autres points d’abreuvement pour les troupeaux sont les lavognes, dépressions argileuses pavées qui retiennent l’eau.
Les Causses et les Cévennes sont reconnus aujourd’hui comme paysage culturel vivant et évolutif. Cela est totalement justifié au regard des pratiques agricoles de ces territoires et de leur culture occitane et agropastorale mais laisse de côté la question de leur patrimoine. À 90 % en mains privées, disséminé dans de grands espaces, il est souvent considéré comme anodin, en contradiction avec sa reconnaissance mondiale ! De plus, c’est un patrimoine qui, majoritairement, n’est plus en adéquation avec les pratiques agricoles actuelles : combien de linteaux de portail en pierre sont-ils cassés pour permettre le passage des tracteurs ? Aujourd’hui, les bergers ne se servent plus de cazelles pour s’abriter, les enclos de pierre sont remplacés par des clôtures électriques. Difficulté supplémentaire : ce patrimoine n’a jamais vraiment été étudié. Sa mémoire n’est aujourd’hui détenue que par le quatrième âge. ll y a donc urgence…
Quel avenir pour le patrimoine rural ?
Dans de telles conditions, il est souvent nécessaire d’inventer à ce patrimoine rural de nouvelles fonctions qui permettront sa pérennité. Ainsi, sont nées les « hébergeries », concept déployé par le parc régional des Grands Causses pour transformer les anciennes jasses en gîtes d’étape. Des cazelles sont remises en état autour de sentiers d’interprétation, des lavognes restaurées pour assurer une réserve d’eau en cas de sécheresse ou pour permettre aux randonneurs équestres d’abreuver leurs chevaux. Les fermes d’autrefois deviennent des gîtes. L’UNESCO a redonné ses lettres de noblesse à ce patrimoine, mais l’inscription ne s’accompagne pas de moyens financiers. Le défi des gestionnaires du site implique de convaincre des investisseurs pour que les Causses et les Cévennes restent un paysage, un patrimoine et une culture vivante.
© VMF/MAP