En bordure de la route reliant Argentan au haras du Pin, s’élève le château de Bourg-Saint-Léonard. Édifiée sous Louis XV pour un ménage parisien, l’élégante demeure se déploie entre une cour d’honneur et un parc à l’anglaise prolongé par la giboyeuse forêt de Gouffern. Raffinée et bucolique, elle témoigne du goût sophistiqué pour la nature qui s’est épanoui à l’époque des Lumières.
Devant ce château aux lignes harmonieuses, comment ne pas évoquer cet « homme d’esprit », pour reprendre les mots aimables que lui adressa un jour Voltaire, qui, avec son épouse, fut à l’origine de cette construction ? Né en 1725, issu d’une famille de notables de la région d’Avallon et fils d’un officier anobli en 1761 pour services militaires, Jules David de Cromot fait une grande partie de sa carrière comme premier commis du Contrôle général des Finances. Un tel poste, qui le place au cœur de l’appareil administratif et financier du royaume, lui permet de se constituer de puissants réseaux. En 1751, il épouse la Rouennaise Rose Sophie Baudon, fille d’un fermier général, qui lui apporte une dot confortable. Tout réussit à ce jeune couple amoureux et moderne, qui se fait bâtir un hôtel à Paris, rue Cadet, toujours visible de nos jours.
De grands travaux
En 1756, les époux Cromot acquièrent auprès de la marquise de Vassy, qui en avait hérité peu avant, le fief du Bourg, soit un château avec son mobilier et ses tapisseries, des fermes et un vaste domaine, en grande partie forestier, au cœur du pays d’Argentan. L’année de cet achat, Jules David de Cromot obtient l’érection de la seigneurie en baronnie. À partir de 1763, les Cromot, qui veulent une demeure à leur goût, font détruire le vieux château, peu logeable, ainsi que l’église et les maisons du village qui seront reconstruits à quelque distance à leurs frais.
Supervisés par l’architecte Alexandre Gérard Vermunt, les travaux, dont la chronologie est mal connue, semblent avoir été terminés pour l’essentiel en 1768. Précédé d’une vaste avant-cour gazonnée et d’une cour d’honneur qu’encadrent deux bâtiments symétriques abritant des écuries et une orangerie, le château, de plan rectangulaire, élevé de deux niveaux principaux et d’un attique, est rythmé par trois avant-corps : l’un central et les deux autres latéraux, qui donnent son équilibre à la composition.
Un château où il fait bon vivre
Les combles, très plats, sont dissimulés par une balustrade à l’italienne qu’ornent des vases sculptés. Des refends soulignent le rez-de-chaussée de l’avant-corps central, tandis que des chaînes de pierre marquent les extrémités des ailes latérales. L’une d’entre elles est flanquée d’un petit pavillon que l’on pourrait croire postérieur mais qui est en réalité un élément de l’ancien château, réutilisé pour abriter les cuisines, autrefois dissimulé aux regards par un mur. Se mirant dans une pièce d’eau, la façade sur le parc, aménagé à l’anglaise, est identique, sans que les ailes latérales ne soient saillantes.
Devant la demeure, deux lions assis marquent le départ de l’allée centrale menant à la grille. Objets de la convoitise des officiers allemands qui occupaient le château, ces statues auraient disparu en 1944 sans la vigilance de Mme de Forceville. Sur la façade d’entrée du château, l’avant-corps central est surmonté d’un fronton abondamment décoré, au centre duquel deux lions présentent un écu portant le « F » de Forceville.
Nommé en 1771 surintendant des bâtiments, finances, arts et jardin du comte de Provence, le futur Louis XVIII, Cromot devient le principal conseiller et l’intendant de ce prince, pour lequel il fera travailler artistes et architectes à la mode. Fort lucratives, ses nouvelles fonctions lui permettent d’agrandir, par achats et échanges successifs, son domaine normand, où il mène grand train. Il possède notamment son propre équipage qui chasse à courre dans la forêt toute proche. Son épouse, qui partage sa passion pour la vénerie, aime recevoir et s’entoure d’artistes, montant avec eux des comédies. L’un des hôtes habituels du château est le poète et fabuliste Florian, petit-neveu de Voltaire. Voltaire, justement, accepte après s’être fait prier de donner quelque vers à l’occasion d’une fête organisée, en 1776, dans l’orangerie du château, en l’honneur de la reine Marie-Antoinette…
Dix ans plus tard, Jules David de Cromot meurt au château de Brunoy, propriété du comte de Provence. Son épouse renonce alors à toute vie mondaine. Pendant la Révolution, ses deux fils, dont le cadet, Cromot de Fougy, avait succédé à son père dans ses fonctions auprès du comte de Provence, émigrent. Ils ne récupèrent leur domaine normand que sous la Restauration. En 1824, la fratrie cède le domaine au comte de Tamisier qui le revend à M. de Tourdonnet en 1835. En 1841, le marquis de Chasseloup-Laubat en devient propriétaire.
Un généreux legs à la commune
Le domaine, quelque peu assoupi, connaît une nouvelle période brillante à partir de son acquisition en 1879, par Constant de Forceville, dont les initiales figurent sur le fronton triangulaire du château, et qui avait épousée Hélène Duruflé. Celle-ci était petite-fille par sa mère d’un opulent banquier parisien, Charlemagne Auguste Renouard, qui avait acquis deux propriétés dans la région, dont le tout proche pavillon de Gouffern. En maîtresse de maison talentueuse, Hélène de Forceville redonne au château de Bourg-Saint-Léonard son faste et son lustre. Outre les terres qu’il exploite avantageusement, Constant de Forceville installe dans sa ferme voisine une fabrique de camembert. Le lait provient de ses vaches qui paissent en toute quiétude sur la bonne terre normande.
Au centre du château, le grand hall, traversant, ouvre sur la cour d’honneur et le parc à l’anglaise. Le décor de la pièce évoque la chasse : trophées, table à gibier et, au mur, une Chasse au cerf du XVIIIe siècle. Doté de jolies boiseries et d’un mobilier Louis XV et Louis XVI, le grand salon occupe l’extrémité droite du château. Il prend jour sur trois côtés par sept larges baies vitrées.
En 1895, alors que son activité est en plein essor, Constant de Forceville meurt d’une maladie pulmonaire. Avisée, sa veuve loue l’entreprise fromagère qu’elle met en gérance. Elle a deux enfants, un garçon et une fille, qui mourront avant elle. En 1942, elle réussit à obtenir le classement du château au titre des Monuments historiques. Deux ans plus tard, la demeure subit d’importants dégâts lors des combats de la bataille de Normandie. À sa mort, en 1954, cette femme de tête lègue la totalité de sa fortune à la commune. Les élus, selon les termes de son testament, doivent « conserver le caractère artistique du château, sauvegarder le mobilier précieux, organiser des visites publiques, installer, si possible, une œuvre religieuse catholique, ou, à défaut, une œuvre sociale ou artistique dans le château ou ses dépendances ».
Dans le petit salon, ou salon de musique, deux tapisseries du XVIIe siècle représentent des scènes mythologiques de part et d’autre de la cheminée. À droite, Vulcain dans sa forge. Le legs d’Hélène de Forceville comprenait le château et ses terres, mais aussi tout le mobilier et la vaisselle, ici présentée dans les grandes armoires de l’office.
De telles clauses sont respectées depuis 60 ans. Les bâtiments, meubles, tapisseries, vaisselle et verrerie, sont soigneusement entretenus. La population locale profite du château, où des concerts sont régulièrement organisés et des visites guidées proposées, tandis qu’un vide-grenier a lieu une fois l’an sur les pelouses. Une société de chasse loue terres et forêts à la commune, et les pêcheurs peuvent accéder au plan d’eau situé derrière le château. Comme l’avait voulu Mme de Forceville, Le Bourg continue de rayonner, et l’âme de ses anciens propriétaires continue de s’y manifester…
De pièce en pièce
Au rez-de-chaussée, la plupart des pièces bénéficient d’une double exposition, et donc de quantité de lumière. On entre dans le château par un vestibule dallé qui abrite de grands tableaux sur le thème de la chasse et des trophées. Deux trumeaux représentent Louis XV et Louis XVI. À gauche, se trouve une salle à manger dont la table est dressée avec un service en porcelaine blanche de Limoges orné du monogramme des Forceville, une argenterie et des cristaux de la fin du XIXe siècle. Entre deux fenêtres, est exposée une photographie d’Hélène de Forceville, ainsi que face à elle un portrait de Jules David de Cromot. Les dessus-de-porte, dans le style de Jean-Baptiste Oudry, représentent des oiseaux. En enfilade, le salon d’hiver et le salon de musique (dit petit salon) évoquent pour leur part le temps où la baronne de Cromot puis Mme de Forceville recevaient leurs invités.
Jules David de Cromot, commanditaire du château. Situé dans la salle à manger, ce portrait pourrait être l’œuvre d’Henri Philippe Bon Coqueret (1735-1807), peintre du Cabinet du roi à Versailles. Portrait photographique de la dernière châtelaine du Bourg. Hélène Duruflé qui a épousé en 1885 Constant de Forceville, dipsaru prématurément, 10 ans plus tard, à l’âge de 37 ans.
En fermant les yeux, on se laisse aller à imaginer le bruit des sabots, le vacarme des aboiements de la meute et le fumet du gibier provenant des cuisines, les jours où l’on donnait de grands repas de chasse… Là est sans doute la magie du Bourg, qui donne l’impression d’être une demeure encore habitée.
© VMF/MAP
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