Rouen conserve une richesse patrimoniale méconnue et sous-exploitée : ses nombreux hôtels particuliers. Les circuits touristiques les ignorent et bien des Rouennais n’en soupçonnent pas l’existence. Plusieurs dizaines d’hôtels subsistent pourtant sur les cent cinquante qui existaient au début du XIXe siècle.
Une telle profusion d’hôtels s’explique par la présence à Rouen, sous l’Ancien Régime, d’une élite judiciaire de magistrats propriétaires d’offices. Établi en 1499, l’Échiquier de Normandie, devenu parlement en 1515, est la juridiction (principalement d’appel) la plus prestigieuse, avec 140 officiers au XVIIIe siècle. Réunies en 1705, la cour des aides, qui existe au moins depuis 1456, et la chambre des comptes, créée en 1580, en comptent 180. Avec le bureau des finances, il y a à Rouen près de 350 magistrats de haut rang, auxquels s’ajoutent de grands marchands et des nobles vivant de leurs revenus ou servant le roi dans ses armées.
Nombre d’entre eux possède une maison en ville et une autre aux champs, pratiquant une forme de double résidence décrite vers 1770 par le médecin Le Pecq de la Clôture : « Le cours de leur vie est partagé entre le séjour de la ville et celui de la campagne, où des vacances utiles, qui suspendent leurs occupations, leur permettent de goûter les délices de la vie champêtre. » Mais pour tous les rentiers du sol, les propriétés rurales, à l’image de Belbeuf, sont la base de leur fortune et la source du gros de leurs revenus. Situées plus ou moins loin de Rouen, elles permettent aussi de porter un nom de terre, voire un titre. En ville, les magistrats tiennent le premier rang dans la société au côté du clergé.
LES USAGES DE LA MAISON
L’habitation qui est la leur doit répondre à plusieurs nécessités. Elle est d’abord le logement d’une famille qui, parfois, juxtapose deux couples, les parents, un fils ou une fille et son conjoint. Les contrats de mariage prévoient cette cohabitation de deux générations, alors qu’à Rouen même la norme est celle d’une seule famille conjugale par maison. Parfois, on loge aussi un parent prêtre ou un collègue peu fortuné. Il faut ensuite abriter les domestiques dont le nombre s’accroît selon le rang à tenir, jusqu’à 20 personnes pour un président à mortier au Parlement. La maison suppose aussi la présence d’écuries, d’un cellier, de caves à vin et à cidre, de remises, d’un grenier où stocker des provisions, souvent apportées de la campagne, d’un fenil… Le train de vie du maître de céans repose sur ce personnel et ces dépendances, sans que l’on trouve ici les mêmes espaces de stockage que dans une demeure de négociant plus proche de la Seine.
L’église Saint-Patrice était sous l’Ancien Régime l’une des paroisses les plus huppées de Rouen, fréquentée par de nombreuses familles de magistrats. Les vitraux du chevet, élargi au XVIIe siècle, portent les armes des donateurs : celles de Thomas Lesdo de Valliquerville, premier président de la cour des comptes, d’André Guy Duval de Bonneval, président au parlement, et du conseiller Nicolas Louis de Brinon.
Il nécessite des pièces soit directement vouées à la réception, soit plus ou moins ouvertes selon le degré de familiarité avec les habitants : salons, antichambres galeries, bibliothèques. Là où il y a un grand portail sur la rue, il fait office d’arc de triomphe familial portant les armes, parfois une couronne, en attendant un escalier parfois majestueux. Comme le négociant dans son comptoir, le magistrat travaille en partie chez lui. Il n’a pas de bureau au palais, où il n’est que pour les audiences. C’est donc à son domicile qu’il reçoit les plaideurs, d’où la nécessité d’un concierge pour filtrer les entrées. Il étudie ses dossiers et rédige ses rapports chez lui. Sa bibliothèque est un indispensable instrument de travail en même temps qu’une occasion de loisir, devenant même parfois une arme dans les conflits juridiques et les luttes politiques. Aidés d’un secrétaire, les plus éminents des magistrats rendent chez eux semonces, arbitrages et conciliations.
CULTIVER LA DISCRÉTION
Il n’y a pas de plan type pour ce que l’on appelle rarement « hôtel » à Rouen. Cette dénomination est en effet réservée à quelques bâtiments publics, telle la résidence du premier président du parlement ou les refuges urbains des grandes abbayes. En parlant de « grande maison à porte cochère », les notaires disent l’essentiel : la taille de la demeure, le train de vie supposant un carrosse et des chevaux. Le terrain disponible et la fortune du propriétaire commandent la disposition des bâtiments. Le plus souvent, le bâtiment principal est sur rue, comme place de l’Hôtel-de-Ville, avec le portail, parfois surmonté d’un balcon et qui donne accès à une cour bordée par des ailes. Quand la place le permet, il y a un jardin. L’ampleur de la façade dit l’opulence de la famille.
À partir du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe, l’hôtel entre cour et jardin, à la parisienne se diffuse. Le n°7 de la rue du Moulinet en est le premier exemple, vers 1630-1640. Un siècle plus tard, les portails à fronton curviligne annoncent sur la rue de telles résidences, ainsi place Saint-Godard ou rue Saint-Patrice. Mais il y a encore une autre disposition, bien ancrée dans la tradition locale, celle de l’hôtel indétectable : une façade anodine sur rue, où seul un regard exercé repère la porte cochère, dissimule une cour en plein pâté de maisons. La surprise survient une fois la porte franchie, avec la découverte de bâtiments d’une tout autre qualité architecturale, comme les hôtels de Miromesnil et de Villequier, rue de la Seille.
Souvent monumental, le portail annonce la présence de l’hôtel particulier, tout en le dérobant au regard. Rue Beffroy, le portail de l’hôtel du président à la cour des comptes, aides et finances, Caillot de Coqueréaumont : sobre bâtiment de style Louis XVI, il est doublé par une élégante grille à deux battants verrouillant l’accès à la cour. Situé rue Saint-Patrice, l’hôtel d’Arras, qui était en 1635 la propriété de Richard Osmont, trésorier de France, est doté d’un décor sculpté foisonnant. Côté rue, la façade est rythmée au niveau du premier étage par des pilastres à chapiteaux ioniques placés entre les fenêtres, portant à leur clé de voûte une tête de femme sous une guirlande de fleurs.
Ces trois grandes catégories d’hôtels s’accommodent de matériaux variés. Le plus souvent, la pierre, trop onéreuse, ne sert qu’au rez-de-chaussée, les étages étant en colombages. Ainsi, rares sont les hôtels tout en pierre, comme celui des Le Roux de Bourgtheroulde, datant de la fin du XVe siècle. La brique n’est pas non plus absente, combinée avec la pierre ou seule. D’un hôtel à l’autre, c’est tout une conception du bon usage de la richesse qui se déploie. L’ostentation n’est pas la règle et on préfère des signes plus discrets qui suggèrent à qui sait comprendre le rang et l’opulence : le portail, des armoiries, la taille d’un bâtiment, les épis de faîtage, un jardin entrevu avant que la porte ne se referme…
C’est en effet du dedans qu’il faut apprécier les choses. Depuis la cour, là où commence un escalier, puis dans les appartements. Malheureusement, bien peu de nos hôtels ont conservé leur décoration d’antan. Quelques descriptions et, bien sûr, les inventaires après décès, permettent de s’en faire une idée, mais seuls l’hôtel d’Hocqueville (actuel musée de la Céramique) et l’hôtel de Crosne (anciennement Morin d’Auvers, aujourd’hui occupé par le tribunal administratif) ont conservé quelques décors néoclassiques de la fin de l’Ancien Régime.
QUARTIERS PAISIBLES ET RUES PATRICIENNES
Rouen était une ville étendue, aux fonctions diversifiées. Les magistrats des différentes cours souveraines durent trouver leur place dans l’espace urbain, déjà très dense dans son centre marchand et à proximité de la Seine, très marqué aussi par l’imposante présence de la cathédrale et de grands monastères et couvents. Le parlement, la cour des aides et la chambre des comptes étaient établis dans le cœur historique de la cité. Si certains résidaient très près de la cathédrale et aucun dans le quart sud-est de la ville ouvrier et insalubre, les magistrats réalisèrent au cours du XVIIe siècle une véritable conquête du nord-nord-ouest de la ville, tandis que les couvents de la Réforme catholique colonisaient le Nord-Est. Ces deux secteurs conservaient encore des espaces libres ou peu densément bâtis à l’intérieur des murs.
Sous sa voûte de bois en carène de bateau renversée, l’immense salle des Procureurs, aujourd’hui vide, était le lieu le plus actif du palais. Magistrats et justiciables s’y retrouvaient. Les procureurs y avaient aussi leurs loges, où ils préparaient les pièces des procédures. Détail des ornements extérieurs de l’ancien parlement, actuel palais de justice. Reconstituées à l’identique après l’incendie de 1944, les hautes lucarnes dominent un riche décor sculpté rythmé de pinacles surmontés de personnages très divers : hommes d’armes, brigands, paysans…
C’est ainsi qu’apparurent, dans des paroisses comme Saint-Patrice ou Saint-Godard, ces rues patriciennes ponctuées de portails et de belles façades qui font aujourd’hui encore le charme de ces quartiers, en dépit des percées du XIXe siècle, de la dégradation et du vandalisme. D’une cour ou d’une autre, les magistrats y ont été en nombre, voisinant avec des maisons beaucoup plus modestes. Ils ont embelli les églises paroissiales qui, souvent, recevaient leurs morts.
Dans ces quartiers paisibles, on avait plus de place pour développer sa maison. La proximité de la muraille offrait à quelques hôtels d’exceptionnelles possibilités : rue Saint-Patrice ou rue du Moulinet, de vastes jardins en terrasses escaladaient les pentes. Au nord de la ville, le dénivelé de l’ancien site du château rasé de Philippe Auguste permit aux Becdelièvre d’ériger une grande demeure de pierre dominant tout le quartier − l’actuel musée de la Céramique − et de s’aménager une réserve de verdure dans laquelle ils nichèrent un délicieux pavillon de musique de style rocaille, hélas disparu.
QUE RESTE-IL DES HÔTELS AUJOURD’HUI ?
Alliances, héritages et ventes faisaient circuler une bonne partie de ces demeures dans un milieu judiciaire et nobiliaire qui n’était pas immuable. Seule une étude historique au cas par cas permet d’établir – et parfois de corriger – les noms de famille donnés aux différents hôtels. Il n’y avait pas de différence entre celui d’un parlementaire et celui d’un magistrat aux comptes ou aux aides. En revanche, l’opulence plus grande des présidents se voyait à la taille de leurs logis. Rares furent les cas de familles restées plusieurs siècles dans la même maison, comme les conseillers au parlement Busquet de Caumont, en conservant de surcroît un admirable décor Renaissance. Malgré tant de destructions, plusieurs âges de l’architecture et de la société rouennaises sont perceptibles au gré des hôtels, du gothique finissant de celui de Bourgtheroulde au néoclassique de la rue de Crosne. Tout ce patrimoine reste à découvrir.
Situé dans l’hôtel de l’ancien conseiller au parlement Morin d’Auvers, actuel siège du tribunal administratif de Rouen, ce salon en rotonde, dont la décoration fut achevée dans les premières années de la Révolution, est agrémenté de grands miroirs qui, reflétant la lumière venant du jardin, contribuent à agrandir la pièce. Le salon en rotonde de l’hôtel de Crosne est doté d’un très beau parquet en étoile et de boiseries sur le thème des quatre saisons. Ici, l’hiver.
Belbeuf, un grand château de parlementaire
À quelques kilomètres au sud-est de Rouen, Jean-Pierre Godart, marquis de Belbeuf, procureur général du parlement de Normandie fit élever sur ses terres à partir de 1764 le château dont il rêvait. Il entendait remplacer le manoir de ses pères par un bâtiment plus imposant, fait de brique et de pierre, signe du rang qu’il tenait alors dans la province. Il expliqua dans ses mémoires qu’il en fit lui-même les plans, après avoir été demander conseil à Soufflot.
Le château de Belbeuf tire son inspiration de châteaux normands des deux siècles précédents mais aussi de celui des Tuileries. Une touche plus à la mode y fut ajoutée, sous la forme de pavillons octogonaux. Un fort pavillon central à dôme surmonte en effet un majestueux escalier à deux rampes. Chaque élément a sa propre toiture. Les jardins sont orientés de façon à laisser voir la cathédrale de Rouen au bout d’une allée, les clochers du méandre depuis le château.
Menaçant ruine, Belbeuf est racheté et restauré en 1968 par le futur groupe AXA qui y prendra son remarquable essor, donnant une nouvelle destination à ce qui reste l’un des plus importants châteaux de parlementaires rouennais édifiés dans les années précédant la Révolution.
© VMF/MAP
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