Si les confins du Poitou et de la Touraine portent d’innombrables châteaux, celui des Ormes fait sans doute partie des plus spectaculaires, tant par l’ampleur de son architecture que par la richesse de son histoire. Longtemps dérobée aux regards, cette demeure revit désormais grâce à ses actuels propriétaires, qui l’ont restaurée avec goût et l’ouvrent au public.
Certains châteaux aiment se protéger derrière des remparts qui leur confèrent une allure austère. D’autres ne sont guère plus que de vastes demeures, si oublieuses de leur histoire qu’on peine à en sentir la personnalité. Au cœur d’un paysage champêtre moins linéaire qu’il n’y paraît, les rivières y creusant des vallées secrètes, le château des Ormes ne se rattache à aucun de ces cas. Surgissant à l’extrémité d’une allée de platanes, il séduit par son mélange de solidité, d’harmonie et d’élégance, comme si la bienveillance des humanistes qui y séjournèrent avait imprégné les lieux. On comprend aisément que ses propriétaires, M. et Mme Sydney Abbou, soient tombés sous son charme. Alors possesseurs d’un château en Normandie dont ils avaient épuisé les surprises, ils visitent les Ormes par hasard et éprouvent pour le domaine un véritable coup de foudre. Ils proposent alors à la famille qui l’occupait depuis 1978 un échange de châteaux. L’idée est belle, elle est acceptée : les Ormes entament une nouvelle vie !
L’unité architecturale du château doit beaucoup au tuffeau qui le compose. Typique des régions ligériennes, cette pierre lumineuse confère une grande élégance au corps de logis central, pourtant bâti plus d’un siècle après les ailes latérales. © Christian Rome / Inv. Gén. Poitou-Charentes-Limousin-Aquitaine Constituée de trois pièces en enfilade, la bibliothèque est particulièrement accueillante, avec ses nombreux rayonnages garnis d’ouvrages anciens, son mobilier d’époque, sa cheminée rocaille et ses confortables fauteuils. © Bernard Galéron
Si l’existence d’une seigneurie du nom de Hommes-Saint-Martin (ou Ormes-Saint-Martin) est attestée dès le XVe siècle, il n’en subsiste qu’une simple mention. Il faut attendre le XVIIe siècle, lorsque la terre devient baronnie – l’une des huit premières de Touraine – et qu’elle échoit à Antoine-Martin Pussort, l’oncle du grand Colbert, ministre de Louis XIV, pour qu’elle acquière une certaine notoriété. Est-ce pour plaire au Roi-Soleil que les architectes appelés par les Pussort pour reconstruire le château s’inspirent de celui de Saint-Germain-en-Laye où il est né ? Consistant en un vaste logis en fond cour encadré d’ailes latérales, ce château neuf a belle allure, particulièrement du côté de la Vienne où il est précédé d’une terrasse ornée de parterres à la française. Amplifié par la navigation sur la rivière, l’important trafic qui s’est développé depuis le Moyen Âge sur l’axe Paris-Bordeaux bénéficie au domaine.
À droite de la cour principale, l’aile Pussort (dite de l’Horloge) date de 1757-1759. Elle s’élève à l’emplacement de celle érigée par les oncles de Colbert au XVIIIe siècle. Le médaillon central du fronton, où se trouvait jadis l’horloge, repose sur un lion et une licorne couchés. © Bernard Galéron
Cette prospérité, fortement compromise avec le départ des artisans protestants provoqué par la révocation de l’édit de Nantes, revient au XVIIIe siècle, inaugurant une période particulièrement fastueuse pour les Ormes. En 1729, la terre est acquise par le comte Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson, dont la famille est originaire de Touraine. Fils du marquis d’Argenson, célèbre lieutenant de police de Paris sous Louis XIV, le nouveau propriétaire est un ami intime de Louis XV. Cet esprit éclairé, grand amateur des arts, poursuit une brillante carrière administrative et politique jusqu’en 1757, année de sa disgrâce : la marquise de Pompadour a vu en lui un rival… Exilé aux Ormes, le comte en profite pour moderniser le château avec le concours de l’architecte Pierre Meusnier qui crée l’aile de la bibliothèque et de nouveaux logis, tout en s’attachant à agrandir le domaine par l’achat de nouvelles terres.
UN BIBLIOPHILE PASSIONNÉ
L’exil de Marc-Pierre d’Argenson n’est pas seulement bénéfique au château. Séduit par les idées émancipatrices de l’époque des Lumières, ce passionné de bibliophilie, auquel Diderot et d’Alembert ont dédié le premier tome de leur Encyclopédie, accueille en son domaine poitevin les personnalités les plus éminentes de l’époque, dont Voltaire. Sa bibliothèque est importante, avec plus de 6 600 volumes répertoriés. À la mort du comte, en 1764, mille d’entre eux sont légués à l’un de ses neveux puis, à la veille de la Révolution, transportés à la bibliothèque de l’Arsenal, à Paris. Le reste a malheureusement été dispersé.
Détail de la rampe en fer forgé du majestueux escalier qui s’élance depuis le vestibule. Ce dernier forme, avec les galeries latérales, un espace de près de soixante mètres de long. © Bernard Galéron Rassemblés par le docteur Sydney Abbou, le mobilier et les objets décoratifs disposés aujourd’hui dans les salons du château permettent d’imaginer sa splendeur du XVIIIe siècle. Ainsi ce buste en marbre blanc, de style Louis XIV, posé sur la cheminée de la salle de billard, ancien salon de musique. © Bernard Galéron
À son tour, le fils de Marc-Pierre d’Argenson, Marc-René, grand collectionneur d’art qui mènera une brillante carrière – il sera directeur général des haras du roi, gouverneur du château de Vincennes puis dirigera l’assainissement des marais de Rochefort et fortifiera l’île d’Aix – perpétue l’esprit des Lumières aux Ormes. Il y entretient en effet des échanges philosophiques avec de grands esprits de son temps, parmi lesquels Marmontel, Fontenelle, ou encore Dom Deschamps, un précurseur de Hegel. Le poète Paradis de Moncrif, qui fait office de secrétaire du marquis, a alors sa chambre aux Ormes, et l’abbé Yvon, collaborateur de L’Encyclopédie, veille sur la bibliothèque. Autour de la demeure poitevine gravitent tant de beaux esprits que l’on parlera plaisamment de « l’Académie des Ormes ».
L’HEURE DES GRANDS CHANTIERS
Poursuivant l’œuvre de son père, Marc-René va, après s’être défait du château d’Asnières, bâti pour lui par Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, s’attacher à transformer les Ormes. Pour ce faire, il fait appel au célèbre architecte Charles de Wailly, l’un des maîtres du néoclassicisme, qui avait travaillé pour lui à Asnières et à l’hôtel d’Argenson. Outre le corps central du château, Charles de Wailly conçoit un bâtiment destiné à servir de haras, utilisé aussi comme écuries, un relais de poste et, devant les grilles du château, une vaste grange-écurie dont la façade est ornée d’un fronton dû à Augustin Pajou.
En disciple des physiocrates, le marquis d’Argenson introduit sur ses propriétés la culture du trèfle et du sainfoin, et agrandit encore la superficie de son domaine. Avant la Révolution, celui-ci comprend le triangle délimité entre la Vienne, la Creuse et la route de l’Espagne (actuelle RD910). Les quelque 3,5 km de murs visibles encore aujourd’hui le long de cette route laissent imaginer son ampleur passée…. L’histoire des Ormes est ensuite celle d’un lent déclin. Sous la Restauration, le marquis d’Argenson, qui a fait de mauvaises affaires, commence à démembrer le château. Si, au début du XXe siècle, la famille est en mesure d’en faire reconstruire le corps central par l’architecte parisien Alfred Coulomb, elle n’a plus les moyens d’entretenir les lieux. En 1978, les héritiers du huitième marquis, décédé trois ans auparavant, cèdent le domaine qui est divisé en plusieurs lots.
LE SOUCI DE L’AUTHENTICITÉ
« J’aime le minimalisme en restauration », assure le docteur Abbou : l’authenticité qui se dégage des Ormes doit beaucoup au respect que ce dernier porte à la famille d’Argenson dont l’emblème, le lion de saint Marc, trône encore dans son médaillon de pierre au cœur du grand vestibule. Une manière de signifier que le château et la lignée qui y vécut sont liés à jamais. Le souci de l’actuel maître des lieux, « dénicher l’artisan capable de travailler au plus près du décor d’origine », se devine au fil des salons et des différents bâtiments qui recouvrent peu à peu leur splendeur. « Pouvoir restaurer un tel château avec des gens talentueux est un véritable bonheur », ajoute Sydney Abbou, très heureux que le château ait été labellisé « Maison des illustres » en 2013. Attentif à l’inventaire établi au début du XXe siècle, ce collectionneur de serrures anciennes – on peut les admirer dans le vestibule qui longe l’enfilade des salons – a racheté des meubles d’origine, retrouvé quelques livres historiques et redonné à l’intérieur de la demeure son lustre d’autrefois.
Les salons d’apparat et leurs parquets d’époque, les appartements du comte, la salle à manger dotée de marbres et de stucs multicolores, ou encore la bibliothèque, qui renferme un exceptionnel herbier datant du début du XIXe siècle, restituent le charme de cette demeure aristocratique. Elle compose avec les différents bâtiments annexes et communs, rénovés avec le même soin minutieux, un ensemble cohérent. La grande cuisine du XVIIIe siècle et son spectaculaire fourneau potager, la lumineuse orangerie, la « grange à bateau » qui abrite Suzette II, l’un des premiers canots à moteur pour la navigation de plaisance, la blanchisserie, merveille d’authenticité avec ses récipients en terre cuite ou en cuivre et ses pavés de schiste, la glacière, enfin, semi-enterrée, qui, sur un mur, porte l’inscription: « la glacière était remplie en 1820 », sans doute un été où il fit particulièrement chaud, sont autant de découvertes.
AFFINITÉS ÉLECTIVES
Restaurer un décor n’était pas suffisant pour Sydney Abbou, convaincu que « la beauté des lieux ne pourrait resurgir sans réveiller l’effervescence intellectuelle qui l’habita ». Ce souhait de redonner aux Ormes sa vocation humaniste s’est concrétisé dans les « Journées d’histoire » qui se déroulent chaque année en juin, série de conférences animées par des intervenants de haut niveau autour de la famille d’Argenson et du siècle des Lumières. D’autres manifestations artistiques et culturelles, expositions d’art contemporain et concerts, notamment sur un très beau piano-forte Érard de 1789, illustrent enfin le renouveau des Ormes. Fort de cette conviction que « le goût pour les vieilles demeures ne peut seul réussir à restaurer l’atmosphère d’un lieu ; il faut, pour les faire revivre, se pencher sur la mémoire des hommes », Sydney Abbou, dans la droite ligne des Voyer d’Argenson, est un passeur d’art et d’histoire.
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