Des pentes des Vosges aux confins de la Bourgogne, la Haute-Saône offre de multiples visages. Au XVIe siècle, ce territoire connaît une relative prospérité qui s’accompagne d’un regain de l’activité artistique. Si le gothique flamboyant reste le style le plus apprécié dans la première moitié du siècle, variété et originalité lui succèdent. En marge des grandes réalisations de la Renaissance, des artistes et des commanditaires de renom s’ouvrent alors aux courants nouveaux.
Terre d’Empire située à la frontière de la France depuis le partage de l’ancienne Bourgogne par le traité de Senlis, en 1493, le territoire de l’actuel département de la Haute-Saône voit ses villes et ses campagnes renforcer leurs défenses. Châteaux et maisons fortes, comme Bougey ou Vallerois-le-Bois, conservent un aspect militaire, même si ce souci défensif n’exclut pas la recherche du confort. Celui-ci se traduit notamment par l’aménagement de circulations plus aisées grâce aux galeries et aux escaliers, par le percement de larges baies offrant aux pièces une luminosité accrue ou encore par la création de « commodités », qu’il s’agisse d’espaces de dégagement ou de larges cheminées dans les salles.
La vie seigneuriale s’organise autour d’une vaste cour d’honneur où les volumes horizontaux des corps de logis contrastent avec ceux, verticaux, des tours et tourelles. Faisant écho au système défensif extérieur, la plus grande tour accueille l’escalier d’honneur, à cette époque l’entrée principale de la demeure, et reçoit un décor particulièrement soigné. En témoignent Gy, résidence des archevêques de Besançon, ou encore Marnay, seigneurie des Gorrevod, familiers de Marguerite d’Autriche. Cette fonction emblématique accordée à la tour d’escalier se retrouve dans l’architecture urbaine comme dans l’habitat rural de la même époque. Elle elle garde toute son actualité à la Renaissance.
La tentation du maniérisme
À l’inverse de ce que l’on peut observer ailleurs, les témoignages des débuts de la Renaissance sont rares en Haute-Saône. En revanche, dans la seconde moitié du XVIe siècle, des membres de la noblesse, au service pour certains de Charles Quint puis de Philippe II, n’hésitent pas à faire construire ou restructurer quelques beaux ensembles dans lesquels s’affirment les références à l’Antiquité et le style maniériste. Un courant stylistique qui se caractérise notamment par le rôle prépondérant de l’ornement. L’emploi des ordres d’architecture et le principe de leur superposition y sont de règle. On cherche alors également à régulariser les cours d’honneur et à intégrer l’escalier au corps de logis principal.
À Filain, résidence d’Antoine d’Oiselay vers 1570, la grande salle s’orne d’une cheminée au décor maniériste et au manteau orné d’un tableau de stuc en haut-relief montrant un cerf qui tente de s’échapper de la forêt. Les élévations sur cour présentent quant à elles une superposition sévère de colonnes doriques puis ioniques. Presque détachées du mur, elles créent des jeux d’ombre et de lumière qui animent ainsi les façades. L’extérieur conserve toutefois un aspect militaire, avec ses deux pavillons en saillie, version moderne des tours médiévales.
La salle des gardes, au premier étage du château de Filain, renferme l’une des plus belles cheminées Renaissance conservées en Franche-Comté. Traqué, un cerf semble littéralement bondir hors du manteau, où Filain est représenté en arrière-plan et en bas-relief, en haut à gauche. En grande partie rebâti au XVIIIe siècle, le château de Champlitte est sans doute l’œuvre du maçon Nicolas Moris. La façade Renaissance donnant sur cour est dotée d’une ornementation abondante qui tend à tout recouvrir (écoinçons des arcades, trumeaux et allèges des fenêtres).
À Champlitte, reconstruit vers 1562-1565 pour François de Vergy, la verve décorative maniériste s’épanouit dans la cour. Outre l’emploi des ordres, le langage décoratif utilisé est issu du répertoire maniériste qui se développe dans la seconde moitié du siècle et que l’on retrouve sur le mobilier dont Hugues Sambin fut l’un des diffuseurs. Un langage fait de « choux bourguignons » – c’est-à-dire feuilles d’acanthes hypertrophiées qui semblent se transformer en palmettes –, d’amples rinceaux de lierre et d’acanthes meublant les écoinçons, ou encore de spires.
Une autre esthétique dans les villes
Dans l’architecture urbaine, rien de comparable. Achevé en 1540, le palais Granvelle de Besançon adopte la disposition des palais italiens, avec ses quatre corps de logis de dimensions égales desservis par un escalier d’honneur rampe-sur-rampe et s’organisant autour d’une cour carrée bordée d’arcades. En Haute-Saône, les maisons de ville s’élèvent ordinairement en bordure de rue, sur des parcelles traversantes, avec une cour intérieure parfois modeste. Les escaliers à vis logés dans des tourelles sont rejetés sur les façades postérieures. Rares sont ceux qui sont intégrés à l’intérieur de la demeure, et l’escalier rampe-sur-rampe ne fait son apparition que fort tard dans le siècle. Sur la rue s’ouvrent des arcades boutiquières mais aussi souvent des entrées de cave, la viticulture étant alors une activité importante.
Dans la cour du château de Gy, résidence favorite des archevêques de Besançon. Sur le côté de la tour d’escalier, une tourelle en encorbellement mène à la pièce ornée de clefs pendantes située au dernier étage de la tour. À Luxeuil-les-Bains, exemple de demeure urbaine adoptant en façade le principe de la superposition des ordres. Située au 36 rue Victor-Genoux, elle est appelée à tort « maison François-Ier ».
Le rang du propriétaire s’exprime par la présence d’échauguettes souvent décorées – évocation lointaine des tours de châteaux – et surtout par l’emprise au sol des bâtiments. Exemplaire à cet égard, la demeure des Gauthiot d’Ancier à Gray, sise 4-8, rue du Marché, dont la construction fut entreprise à la fin du XVe siècle par Guy Gauthiot, avocat au parlement de Dole, et achevée vers 1548 par son fils Simon, co-gouverneur de Besançon. Elle se développe en effet autour de plusieurs cours.
Reconnaissable au motif losangé de son toit en tuiles vernissées, la maison de Jean Gauthiot d’Ancier fut élevée à Gray, rue des Terreaux, vers 1566. Daté de 1581, ce meuble d’apparat se trouvait en 1596 dans la résidence bisontine des Gauthiot d’Ancier. Il est décoré de huit peintures signées du Dijonnais Euvrard Bredin et représentant des figures de l’Antiquité. Collection Musée du Temps, Besançon. © Charles Choffet
Jean Gauthiot, fils de Simon, se fera construire, rue des Terreaux, une autre demeure, richement meublée par Hugues Sambin et qui, par son allure, marquera durablement le paysage urbain. Les résidences importantes (ou situées dans un tissu urbain plus lâche) peuvent être précédées d’une cour. Et c’est sur la façade donnant sur la cour que l’on construit alors les tours d’escalier. Leur silhouette évoque en cela celle des châteaux.
Le désir d’ostentation des propriétaires ainsi que les changements de goût et de style se remarquent le plus souvent dans le décor. Dans l’encadrement des portes et des fenêtres d’arcs en accolade et de feuillages très découpés au début du siècle ; puis dans l’ornementation « à l’antique » et le quadrillage des façades avec des ordres d’architecture, à partir du milieu du siècle ; ou encore dans des décors aux accents maniéristes.
Par ailleurs, le développement urbain s’accompagne d’aménagements collectifs. Outre l’entretien des fortifications et la création de fontaines, le siège de l’administration communale est au cœur des préoccupations des édiles. La Tour des échevins, à Luxeuil, était, avant son achat par le corps de ville, une demeure particulière. Malgré l’opulence de son décor gothique et sa haute tour d’escalier crénelée faisant office de beffroi, elle reste prise dans l’alignement de la rue.
Commencé en 1567, l’hôtel de ville de Gray occupe, avec sa façade longue de 37 mètres ouvrant sur la place du marché, une surface importante au sein de la cité. Ici, pas de tour ni de beffroi, mais un portique à arcades abritant des boutiques au rez-de-chaussée tandis que l’étage accueille la grande salle du conseil. Ostentatoire par la richesse des matériaux (pierre de Sampans acheminée par voie d’eau depuis Auxonne), par le choix de la polychromie (tuiles vernissées de couleur) ainsi que par l’emploi des ordres, ce bâtiment atteste la puissance de la cité (dotée d’un port fluvial sur la Saône) et l’opulence de ses marchands et officiers.
Églises et chapelles mises au goût du jour
Les édifices religieux participent au mouvement général de reconstruction. À la fin du XVe siècle et au début du siècle suivant sont construits la basilique Notre-Dame de Gray ou encore le chœur de l’église Saint-Hilaire de Pesmes. L’on s’attache alors à des partis gothiques sobres sans véritable prouesse technique ni luxuriance dans le décor. Le maçon Antoine Le Rupt, dont la carrière commence à Dijon et à Auxonne et se poursuit ensuite à Gray, Pesmes et Dole, semble avoir été l’un des promoteurs de cette esthétique.
Au cours du XVIe siècle, les puissantes familles nobles et bourgeoises contribuent à l’enrichissement du mobilier religieux et érigent des chapelles funéraires à l’esthétique Renaissance. L’allure de ces églises se trouve également renouvelée par l’emploi de matériaux d’une qualité proche du marbre, tels le rouge de Sampans, l’albâtre de Saint-Lothain ou le noir de Miéry provenant du Jura.
De la décoration de la chapelle funéraire des Marmier, à Notre-Dame de Gray, subsiste un Christ mort en albâtre pleuré par des angelots, vestige d’un retable de pierre commandé en 1553 par Hugues Marmier, président au parlement de Dole et proche parent des Gauthiot. À Pesmes, dans l’église paroissiale Saint-Hilaire, la chapelle Mayrot se dote en 1561 d’un retable monumental peint par Jacques Prévost, artiste proche de Simon Gauthiot et de Hugues Sambin.
Dans la même église, la famille d’Andelot construit entre 1556 et 1563 sa chapelle funéraire dite de La Résie. Entièrement revêtue de « marbres » polychromes, elle accueille sur une paroi les défunts représentés en priants face à un superbe retable d’autel sculpté. Si les statues du retable demeurent anonymes, l’ensemble de la chapelle est attribué à Denis Le Rupt (fils d’Antoine), autre artiste réputé de la seconde moitié du XVIe siècle, dont l’activité s’est étendue de Dole à Besançon. On lui doit également la confection de mobiliers d’église et notamment la définition d’un type de chaires à prêcher qui aura un grand succès jusqu’au début du XVIIe siècle, en Haute- Saône comme en Bourgogne.
Peint par Jacques Prévost en 1561, ce triptyque figurant une mise au tombeau se trouve dans la chapelle Mayrot de l’église Saint-Hilaire de Pesmes. La donatrice Jeanne Lemoyne est représentée sur le panneau droit. © Yves Sancey/Région Franche-Comté Un retable sculpté en marbre rouge de Sampans et albâtre de Saint-Lothain est logé dans la chapelle de La Résie de l’église de Pesmes. Deux figures féminines encadrent une Vierge à l’Enfant, dont celle-ci aux traits juvéniles et au costume luxueux.
Le mouvement de reconstruction qui s’épanouit durant tout le XVIe siècle, se poursuit au cours des trois premières décennies du XVIIe siècle, sans véritable rupture. Ce sont les guerres du XVIIe siècle et leurs conséquences désastreuses qui donneront un coup d’arrêt à l’activité artistique, si l’on excepte quelques cas isolés. Il faudra attendre l’annexion de la Franche-Comté à la France, en 1678, pour la voir reprendre sur des bases stylistiques entièrement nouvelles.
Hugues Sambin, un menuisier érudit
Fils d’un menuisier de Gray, Hugues Sambin (vers 1520-1601) se forme dans l’atelier paternel. En 1544, il effectue un séjour sur le chantier de Fontainebleau, où il se familiarise avec le maniérisme, avant de venir à Dijon. Il y épouse la fille d’un menuisier local et prend ensuite sa succession. Très vite, Sambin cherche à sortir de l’artisanat et s’oriente vers l’architecture civile, religieuse et militaire, preuve d’une ambition intellectuelle certaine qui l’amène souvent à jouer un rôle de conseiller et d’expert. Sa formation initiale ne l’y prédisposait pourtant pas. Cette volonté de se hisser au rang « d’érudit » le conduit à publier, en 1572, un recueil gravé de termes dans lequel il utilise un langage décoratif exubérant et complexe issu, entre autres, du maniérisme bellifontain. C’est d’autant plus remarquable que de telles entreprises éditoriales et artistiques sont encore rares en France à cette date.
Tout au long de sa vie, Sambin maintient des liens très étroits avec la Comté : Besançon (hôtel consistorial, hôtel du Bouteiller et de Chevanney), Dole (clocher de la collégiale Notre-Dame) et Salins. Il entretient également des relations privilégiées avec les Gauthiot d’Ancier qui lui commandent de nombreux meubles destinés à orner leurs résidences bisontines et grayloises, parmi lesquels figure le magnifique « cabinet ovale ». Par un jeu complexe de réseaux et d’influences, Hugues Sambin a ainsi joué un rôle de premier plan dans la diffusion de la Renaissance en Comté.
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