Si les historiens de l’art s’étaient depuis longtemps intéressés à l’architecture extérieure d’Ancy-le-Franc, il a fallu attendre les campagnes de restauration de ces dernières années pour que son décor intérieur soit véritablement étudié. Il représente pourtant le plus bel ensemble de peintures murales de la Renaissance en France après celui du château de Fontainebleau. Compte rendu d’une redécouverte.
Tout part d’en haut, du sommet, de ces deux clés croisées qui dessinent, sur leur fond rouge, l’écu de la famille de Clermont. Puis la voûte se divise en quatre jardins, séparés par des glaives, où les dieux de l’Olympe incarnent les quatre éléments. Ici, Vulcain et Mars nous rappellent le feu et la violence de la passion. Là, Gaïa, mère nourricière, incarne la terre, accompagnée de Cérès, Bacchus et Flore, les dieux des trois saisons fécondes. Le rôle de l’eau, comme toujours, est assuré par Neptune, sur son char marin, accompagné d’une naïade, de fontaines, de joncs, de coquillages. Dans le compartiment nord, dédié à l’air, Saturne, qui tient une faux et un sablier, nous rappelle que le temps passe.
L’hirondelle traverse le jour, la chauve-souris effleure la nuit. Des guirlandes de fruits et de plantes descendent le long de cette voûte parsemée de papillons, d’escargots, de libellules, d’oiseaux… Il y a tant à observer ! On en attraperait un torticolis. De cet appartement de Diane, qu’Antoine de Clermont fit exécuter vers 1570 au rez-de-chaussée de son château d’Ancy-le-Franc, pour honorer sa belle-sœur, Diane de Poitiers, seule cette voûte, dans la chambre, est demeurée intacte. Rare plafond peint de la Renaissance encore existant, il n’en est que plus émouvant.
Des peintures malmenées
Sur les murs, 8 peintures représentant des couples inconnus, et 2 autres, évoquant les figures de Diane et Actéon et l’histoire du Jugement de Paris, ont été restaurées par les élèves de l’Institut national du patrimoine entre 2002 et 2008 puis par l’équipe d’Aline Berelowitsch, d’octobre 2011 à juin 2013. Au début du XIXe siècle, les deux scènes mythologiques avaient été grossièrement retouchées. Un papier peint, posé sur les autres œuvres déjà abîmées par l’humidité, fut arraché une centaine d’années plus tard. Un désastre !
Détail de l’un des panneaux avant restauration. © Château d’Ancy-le-Franc Détail du même panneau après restauration. Sur la joue gauche et le nez de cette belle inconnue, des traits verticaux très fins marquent la différence entre les manques reconstitués lors de la restauration et l’œuvre originale. © Château d’Ancy-le-Franc
« On ne reconnaissait plus rien, avoue Aline Berelowitsch. Tout était encore en partie recouvert de reste de colle et de papier, envahi par les moisissures et les micro-organismes. Au départ, nous avions prévu de reprendre seulement les petites et les moyennes lacunes et de poser un ton neutre sur les manques plus importants. Mais, finalement, une reconstitution a été décidée. Les documents manquaient. Nous avons donc étudié les autres décors du château, puis nous avons réinterprété le mieux possible, en utilisant la technique du rigattino, une manière de juxtaposer de fins traits verticaux de couleur, qui, de loin donne l’illusion du décor original. En s’approchant, on voit très bien la différence entre nos ajouts et les peintures d’origine. »
Sur les scènes mythologiques, les repeints du XIXe siècle ont été dissous avec des solvants et de l’eau. Les plus résistants, réalisés à l’huile, ont été amincis au scalpel. Les enduits ont été consolidés, les écailles de peinture, qui se soulevaient, refixées avec une colle minutieusement appliquée au pinceau ou à la seringue. Depuis, la chambre de Diane revit.
L’aventure d’une restauration
Plusieurs raisons expliquent que les historiens de l’art ne se soient pas penchés plus tôt sur le sort des décors d’Ancy-le-Franc. Situé aux confins de l’Yonne et de la Côte-d’Or, le château est assez isolé, relativement éloigné de Paris… et d’une desserte TGV. Demeuré propriété familiale jusqu’à la fin du XXe siècle, il était peu visité. Surtout, les restaurations du XIXe siècle dans la plupart des pièces rendaient malaisée l’authentification des décors. Il fallait pouvoir y consacrer beaucoup de temps, et nul n’en avait jamais disposé. Mais lorsque la société Paris Investir rachète le château en 1998, avec l’intention de consacrer les vingt années suivantes à sa restauration – le chantier en cours concerne les jardins – l’occasion a été offerte à Magali Bélime-Droguet, une jeune doctorante en histoire de l’art, de passer 18 mois sur place.
« Paris Investir a mis à ma disposition les échafaudages, les éclairages, tout le matériel dont j’avais besoin pour mes recherches, puis j’ai observé, explique celle qui est aujourd’hui chargée de restauration des collections au Centre des monuments nationaux. Pour aborder un décor peint, il faut essayer de lire les différentes strates. Il faut former son œil. Au début, on ne voit rien, puis, à force d’observation, de comparaison, à force d’étudier d’autres décors de la même époque, des documents, le sens se dégage progressivement, devient une évidence. C’est un travail comparable à celui du paléographe qui déchiffre les écritures anciennes. » Aidée par une équipe de restaurateurs, d’archéologues et des chimistes du Laboratoire de recherche des monuments historiques qui viennent faire des prélèvements et analysent certains fragments, Magali Bélime-Droguet passe des semaines à examiner les décors du château, à les décoder et à retracer minutieusement l’histoire de chacun.
Une passion familiale
Car, on s’en doute, le destin des peintures d’Ancy est intimement lié à la vie des familles qui se sont succédé dans les lieux. Lorsque, au milieu du XVIe siècle, Antoine III de Clermont commande les plans d’une nouvelle demeure à l’architecte bolonais Sebastiano Serlio, un temps pressenti par François Ier pour agrandir les palais du Louvre et de Fontainebleau, il désire asseoir sa notoriété nouvelle. Grand maître des Eaux et Forêts de France, lieutenant général et premier baron héréditaire du Dauphiné, Antoine III de Clermont avait hérité de sa mère le comté de Tonnerre dont dépendait Ancy.
Premier château construit sur plan, entre 1542 et 1550, Ancy est un véritable palais italien, dont le toit pentu a été adapté au climat bourguignon. Antoine III de Clermont fait décorer la chambre de sa nouvelle demeure par Primatice et son élève Ruggiero de Ruggieri. Puis, il engage des artistes qui ont travaillé sur le chantier de Fontainebleau pour peindre la galerie des Sacrifices, les scènes de batailles de la galerie de Pharsale, l’appartement de Diane… À sa mort, en 1579, les décors de celui-ci ne sont pas encore terminés. Son petit-fils, Charles-Henri de Clermont-Tonnerre terminera la décoration du château.
Au chevet du Jugement de Pâris, l’un des dix panneaux historiés de la chambre de Diane, les restauratrices enlèvent les vestiges de l’ancien papier peint et de la colle datant du début du XIXe siècle. © Château d’Ancy-le-Franc Diane surprise par Actéon. Diane s’apprête à asperger Actéon, qui vient de la surprendre alors qu’elle prenait son bain. Ce panneau, comme celui du Jugement de Pâris, a été largement repris à la fin du XIXe siècle.
Magali Bélime-Droguet s’en étonne encore : « C’est très rare de voir ainsi deux campagnes aussi amples se succéder dans une même famille ! Les décors intérieurs étaient devenus très à la mode à la génération de Charles-Henri. Il voulait en mettre dans toutes les pièces. Il fit ainsi exécuter une galerie de portraits d’hommes illustres, un cabinet de chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque, le décor de la chapelle, le cabinet Pastor Fido… »
Au XVIIe siècle, les Clermont-Tonnerre, désargentés, sont contraints de vendre Ancy au marquis de Louvois. Le ministre et ses descendants font construire d’élégants communs, créent un jardin à la française… et finissent par recouvrir au début du XIXe siècle presque toutes les pièces du château de papier peint. En 1844, le vent de la fortune tourne, les Clermont-Tonnerre reprennent possession de la demeure de leurs ancêtres après 160 ans d’absence. Ils la réaménagent à leur goût et à la gloire de leur illustre famille.
La galerie de Pharsale, restaurée entre 2002 et 2005, évoque, sur 32 mètres de long, la célèbre bataille qui opposa, en 48 av. J.-C., les troupes de César à celles de Pompée dans la plaine de Thessalie. Les évolutions des cavaliers, les corps qui gisent à terre comme la pose du fantassin qui attaque tout en se protégeant de son bouclier, à droite, composent une saisissante allégorie de la guerre civile.
Le peintre local Eugène Labbé recouvre en grisaille la galerie des Sacrifices, le tour des médaillons de la chambre d’Antoine de Clermont, appelée aujourd’hui chambre des Arts. Magali Bélime-Droguet y a retrouvé sa palette derrière un lambris. « C’était très émouvant, même si je suis contente qu’il n’ait pas touché aux merveilleux médaillons de Primatice et Ruggieri, qui représentent les sept Arts libéraux. Les restaurations du XIXe siècle ont heureusement épargné également la galerie de Pharsale, dessinée par Nicolo dell’Abbate et achevée par Nicolas de Hoey, dont le camaïeu unique en France a été lui aussi restauré il y a quelques années. Sous couvert d’illustrer la bataille entre César et Pompée en 48 av. J-C, c’est une véritable prise de position politique d’Antoine de Clermont contre les guerres de Religion. » Un document historique, qui, à lui seul, vaut le voyage jusqu’à Ancy.
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