Villes balnéaires élégantes et cossues ou stations plus modestes cultivant avec bonheur l’esprit de famille s’égrènent au fil des longues plages de sable fin du littoral bas-normand. Villas, chalets, casinos, établissements de bains, hôtels y sont autant de témoignages d’un âge d’or de l’architecture balnéaire du Second Empire à la Belle Époque et d’une fièvre bâtisseuse, marquée du sceau de l’imagination et de la fantaisie.
Côte fleurie, à l’est de l’estuaire de l’Orne, et Côte de Nacre, entre l’estuaire de l’Orne et celui de la Seulles : ces deux appellations joliment évocatrices ont été données au début du XXe siècle à la frange maritime du pays d’Auge. La physionomie de ce pays a été profondément marquée par ces « désirs de rivages » apparus dès la première moitié du XIXe siècle, et qui ont fait naître des villes d’un genre nouveau, entièrement dédiées aux loisirs et à la sociabilité des bords de mer. Une telle appropriation d’un territoire alors quasiment vierge et l’« invention » d’un type de villégiature se sont accompagnées d’une floraison architecturale sans pareille, dont les modèles ont triomphé bien au-delà des frontières de la province. Ces constructions délicieusement surannées, d’une qualité et d’une densité exceptionnelles, qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, au Débarquement et aux menaces de l’urbanisme, moderne font aujourd’hui l’objet de toutes les attentions. De leurs propriétaires bien sûr, mais également des professionnels du patrimoine.
Dès le début du XIXe siècle, les premiers curistes et les artistes fascinés par la beauté des paysages maritimes investissent quelques modestes villages de pêcheurs, accueillis dans les rares auberges existantes. Ainsi, le peintre de marines Charles Mozin séduit en 1825 par le petit hameau de Trouville au bord de la Touques, ou Alexandre Dumas, installé en 1831 à l’Auberge de la Mère Oseraie, unique établissement de Trouville, se régalant du menu pantagruélique du dîner à cinquante sous : « potage, côtelettes de pré-salé, soles en matelote, homard en mayonnaise, bécassines rôties, salade de crevettes et cidre du cru à volonté »…
Surplombant la mer, du casino à l’ancien hôtel des Roches Noires, les villas trouvillaises rivalisent de pittoresque et d’éclectisme, entre style néoclassique, historiciste (comme ici ce mur pignon d’inspiration flamande) et architecture traditionnelle en pan de bois. Construite sur la digue-promenade d’Houlgate en 1876 par l’architecte Alexandre Émile Auburtin, la villa Les Ondines présente un décor mêlant brique polychrome, enduit et céramique. Sur le côté ouest s’élève un pavillon pittoresque couvert de tuiles vernissées et ponctué de chimères.
Dès 1820, la plage de Luc avait aussi ses habitués parmi la haute société parisienne venue faire des « cures d’iode », puisque, à en croire un vieux slogan : « Le frais varech de Luc, tel un bain de jouvence, rajeunit le vieillard et fortifie l’enfance ». Ces villégiateurs de la première heure sont attirés sur le littoral par les bienfaits des bains de mer et par des plaisirs naturels. Avec l’arrivée croissante des estivants, venus de Paris mais aussi de Caen et des environs, les toutes premières structures balnéaires et touristiques apparaissent. Des établissements de bains, dès 1838 à Trouville, sont au début directement implantés sur le rivage. Les hôtels de luxe – tel l’Hôtel du Rivage, ouvert à Trouville en 1843, qui fait aussi figure de précurseur – et les casinos s’imposent rapidement comme des hauts lieux de la sociabilité balnéaire. Des chemins de planches permettent de se promener le long de l’estran, tandis que les cabines de bain s’alignent joyeusement sur la plage. Les premières villas, encore rares en 1850, s’élèvent sans plan préétabli, un peu en retrait, à l’abri des tempêtes.
Bienfaits marins
Sous le Second Empire, avec l’arrivée du chemin de fer – à Deauville dès 1863 – et l’afflux des estivants, l’engouement pour les plages normandes ne fait que croître et embellir. Pour y répondre, d’ambitieux promoteurs lancent les stations de la deuxième génération, véritables villes nouvelles entièrement planifiées et conçues pour répondre aux attentes d’une clientèle fortunée. Ces nouveaux centres urbains, greffés sur les villages de pêcheurs existants ou bâtis ex nihilo, sont conçus par les promoteurs sur des plans originaux, uniquement tournés vers les loisirs de villégiature et les bienfaits du milieu marin. La mer est le centre et le point de mire de la ville. C’est autour d’elle que s’organise l’espace à partir des équipements identitaires – que sont les établissements de bains, le casino et le grand hôtel –, que s’articule le parcellaire et que rayonnent les rues le long desquelles s’élèvent les villas de la riche bourgeoisie parisienne, mais aussi, dans une moindre mesure, des élites locales. Dûment protégés par une digue-promenade, les fronts de mer sont désormais les plus recherchés et les plus coûteux : de fastueuses demeures peuvent s’y construire en toute sécurité.
Ces deux grandes toiles marouflées exécutées par le peintre et décorateur André Lagrange (1889-1958) ornaient l’ancienne salle de baccara du casino de Trouville. © Inventaire général du patrimoine/Région Normandie Réalisées en 1927 par l’auteur des décors des casinos de Deauville, Cannes et Pau, elles ont disparu en 2015, lors de la transformation d’une partie du casino en hôtel par des promoteurs peu soucieux de la préservation du patrimoine. © Inventaire général du patrimoine/Région Normandie
Cabourg sort ainsi des sables dès 1854, sous l’impulsion de l’avocat parisien Henri Durand-Morimbau, se développant en demi-cercle autour de l’établissement de bains, le casino et l’Hôtel du Casino. En 1856, l’architecte parisien Félix Pigeory et le rédacteur en chef du Figaro, Pierre Pitre-Chevalier, font naître à Villers-sur-Mer, à côté de l’ancien village de pêcheurs, un nouveau quartier balnéaire étagé en amphithéâtre à flanc de colline, ouvert sur la mer. En 1858, c’est l’architecte Jacques Baumier qui crée, à côté de l’ancien hameau de Beuzeval, sur un terrain plus accidenté, la station d’Houlgate. Un an plus tard, l’opération de promotion immobilière la plus importante, celle de Deauville, démarre. Elle est menée par le médecin Joseph Olliffe associé au duc de Morny, frère utérin de Napoléon III, qui charge l’architecte parisien Desle-François Breney de concevoir l’organisation de la nouvelle ville sur un plan orthogonal. Pour toutes ces réalisations d’envergure, d’importants aménagements paysagers sont mis en place. Les parcs publics et les jardins individuels demeurent aujourd’hui encore l’une des composantes essentielles de ces grandes stations de la Côte fleurie.
Toujours à Houlgate, style résolument « chaumière normande » pour ce portillon de bois surmonté d’un toit de chaume au faîtage fleuri d’iris, qui ouvre sur le jardin du cottage Les Marmousets (1895). Columbia, Merrimac, Minnehaha, Tacoma et Juanita : ces noms inscrits dans des cartouches émaillés sont ceux des cinq villas d’Houlgate dites « américaines ». Elles ont été commandées en 1884 par John Harjès. Columbia, Merrimac, Minnehaha, Tacoma et Juanita : ces noms inscrits dans des cartouches émaillés sont ceux des cinq villas d’Houlgate dites « américaines ». Elles ont été commandées en 1884 par John Harjès.
D’autres stations plus petites ont aussi su profiter de la manne offerte par cette grande vogue des bains de mer pour se développer sur une trame plus souple, en créant un centre de villégiature nouveau mais étroitement relié au village d’origine. La toute première fut Luc-sur-Mer, considérée comme la doyenne de la Côte de Nacre. La station balnéaire s’y est développée à partir de la plage du Petit-Enfer, reliée au vieux Luc. À Saint-Aubin-sur-Mer, créée en 1851, les anciennes maisons de pêcheurs du vieux bourg se cachent derrière le front de mer des Années folles.
Foisonnement stylistique
Érigées entre 1840 et 1850, les toutes premières maisons de bord de mer sont de style néoclassique tardif, aux lignes très sobres. Puis, des constructions à l’architecture plus sophistiquée et d’une extrême diversité apparaissent sous le Second Empire, reflets des goûts et de la fortune des propriétaires. Dès lors, on assiste à une véritable valse des typologies historicisantes gothique, classique, Renaissance, mâtinées de références exotiques et régionalistes. À ces foisonnements stylistiques s’ajoute l’utilisation virtuose de matériaux variés : brique polychrome appareillée en motifs, céramique, faux pans de bois. Les demeures sont coiffées de toitures compliquées, mêlant longs pans, hauts toits à la française, toits en pavillon, croupes et demi-croupes, lucarnes pittoresques, épis de faîtage… Ces programmes d’un éclectisme débridé doivent aussi intégrer l’exigence d’ouvertures, pour profiter des extérieurs et ménager des points de vue sur le panorama maritime. Ainsi les éléments saillants les plus divers s’ajoutent-ils à la fantaisie des compositions : balcons de bois sculptés, loggias, auvents, bow-windows, belvédères, terrasses couvertes, vérandas…
En 1913, sous l’impulsion de l’homme d’affaires Eugène Cornuché qui vient de doter Deauville d’un nouveau casino et d’un premier palace, Le Normandy, un deuxième hôtel de luxe voit le jour : le Royal Hôtel. Doté d’une façade massive reconnaissable, il est dû aux mêmes architectes : Georges Wybo et Théo Petit. Construites à Houlgate en 1890 pour un avocat parisien, les deux villas jumelles Les Courlis et Les Sirènes présentent, côté jardin, deux façades strictement symétriques, cumulant les références historicisantes à un style « brique et pierre » plein de fantaisie. La villa Saint-Georges, à Trouville, rebaptisée plus tard villa Chebec, date de 1882. D’une savante complexité, elle constitue un bel exemple du style néo-normand devenu, vers 1880, le modèle dominant des villas de la Côte fleurie.
À partir de la fin du XIXe siècle, le néo-normand triomphe. Apparu dès 1860 à Houlgate, il se généralise une vingtaine d’années plus tard, devenant le courant mondain du néorégionalisme, caractérisé par de riches structures de pans de bois et des toitures mouvementées, inspirées des manoirs et fermes du pays d’Auge. Si l’Art nouveau a laissé moins de traces sur le littoral normand, quelques pépites en ont été préservées, comme la villa La Bluette, construite en 1899 par Hector Guimard à Hermanville, ou l’ancien casino dit Castel-Louis de Lion-sur-Mer, dont la loggia sur la mer présente un exceptionnel décor de céramique inspiré de la faune et de la flore marines fabriqué par le célèbre céramiste Alexandre Bigot. Ou encore la pharmacie Lesage, à Douvres-la-Délivrande, réalisée par l’architecte caennais Rouvray, émule de Guimard. Ou enfin l’ancien établissement de bains chauds de Villers-sur-Mer, à la façade décorée de céramiques de Gilardoni. Et l’Art déco n’est pas non plus en reste dont le casino de Saint-Aubin (1936), avec son somptueux décor extérieur, est un exemple remarquable.
À Douvres-la-Délivrande, la pharmacie Lesage (1901) est l’œuvre de l’architecte caennais François Rouvray, émule d’Hector Guimard. Motifs fleuris jusque sur la toiture en tuiles vernissées polychromes, grandes courbes d’inspiration végétale des ferronneries : sa façade décline un luxuriant vocabulaire ornemental 1900. La Bluette, à Hermanville-sur-Mer, est intégralement classée au titre des Monuments historiques. Dessinée en 1899 par Hector Guimard, la villa offre une composition Art nouveau très aboutie, avec ses lignes courbes, ses colombages peints en bleu et sa toiture ornée d’une vague en céramique.
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