Au XVIIIe siècle, Montpellier, prospère capitale du Languedoc méditerranéen, se ceint d’une guirlande de petits châteaux, charmantes retraites que nobles de robe et riches bourgeois d’affaires se font construire dans la campagne alentour. C’est le triomphe de la « folie », image idéale de la douceur de vivre et du bon goût, entre soleil et intimité feutrée, dans un cadre idyllique de jardins et de jeux d’eau.
Étroitement liées à la montée en puissance d’une société éclairée où la fortune et le talent priment la naissance, les « maisons des champs », conçues par de grands architectes régionaux et décorées par de remarquables artistes locaux, ont marqué l’histoire culturelle de la ville. Elles participent aujourd’hui encore de son identité. Sobre et élégante, la « folie » montpelliéraine s’inscrit dans un genre autonome bien identifiable avec ses lignes simples, ses volumes clairs et harmonieux, son avant-corps central marqué, surmonté d’un fronton, son toit à faible pente, ses délicieux décors rocaille… Adaptée des modèles de « maisons de plaisance » en vogue en Ile-de-France, diffusés par les grands traités d’architecture, elle conserve un charme tout méridional, que lui confèrent les matériaux traditionnels employés, faits pour jouer avec la lumière languedocienne : pierres du pays à patine dorée, enduit d’un ocre délicat, tuiles romaines tout en rousseur et tomettes rose fané.
Rattrapées par une urbanisation galopante qui défigure leur environnement, ces belles demeures restent néanmoins les témoins infiniment précieux de cet art de vivre méridional qui atteignit au siècle des Lumières son point de raffinement et de rayonnement le plus extrême.
Des commanditaires prestigieux et éclairés
À Montpellier, à la fin du Grand Siècle, face à la vieille noblesse terrienne, de récents aristocrates de robe, des financiers qui font fortune dans la levée des impôts, de riches négociants, renouvellent les élites sociales, dans une ville qui, après la dureté des guerres de Religion et les troubles de la Fronde, a recouvré tout son éclat. Élevée au rang de capitale provinciale au côté de Toulouse, elle accueille cours souveraines et hautes administrations financières, ainsi que les grands représentants du roi. Toutes ces nouvelles charges particulièrement lucratives enrichissent une classe entreprenante, cultivée, réceptive aux modes de la Cour, désireuse de marquer sa puissance dans le paysage urbain et péri-urbain, en se faisant construire des hôtels particuliers et surtout des résidences de campagne sur des terres acquises de fraîche date, et dont ils allaient souvent prendre le nom.
C’est Nicolas Lamoignon de Basville, intendant du Languedoc, qui lance le mouvement en 1685, avec la construction du petit château de Bionne pour y abriter ses amours. Dans les dernières années du XVIIe siècle, Philibert de Bon, premier président à la cour des comptes, aides et finances de Montpellier, se fait construire sur son domaine de La Terrade une maison de campagne au goût du jour, nommée château Bon. À la même époque, Étienne de Flaugergues, financier et conseiller à la cour des comptes, réalise la demeure de ses rêves, qu’il baptise de son nom et qu’il n’aura de cesse d’embellir jusqu’à la fin de ses jours.
Désormais toute la nouvelle classe dominante cède à la tentation de la « folie » : c’est un conseiller- secrétaire du roi, Fulcrand Limozin, qui fait élever La Mogère en 1715. Et c’est un fermier des gabelles, financier et homme d’affaires avisé, Charles-Gabriel Leblanc, qui transforme la vieille seigneurie de Puech-Villa en une somptueuse demeure baptisée plus tard château d’O.
Au tournant du siècle le doyen de la faculté de médecine de Montpellier, Henri Haguenot, désire aussi posséder sa maison des champs en contrebas de la promenade du Peyrou, récemment aménagée. Jean Mouton de La Clotte, de très fraîche noblesse, marchand, banquier enrichi puis conseiller à la Cour des comptes, fait luxueusement reconstruire Assas en 1760. Et ce sont encore des conseillers à la Cour des comptes, les Richer de Belleval, qui, en 1770, commandent La Piscine, dernière folie du XVIIIe siècle. Mais les plus fastueux de ces commanditaires ont été les Bonnier, sortis de la roture et du négoce, dont l’ascension sociale a été fulgurante, les menant aux plus hauts degrés de fortune : Joseph Bonnier a couronné sa réussite d’une folie somptueuse et dispendieuse, le château de La Mosson, encore embellie à grands frais par son fils, puis vouée à la ruine après la mort de ce dernier.
Remplaçant le château traditionnel, ces maisons des champs deviennent ainsi le cadre idéal du nouvel art de vivre, cultivé avec un hédonisme élégant par ces riches notables montpelliérains au siècle des Lumières. On s’y adonne aux loisirs champêtres ainsi qu’à tous les plaisirs d’une sociabilité raffinée : musique, danse, comédie, jeux, fêtes féeriques et soupers fins. Esprits éclairés, les propriétaires de ces nouvelles demeures sont aussi férus d’arts et de sciences.
Ils enrichissent leurs folies de précieuses collections de tableaux, de cabinets de physique et de sciences naturelles, tels les Bonnier de la Mosson, père et fils, l’intendant de Saint-Priest dans son château d’O, ou le marquis Jean-Antoine de Vidal, membre de la Société royale des sciences de Montpellier, qui avait constitué un remarquable cabinet d’astronomie dans son château de Montferrier. C’est encore le cas du doyen Haguenot, brillant anatomiste influencé par les Lumières, lui aussi passionné d’astronomie ayant réuni en sa charmante thébaïde une bibliothèque scientifique exceptionnelle.
L’un des charmes de L’Engarran réside dans son exubérante décoration rocaille, à l’image de ces amours batifolant dans des guirlandes de roses au-dessus de la porte d’entrée. Une des clefs des baies de la façade sur jardin à L’Engarran, dont les agrafes finement sculptées évoquent les saisons et les âges de la vie. Des agrafes décoratives de style rocaille surmontent chacune des hautes fenêtres du pavillon du doyen Haguenot. Ici, des grappes de raisin ont été sculptés sur une agrafe de la façade arrière.
Formé à Versailles dans l’agence de Jules-Hardouin Mansart, l’architecte des États de Languedoc Augustin-Charles d’Aviler (1653-1701) a exercé une profonde influence sur l’architecture languedocienne au XVIIIe siècle. Auteur de l’arc de triomphe de la porte du Peyrou commandité par l’intendant de Basville, il a diffusé, dès la fin du XVIIe siècle, auprès des nouvelles élites montpelliéraines, des programmes architecturaux modernes inspirés de Versailles et de Paris. C’est lui qui introduit à Montpellier le modèle de la maison de plaisance, concevant les plans des premières folies, Pignan, Lavérune et le château Bon, mais en en confiant l’exécution à des maîtres-maçons locaux. Dès lors se met en place la typologie de l’élégante résidence de campagne du Languedoc d’Ancien Régime, qui marie avec bonheur modes parisiennes et traditions régionales.
Entre demeure de ville et maison des champs, à l’ombre d’un cèdre centenaire, la « folie » d’Henri Haguenot, construite par l’architecte Jean-Antoine Giral entre 1751 et 1760, marie l’harmonie classique de son avant-corps à pilastres et fronton au charme baroque de son décor sculpté chantourné et de son petit perron sous lequel se niche une fontaine de style rocaille. © Antoine de Parseval
C’est avec les Giral, célèbre lignée d’architectes montpelliérains, que la construction des folies connaîtra son âge d’or, adaptant les consignes du traité d’architecture de Jacques-François Blondel, De la distribution des maisons de plaisance, aux inclinations et aux rêves des propriétaires. Jean Giral (1679-1755) réalise La Mogère avec sa sobre façade à fronton triangulaire et La Mosson, beaucoup plus grandiose, à partir de 1723. À la génération suivante, son neveu Jean-Antoine Giral (1713-1787) trace les plans du charmant pavillon Haguenot, ceux d’Assas avec sa façade fort originale flanquée de deux pavillons à pans coupés et couronnée de balustres, ceux du château de la Piscine à la claire ordonnance Louis XV. Il a également dessiné les jardins du château d’O.
Même si, pour certaines constructions, les architectes ne sont pas connus (Flaugergues, L’Engarran élevé vers 1750 par Jean Vassal, conseiller à la Cour des comptes), la simplicité des volumes et l’harmonie parfaite des formes et des modénatures renvoient aux modèles en vogue à l’époque, réalisés par ces quelques architectes très actifs, qui ont su faire dialoguer thèmes français et données régionales.
Parures des décors et des jardins
Reflets d’un nouvel art de vivre aristocratique, les ornements extérieurs et les aménagements intérieurs ont été l’objet de toutes les attentions des commanditaires. Les clés en agrafes sculptées de masques ou d’éléments rocaille, les atlantes gainés supportant les balcons, sont autant de thèmes chers aux sculpteurs locaux. Les décors intérieurs très soignés de gypseries, témoignages d’un art de faire typiquement languedocien, connaissent aussi un extraordinaire succès. Ce sont des sujets tirés des Fables de La Fontaine qui ornent le salon du château de Bocaud ou Levat ; ce sont les atlantes, les putti, les guirlandes, les saisons, les attributs de l’amour et de la musique dans le délicieux hôtel Haguenot ; ce sont les médaillons où des enfants figurent les quatre saisons dans le grand salon de La Mogère…
Quant aux ferronneries, véritables dentelles de fer forgé rivalisant de beauté, elles attestent la vitalité aux XVIIe et XVIIIe siècles de ce qu’on a pu appeler l’école de ferronnerie de Montpellier. En attestent la très belle rampe en fer forgé du spectaculaire escalier de Flaugergues, le balcon magnifiquement ouvragé de L’Engarran ainsi que la grille qui ferme la cour du même château mais qui provient de La Mosson, dépecé de ses trésors en 1756. Récupérés à La Mosson également, les balcons d’Assas sont des chefs-d’œuvre.
D’une remarquable facture, les dessus-de-porte du grand salon de L’Engarran racontent les différents épisodes des aventures d’un berger. Dans la pièce voisine apparaît un portrait de femme. Le petit lacet noir autour de son cou pourrait être un repeint signifiant que cette personne, dont on ne connaît pas l’identité, a été guillotinée pendant la Révolution.
Et que seraient ces demeures champêtres sans leurs jardins qui en faisaient de délicieux oasis de verdure aux portes de la ville ? Peuplés de vases et de statues, ils jouaient sur l’ordonnance des terrasses à balustres, des degrés, des allées, des topiaires, des tapis verts, des perspectives ouvertes dans l’ombre des grands pins parasols. Animés de jeux d’eaux dus au talent des fontainiers montpelliérains, ils ont souvent, par chance, conservé leur nymphée ou buffet d’eau orné de coquillages, stalactites et madrépores, élément de décor si caractéristique des savoir-faire des rocailleurs languedociens au XVIIIe siècle, comme à L’Engarran, La Mogère, La Guirlande, Bionne, ou dans l’hôtel Haguenot. Ou encore celui de La Mosson, qui fut le plus beau, aujourd’hui abandonné à son triste sort, pauvre témoignage des féeries perdues de ce rêve un peu fou de pierres et d’eau sous le soleil.
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