Immobiles, imposants, parfois grandioses, les ouvrages fortifiés de haute Provence sont des repères d’espace et de temps. Lieux de mémoire, ils racontent l’histoire de ce territoire frontière longtemps meurtri, marqué par les cris, les larmes et le sang. Déclassé, ce patrimoine militaire mérite d’être mieux connu et préservé.
La haute Provence est un territoire de montagnes. Celles-ci, qui font penser à ces grosses têtes de clous forgés qui renforçaient autrefois les portes des enceintes et sur lesquelles la hache de l’assaillant venait glisser sans pouvoir entamer le bois, culminent souvent à plus de 2 000 mètres d’altitude et ne descendent que rarement à moins de 10 000 mètres. Les eaux ont creusé de profondes rainures, et découpé la région à la manière d’un damier. Ce sont notamment la Durance, de Manosque à Sisteron, qui se prolonge par l’Ubaye de Barcelonnette, mais également la Bléone de Digne-les-Bains à Seyne, ainsi que le Verdon de Gréoux-les-Bains à Castellane, Colmars et Allos.
Des points stratégiques
De longue date, les hommes ont occupé les carrefours de ces vallées, seules voies de communication, pour contrôler un pont, un gué ou un col. Une ville ou un village y est né, souvent autour d’un château édifié sur une hauteur qu’il était plus facile de défendre et qui, en même temps, affirmait symboliquement le pouvoir du seigneur. Des murailles au tracé plus ou moins complexe, de quelques mètres de hauteur, couronnées de créneaux, parfois de mâchicoulis, jalonnées de tours permettant le flanquement et complétées de fossés profonds garantissaient leur sécurité. Il fallait se garder de la surprise d’une escalade des murs et faciliter le lancement de projectiles. Sisteron ou Entrevaux en sont de bons exemples.
La plupart des nombreux châteaux, plus de 400, construits en haute Provence entre les XIIe et XIVe siècles ont disparu. Ils ont été détruits lors des guerres de Religion, à la Révolution ou tout simplement été abandonnés. Parmi ceux qui subsistent, il faut mentionner le gros donjon massif de Simiane-la-Rotonde (du XIIe siècle, construit par les Agoult pour contrôler les pays d’Apt et de Sault), la double enceinte du château-citadelle de Mane (près de Forcalquier, qui était aux comtes de Toulouse puis à ceux de Provence et enfin aux Forbin), le donjon carré du château d’Allemagne (remanié en demeure Renaissance, qui fut aux Castellane puis aux Oraison), et le château dit des Templiers de Gréoux-les-Bains (propriété des Glandèves).
Pour résister au canon
En 1388, la dédition de Nice apporte à la Savoie les terra nova de Provence qui formeront, au sud le comté de Nice en 1526, et au nord le comté de Beuil en 1581. La France annexe en 1481 la partie restante du comté de Provence. La haute Provence devient alors une zone frontière. Frontière mouvante car les Etats de France et de Savoie se disputeront longtemps les deux versants des Alpes. La vallée de l’Ubaye, notamment, sera régulièrement envahie et dévastée tantôt par les troupes françaises tantôt par celles du duc de Savoie, jusqu’au traité d’Utrecht de 1713 qui la donnera à la France.
Dominant la cluse de la Durance, la citadelle de Sisteron, coiffée de la chapelle Notre-Dame du Château (XVe siècle), se développe en une succession d’ouvrages bastionnés. Aujourd’hui restaurée, la « plus puissante forteresse de mon royaume », ainsi que la qualifiait Henri IV, abrite un musée et accueille en été l’un des plus anciens festivals de France, « Les Nuits de la citadelle ».
Pour tenir cette frontière, la France établit dès le XVIe siècle une ligne de défense constituée de quelques places fortes : Seyne et Saint-Vincent au débouché de l’Ubaye, Colmars et Entrevaux sur la frontière elle-même. Sisteron a un rôle différent. À la frontière du Dauphiné et de la Provence, elle a été fortifiée au XIIe siècle. Position protestante pendant les guerres de Religion, elle est réaménagée par Jean Sarrazin qui construit la citadelle. Henri IV lui apporte quelques modifications avec son ingénieur Jean de Bonnefond. Elle fera ensuite l’objet d’une étude sans grands travaux par l’ingénieur Niquet, sous Vauban. Désormais loin de la frontière, elle est alors en effet considérée comme une place secondaire.
Toujours à Sisteron, le chemin de ronde, percé de meurtrières, suit le profil accidenté du rocher. À une extrémité, la guérite du Diable facilite la surveillance de la vallée. Sur la rive opposée de la Durance se dresse le rocher de la Baume et ses curieuses strates verticales. © Marc Heller/Inv. gén. Région PACA
Au moment où se formalise la défense de la nouvelle frontière, le développement de l’artillerie impose une véritable mutation de la fortification. Celle-ci avait commencé un siècle plus tôt mais plus lentement : le canon avait encore un avenir incertain. Montaigne ne disait-il pas de lui « qu’il fait tant de bruit et qu’il est de si peu d’effets qu’on en cessera bientôt l’usage » ? On sait ce qu’il en est advenu !
Le système bastionné
La muraille médiévale est victime du boulet de fer. Elle est remplacée par un appareil fortifié non plus vertical mais horizontal, en profondeur : le système bastionné, dans lequel l’artillerie occupe une place prépondérante. Le canon est établi sur de vastes plates-formes de tir, les bastions, reliées par des courtines. La réalisation de l’ensemble de ce système impose des dépenses auxquelles seul l’État peut faire face. Ce sont donc des ingénieurs militaires qui ont désormais la charge de la construction et de l’entretien des places fortes. Sous le règne de Louis XIV, c’est le marquis de Vauban, Sébastien Lepestre, qui en assurera le recrutement et le commandement.
En haute Provence, deux ingénieurs ont eu cette charge. Le premier était Antoine Niquet, directeur des fortifications du Languedoc, de Provence et du Dauphiné, homme de caractère ombrageux qui s’opposa souvent à Vauban : « Il avait pris la hardiesse, pour ne pas dire l’effronterie, de corriger un homme d’un aussi grand mérite que le sieur Vauban », disait de lui Colbert. Le second, Guy Creuzet de Richerand, était pour sa part directeur des fortifications de la frontière.
Tous les deux ont travaillé à Colmars et Seyne sous l’autorité de Vauban venu visiter la frontière pendant l’hiver 1693, « accablé d’un rhume très opiniâtre qui (le) tourmente beaucoup ». Sur ces deux places, Niquet restaure l’enceinte et y ajoute des tours bastionnées. Richerand, quant à lui, construit les deux forts détachés de Colmars (forts de France et de Savoie). À Seyne, il projette diverses améliorations qui ne seront pas réalisées. Cette dernière place sera déclassée en 1713, le traité d’Utrecht ayant eu comme conséquence de déplacer la frontière à l’est.
À Entrevaux, Niquet relie à la ville la citadelle construite par Richelieu et en fait réaménager l’enceinte, notamment en renforçant les trois portes par l’adjonction de pont-levis et de tours bastionnées. Les deux fortins qui consolident les défenses datent de 1708 et sont l’œuvre de l’ingénieur militaire Hercule Hüe Langrune.
Les tours bastionnées réalisées à Colmars, Entrevaux et Seyne résultent quant à elles de l’esprit inventif de Vauban. Le manque d’espace empêchait en effet de construire de gros bastions. Ils sont remplacés par des tours maçonnées de plus de quatre pieds d’épaisseur aux parapets pour « soutenir le canon de 12 livres ». Celles-ci comportent trois étages et une terrasse couverte de tuiles et sont bordées d’un large fossé. Les murailles sont percées d’embrasures et la terrasse est équipée de créneaux d’artillerie. Le volume intérieur permet en outre de loger la troupe et de conserver des vivres et des munitions.
Les ouvrages modernes
À la fin du Premier Empire, après la récréation du royaume de Piémont-Sardaigne, la haute Provence redevient zone frontière. De nouvelles fortifications sont envisagées au débouché de la vallée de Larche, au carrefour des deux vallées de l’Ubaye et de l’Ubayette. Déjà, en 1709, le maréchal Berwick avait fait bâtir au même emplacement quelques constructions défensives dont il ne reste aujourd’hui qu’une belle redoute transformée en arsenal en 1891.
Avec près de 400 hommes, la garnison du fort de Tournoux était composée de troupes d’artillerie de position pour le service des pièces, d’infanterie pour la protection et du génie pour l’entretien. Photographie prise en 1898 ou 1899 par Paul douard Coulon, lieutenant au 12e régiment d’artillerie de Tournoux. © Fonds Coulon/Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
Un nouvel et important ouvrage, le fort de Tournoux, est édifié entre 1840 et 1865, avec beaucoup de difficultés toutefois car le site d’implantation est constitué de roche de schiste délicate à travailler. Le fort est étagé sur plus de 200 mètres de dénivelée. Il est formé d’une superposition de casemates souterraines reliées par des tunnels. Un mur d’enceinte en maçonnerie de pierre, jalonné de tours carrées, sert de chemin de ronde. Deux casernes accrochées à la pente assurent le logement de la garnison en temps de paix.
Raymond Adolphe Séré de Rivières (1815-1895), polytechnicien et général du Génie, fut chargé après 1870 de la conception et de la réalisation du système de défense des frontières qui porte son nom. Tableau d’Alexandre Lafond (1882), musée de l’Armée. Les restes de l’ouvrage Séré de Rivières de Roche-la-Croix, sur la commune de Meyronnes, forment un rectangle semi-enterré. On aperçoit au centre le bloc n° 5 et, devant, le bloc n° 6 de l’ouvrage Maginot creusé sous l’ancien fort. © Marc Heller/Inv. gén. Région PACA
Les progrès de l’artillerie lors de la guerre de 1870, en portée, précision et puissance de feu, entraînent une nouvelle organisation défensive, que l’on appellera le système Séré de Rivières, du nom de son concepteur. Les nouveaux ouvrages semi-enterrés, construits entre 1894 et 1906 en amont du fort de Tournoux, sont étagés dans les pentes des versants pour contrôler les cols de Larche, de Restefond et de Vars : les redoutes de Roche-la-Croix et Restefond et de nombreuses batteries.
À partir de 1930, les forts Séré de Rivières sont devenus à leur tour obsolètes. De nouvelles fortifications face à l’Italie sont construites dans les Alpes. Dans l’Ubaye, quatre ouvrages voient le jour : Roche-la-Croix, Restefond, Saint-Ours haut et bas. Ils sont du même type que ceux de la ligne Maginot : construits en béton spécial lourdement ferraillé, ils sont entièrement souterrains. Seuls les blocs de combat sont visibles, armés de canons à grande puissance sous tourelles cuirassées.
Déclassé, le patrimoine fortifié de haute Provence est aujourd’hui aux mains de particuliers, d’associations ou de collectivités. Grâce à eux, il est vivant et utile, comme outil de communication et de valorisation. Mais ce colosse est fragile : son entretien exige d’énormes moyens financiers qui ne sont pas toujours au rendez-vous. Souvent spectaculaires, ces forts et ces ouvrages sont pourtant des témoins essentiels de notre histoire qui méritent d’être connus et préservés.
© VMF/MAP
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