Répartis sur l’ensemble du territoire du Calvados, les manoirs et leurs dépendances illustrent le génie d’une architecture régionale d’une richesse et d’une diversité foisonnantes. Entre brique et pierre caractéristiques du XVIe siècle, pans de bois typiques du pays d’Auge et nobles demeures en pierre de Caen, décryptage de ces pépites architecturales qui émaillent les paysages normands.
« Le pays d’Auge ajoute à sa grâce verdoyante, à ses horizons moelleux, le charme de ses manoirs, dont chacun est une découverte, cachés qu’ils sont parmi les arbres et les fleurs… », écrivait Jean de La Varende, inlassable et fervent promeneur de sa Normandie natale. En pays d’Auge bien sûr, mais aussi en Bessin et dans la plaine de Cæn, partout les manoirs font partie des paysages du Calvados, inséparables des éblouissements de la Normandie en fleurs et des verdeurs du bocage. Précieux témoignages d’une architecture rurale profondément enracinée dans les terroirs, ils sont aussi le reflet d’un mode de vie « aux champs » d’une classe particulière de gentilshommes campagnards, au fil des travaux et des jours de la terre, entre logis seigneurial et proches dépendances à usage agricole.
Massivement utilisé à partir du XIXe siècle, le terme « manoir » a pris alors des acceptions équivoques, désignant sans distinction une infinie variété de « petits châteaux » ou de « petites maisons nobles », demeures de maître ou d’agrément de quelque importance. Néanmoins, la réalité que ce mot recouvre est historiquement beaucoup plus complexe, à la fois précise et mouvante. À l’origine, aux XIIe et XIIIe siècles, le vocable manoir – manerium en latin – désigne, en Normandie, l’ensemble juridique et féodal composé du logis seigneurial et des principales dépendances, incluant l’espace aménagé environnant (jardins, bois, prés, étangs, moulins et pêcheries). À ce noyau vivrier s’ajoutent la chapelle, le four à pain et le colombier (qui s’impose au XVe siècle), qui sont autant de constructions à forte symbolique seigneuriale.
Autour du logis
Tous les bâtiments d’exploitation, grange, écurie, étable, pressoir, charreterie, boulangerie, sont disposés autour du logis. Le manoir n’ayant pas de vocation militaire, il ne présente pas de véritable dispositif défensif : de simples fossés et un mur – celui de Crémel est particulièrement imposant – protègent l’enclos, avec parfois une poterne, une tour ou une tourelle, vestiges d’époques tourmentées. C’est notamment le cas de la poterne du manoir du Bais – avec son ancien pont-levis et sa tourelle carrée à échauguette d’angle, qui a été construite au moment des guerres de Religion – ou de celle de Querville, qui remonte à l’époque d’Henri IV.
Au sens propre et originel du terme, le manoir normand désigne l’identité juridique qui inclut la résidence et le domaine, soit une demeure seigneuriale attachée à une exploitation agricole gérée par le seigneur, directement ou indirectement par l’entremise d’un fermier. Ce schéma qui atteint son apogée aux XVe et XVIe siècles perdurera, avec quelques variantes, tout au long de l’Ancien Régime.
Le manoir, dans sa plus juste expression normande, est donc avant tout la demeure du « hobereau », gentilhomme de campagne qui ne fréquente pas la Cour, n’a pas d’hôtel en ville, et vit avec toute sa famille en autarcie sur son domaine où il pratique une polyculture vivrière, à la manière du sire de Gouberville, dont le Journal, écrit autour de 1550, restitue la vie d’un propriétaire-exploitant actif, agronome curieux de progrès agricoles, gérant sa terre et sa maisonnée en bon « ménager » depuis son manoir normand. Les bâtiments agricoles s’organisent sans protocole autour de la maison du maître qui a ainsi sous les yeux tout son petit monde.
Noble colombier
Parfois, une chapelle fait partie du domaine : celle du manoir de l’Hermerel, de style gothique et Renaissance, est particulièrement remarquable avec ses croisées d’ogives ornées de motifs sculptés. Marqueur de la prééminence seigneuriale, source précieuse à la fois de nourriture et d’engrais, le colombier, d’architecture soignée, occupe toujours une position notable, bien visible de l’entrée, tel, celui, vaste et cylindrique au milieu de la cour de l’Hermerel, le si pittoresque pigeonnier du manoir du Bais, construit tout à côté du logis au XVIe siècle, ou celui à colombages tuilés du manoir de Bellou.
Résidence de campagne des évêques de Lisieux à l’époque médiévale, le manoir des Évêques présente une façade composite pittoresque, du milieu du XVe siècle. Le cellier et le pressoir s’élèvent à droite, dans le prolongement du logis, après l’avant-solier. Le pigeonnier octogonal du manoir de Bellou date du XVIe siècle. Il est typique du pays d’Auge, avec son colombage à hourdis de petites tuiles. Disposées successivement sur chant, en oblique, à plat, en épis ou en zig-zag, elles créent une marqueterie très décorative.
Dans les terroirs céréaliers, la grange, avec sa grande porte charretière, est le bâtiment le plus important, tandis que dans les bocages à pommiers ce sont les installations cidricoles qui priment. Au manoir dit « des Évêques » à Canapville – qui servait à la fois de maison de campagne pour les évêques de Lisieux et de domaine agricole de rapport –, l’un des bâtiments d’exploitation disposés autour de la cour fermée abrite toujours un cellier, un pressoir à cidre du XVIIe siècle avec son tour à piler et sa presse à longue étreinte ainsi qu’un grenier à pommes. À la même époque, le manoir du Bais disposait d’un pressoir à cidre.
Au fil du temps, ces vieux domaines se spécialisent en effet dans l’élevage de bovins ou de chevaux, dans la production de cidre ou en laiterie-fromagerie. Aujourd’hui encore, ils sont nombreux à avoir conservé leur ancienne vocation agricole, utilisant les vieux pressoirs pour élaborer des cidres fermiers comme au manoir de Querville, ou fabriquant des fromages de Pont-l’Évêque réputés comme au manoir de Saint-Hippolyte. Victot, Lieu Calice, Cléronde restent quant à eux dédiés à l’élevage des chevaux.
Tout en symétrie et doté d’un fronton en pan de bois assez rare, Lieu Calice est daté de 1735. Les travaux de restauration menés par les propriétaires depuis les années 1960 les ont amenés à libérer la façade arrière de l’essentage en ardoise dont elle était revêtue alors que les trois autres côtés de la maison l’ont conservé. À Lieu Calice, l’élevage des chevaux remonte au moins au XIXe siècle. Une partie des boxes est en pan de bois et date sans doute du XVIIIe siècle alors que l’autre partie, plus récente, est en brique.
Le pays d’Auge au sous-sol argileux est pauvre en pierre à bâtir, et les entrepreneurs ont su utiliser les matériaux tirés de l’environnement le plus immédiat pour créer une architecture régionale sans pareille. L’abondance des forêts de chênes a permis des constructions en pan de bois d’une variété infinie. Les colombages très souvent moulurés et sculptés, entre les sablières horizontales, les poteaux et potelets verticaux, en diagonale ou en croix de Saint-André, composent de véritables murs-décors, combinés ou non à la brique. Et les nombreuses ouvertures à entretoises également sculptées participent à l’effet décoratif des façades, à l’image des beaux pans de bois sculptés de colonnettes qui encadrent les hautes baies du manoir de Bray. Pour assurer la base du bâti sur ces terres argileuses peu stables, les édifices en pan de bois sont élevés sur des soubassements appelés « solins », confectionnés à l’aide de moellons de silex ou de blocs calcaires ou gréseux, extraits localement comme le roussier, une pierre ferrugineuse légèrement colorée.
Les terroirs bocagers offrent aussi de remarquables exemples d’architecture de brique et pierre, dessinant des motifs pleins de fantaisie : assises alternées, losanges, damiers, comme à Victot, La Roque-Baignard, Querville ou au Bais. Très actifs dès le Moyen Âge et particulièrement prospères à partir du XVIIe siècle, les centres potiers, tuiliers et briquetiers du Pré-d’Auge, de Bavent et de Manerbe ont en effet fourni à ces belles constructions divers types de briques roses, polychromes ou vernissées, de petites tuiles plates ainsi que de magnifiques épis de faîtage en poterie émaillée pour orner les toits de nombreux manoirs. Ces petites tuiles sorties des fours du pays font tout le charme des grandes toitures mouvementées, enjolivées de lucarnes pittoresques, comme au manoir des Évêques, ou à rampants disproportionnés, comme au manoir de Bellou.
Un portail monumental
Dans les paysages de champs ouverts de la plaine de Caen et de l’est du Bessin, c’est la blonde pierre de Caen qui est utilisée, un matériau de grande qualité, coiffé d’ardoises, dans des constructions plus imposantes encore et d’une élégance rare, qui portent la marque de la Renaissance. Au sud et au centre du Bessin, le schiste et le grès remplacent le calcaire.
Propriété rurale, le manoir n’en est pas moins une demeure nobiliaire, qui manifeste un rang social et une certaine culture artistique. Il présente une architecture de qualité, à l’aune du prestige du seigneur. C’est pourquoi le portail ouvert dans le mur de l’enclos manorial est souvent traité de manière monumentale, avec une double ou triple entrée cintrée à entablement décoré, comme à Argouges, l’Hermerel, Douville ou Crémel.
L’imposante ferme-manoir de l’Hermerel, construite entre les XVe et XVIIe siècles dans la partie maritime du Bessin, s’abrite derrière un mur d’enceinte en mœllons calcaire. On accède à la cour par une double porte charretière et piétonne, flanquée de contreforts massifs. Très ancien fief, le manoir d’Argouges a été rebâti à la fin du XVe siècle. Si la tour de garde au premier plan, couronnée de mâchicoulis, rappelle la féodalité, le logis avec sa tour d’escalier polygonale illustre les débuts de la Renaissance.
Les façades Renaissance sont animées d’élégantes tourelles d’escalier en hors d’œuvre, de fenêtres à meneaux à encadrements sculptés, de lucarnes à frontons ouvragés. Quant aux façades à colombages, elles traduisent également le talent et l’inventivité des maîtres maçons normands qui ont su, avec les modestes matériaux du cru, construire des merveilles.
© VMF/MAP