Après sa conquête par les Français au XVIIe siècle, Arras renforce sa position militaire et accroît son espace constructible par l’assèchement de terrains marécageux. Sur cette lancée, une « fièvre de la pierre » s’empare de ses élites, qui renouvellent le paysage urbain et font souffler ce vent de modernisme dans les campagnes environnantes.
Dès 1640, du fait de la conquête française, la capitale artésienne se réoriente vers la France. Les liens avec Paris et Versailles s’en trouvent renforcés et l’« embellissement » (terme utilisé à l’époque) d’Arras puise dès lors son inspiration dans la sobriété et l’élégance des modèles nationaux. La ville bénéficie au XVIIIe siècle d’un faisceau de facteurs favorables : annexion de la cité épiscopale en 1749, accroissement des surfaces constructibles, rénovation du réseau des routes royales favorisant les échanges et le commerce des grains, essor de la rente foncière des possesseurs de terre, goût pour l’immobilier et recherche d’un nouvel art de vivre, sans compter la présence à Arras d’architectes réputés (Héroguel, d’Huez, Beffara, Posteau…) et d’artistes de talent (les peintres Doncre et Boilly, et le sculpteur Lepage, qui œuvra au château de Barly).
Une ville embellie par le « despotisme éclairé »
On cite souvent l’action volontariste de certains intendants à Bordeaux, Nîmes, Rennes, Caen, Amiens, et Lille, où s’illustra Calonne, nommé en 1778 intendant de Flandre et Artois. Il convient cependant de mettre l’accent, dans la région du Nord, sur le rôle des échevinages, qui s’avéra décisif à Lille, à Douai, à Aire-sur-la-Lys comme à Arras. Dans cette ville, les pouvoirs échevinaux en matière d’architecture et d’urbanisme se renforcent et se précisent pour faire face à l’expansion démographique (Arras comptait moins de 18 000 habitants en 1715, 22 500 en 1790). Selon l’ordonnance de 1722, les maisons devaient désormais avoir deux étages dans les rues principales du centre.
À partir de 1738, un architecte de la ville, deux échevins commissaires aux travaux et un procureur du roi veillent à la conformité aux prescriptions d’urbanisme des nouveaux bâtiments publics et privés. Le contrôle rigoureux sur le terrain impose des normes pour l’élévation, le nivellement et le décor des façades. Ce « despotisme éclairé » génère une harmonie générale inspirée des grands principes de la Renaissance et des Lumières : raison, équilibre, plaisir de l’œil, fonctionnalité, hygiénisme. Il ne décourage pas les constructeurs, comme en témoignent les registres aux bâtiments d’Arras sur lesquels on relève entre 1700 et 1789 1 530 autorisations de bâtir et de rebâtir sur 2 500 bâtiments environ.
Arras l’aristocratique a aussi son « faubourg Saint-Germain »
S’inscrivant dans ce mouvement, les détenteurs de pouvoirs s’attachent à matérialiser leurs fonctions par des bâtiments spécifiques et luxueux. Symbole des « libertés provinciales », les États d’Artois, surtout chargés de répartir les impôts directs du vingtième et du centième, étaient logés au XVIIe siècle dans les annexes de l’abbaye Saint-Vaast. À partir de 1701, ils se font construire, par l’architecte arrageois Héroguel, un palais (l’actuel palais de justice) inspiré du modèle versaillais. Pour ne pas être en reste, le prince d’Isenghien exige du Magistrat (maire et échevins) la mise en chantier d’une demeure digne de son rang et de sa fonction. Construit entre 1739 et 1742, sur les plans de l’architecte arrageois Adrien-François d’Huez, l’hôtel du gouverneur remplace l’hôtel de Gomiécourt, édifié au XVe siècle. Le roi Louis XV y séjourne du 21 au 24 juillet 1744 et un passage est alors établi avec l’hôtel voisin de la Basecque attribué à sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux. Dans ce quartier central, proche de l’hôtel de ville gothique et Renaissance, se trouvent également l’hôtel de Gouve, érigé en 1757 pour le subdélégué de l’intendant de Lille, et l’hôtel du lieutenant de roi, édifié par Beffara à partir de 1766.
Cette façade du palais des États d’Artois faisait face à l’église Saint-Géry (place des États). Réalisée en 1724 par l’architecte béthunois Leplus, elle différait de la façade principale due à Héroguel (rue Désiré-Delansorne), inspirée par le modèle versaillais. © Archives départementales du Pas-de-Calais
De son côté, le clergé se lance dans un gigantesque chantier : à partir de 1746, l’abbaye royale bénédictine de Saint-Vaast est entièrement rasée et réédifiée sur les plans de l’architecte parisien Labbé pour un devis extraordinaire de 2 800 000 livres (à mettre en rapport avec les 500 livres dont disposait, par an, un curé de campagne). Dans les années 1770, l’architecte Pierre Contant d’Ivry dirige la reconstruction de l’abbatiale, dont les travaux sont interrompus par la Révolution. Ils reprennent en 1804, quand Napoléon l’érige en cathédrale pour remplacer l’ancienne, vendue comme bien national et détruite. Une cinquantaine de familles nobles résident alors à Arras.
À l’instar de Paris, la ville possède, à son échelle, un « faubourg Saint-Germain ». La concentration en un même lieu des fonctions administratives, judiciaires et de contrôle – échevinage, États d’Artois, Conseil provincial d’Artois, juridictions artésiennes, les séances de l’Académie d’Arras fondée en 1773, l’attrait de la vie mondaine pendant la saison hivernale – un nouveau théâtre sera inauguré en 1785 – expliquent ce tropisme pour la capitale de l’Artois dont témoigne la construction de nombreuses demeures particulières comme l’hôtel de Guînes (2 rue des Jongleurs), édifié en 1738, ou l’hôtel Dubois de Fosseux (14 rue du Marché-au-Filé). À cet édifice, reconstruit entre 1749 et 1789, s’attache le souvenir d’un personnage remarquable, Ferdinand Dubois de Fosseux, secrétaire général de l’Académie d’Arras où siégeait un jeune avocat au Conseil supérieur d’Artois, Maximilien de Robespierre, qu’il côtoyait également au sein de la société des Rosati, un petit cénacle poétique dont il avait été l’un des fondateurs. Noble libéral, marqué par les Lumières, Dubois de Fosseux sera le premier maire d’Arras élu en 1790.
La Basse Ville, manifeste de l’urbanisme des Lumières
Nobles, ecclésiastiques, bourgeois et artisans aisés investissent également la Basse Ville, quartier nouveau créé ex nihilo sur les prairies marécageuses du Pré Cagnon, quadrilatère de six hectares compris entre l’esplanade de la citadelle, les casernes du Grand Quartier (Schramm) et le rempart médiéval. L’autorisation de bâtir cette zone, obtenue du roi en 1749, offre à l’architecte Beffara l’opportunité d’exercer ses talents. Son projet de détournement du Crinchon est adopté en 1751. Les déblais provenant du rempart et de la destruction de Saint-Vaast permettent de rehausser le niveau du sol de six mètres jusqu’au niveau de la rue des Capucins.
Une porte-cochère monumentale ouvre sur la cour de l’hôtel de Guînes et ses bâtiments disposés en U. Chacune des baies du corps de logis de l’hôtel de Guînes est rehaussée d’une tête féminine. La similitude de ces décors extérieurs avec ceux de l’hôtel Dubois de Fosseux et du château de Couin incite à les attribuer au sculpteur et architecte Adrien-François d’Huez.
Pour ce quartier, l’échevinage impose un plan général géométrique. Les 55 premiers adjudicataires sont tenus de se conformer à des règles strictes définies par les architectes de la ville, successivement Linque (1751 à 1757), Beffara (1757 à 1776) et Posteau (1776 à 1809). L’ancien marécage devient vite un quartier recherché. Ses habitants apprécient ses larges artères rectilignes convergeant vers une place octogonale (aujourd’hui place Victor-Hugo) rehaussée d’une fontaine et d’un obélisque dessiné par Posteau. Entrepris en 1754, l’hôtel du marquis de Beauffort donne le ton à ce quartier conçu dans l’esprit des Lumières, à ce « bel endroit, où sans sortir de la ville, on trouvait la campagne ».
Source de richesse, la campagne participe à la « fièvre de bâtir »
La véritable richesse d’Arras est inscrite dans les gerbes de blé stylisées ornant les façades de la Grand-Place, sur laquelle se tenait, trois fois par semaine, le marché aux grains, « l’un des plus considérables du royaume ». La commercialisation des grains, favorisée par d’importants marchés militaires (guerres de Sept Ans et d’Indépendance américaine), provoque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une hausse des fermages et des terres plus sensibles dans l’Arrageois que dans le reste de l’Artois. Les principaux bénéficiaires de cette rente foncière sont le clergé (20 % du sol) et la noblesse (30 %). Dubois de Fosseux, par exemple, possède 240 hectares, soit la moitié du territoire de la commune de Fosseux. Quarante hectares sont en faire-valoir direct, le reste étant loué à un « gros fermier ». À son image, les nobles redeviennent, aux beaux jours, des châtelains vivant sur leurs terres et rivalisant de moyens pour substituer à leurs vieilles bâtisses féodales d’élégantes demeures rurales, formant, principalement entre Arras et Saint-Pol, un chapelet de châteaux comme Grand-Rullecourt, Grosville, Habarcq, Givenchy-le-Noble, Fosseux, Barly ou encore Couin. Églises et abbayes (Mont-Saint-Éloi, Maroeuil, Étrun, Cercamp) participent également de ce mouvement qui voit l’architecture à la mode du temps pénétrer dans les campagnes.
Dans l’ancien hôtel Dubois de Fosseux, actuelle chambre régionale des comptes. Ce panneau de bois et de stuc surmontant une fenêtre représente Artémis avec ses attributs : le carquois, l’arc et le croissant de lune. Dans la même pièce, un panneau symétrique évoque Athéna, avec son casque et sa lance.
Stimulée par ses fonctions de capitale provinciale et de siège épiscopal, enrichie par ses campagnes, Arras reste, par son urbanisme et son patrimoine, un témoignage de l’esprit des Lumières. Comme partout, la Révolution redistribuera les pouvoirs. Choisie comme chef-lieu du nouveau département du Pas-de-Calais en 1790, Arras devient logiquement, dix ans plus tard, la ville-préfecture. Signe des temps, c’est dans l’évêché, réalisé entre 1759 et 1769 d’après les plans de Beffara, que s’installe le représentant de l’État, symbole d’une centralisation administrative voulue par Bonaparte…
Place Guy-Mollet, la salle à manger de la maison de La Corne d’Or conserve des boiseries et un ensemble de panneaux peints du XVIIIe siècle. Cette nature morte, peinte dans une niche surmontant un meuble de desserte, évoque l’abondance du repas. Des boiseries et une série de toiles peintes du XVIIIe siècle décorent la salle à manger de la maison de La Corne-d’Or, place Guy-Mollet.
À Beffara, Les Arrageois reconnaissants
Originaire du Quercy, Pierre-Louis Beffara (1712-1776) s’établit en Picardie en 1737. Grâce à l’intendant Chauvelin, il obtient en 1744 une commission de sous-ingénieur des Ponts et Chaussées à Amiens. Il se spécialise dans l’assèchement des marais, la construction des ponts et des canaux. Dès 1750, il est chargé par la ville d’Arras de détourner le Crinchon afin d’assécher les marais du nouveau quartier de la Basse Ville. Nommé architecte d’Arras en 1757, il le reste jusqu’à son décès. Peu apprécié à Amiens où il reconstruit l’hôtel de ville, avec Jumel-Riquier, et le beffroi, dont l’architecture sera très critiquée, Beffara s’impose à Arras par ses réalisations qui contribuent à modifier la physionomie de la cité : plan général des alignements en 1766, construction de l’évêché et de l’hôtel du lieutenant de roi, et, aménagement de l’actuelle place Victor-Hugo, l’une des rares places octogonales d’Europe, véritable réussite urbanistique qui forme le cœur de la Basse Ville.
Les exquis raffinements du château de Couin
Sans doute l’un des plus vastes de ces nouveaux châteaux édifiés en Artois au XVIIIe siècle, le château de Couin fut bâti à partir de 1748 par Philippe-Albert de Landas, comte de Louvignies, dont le père était entré en possession de la seigneurie, jusqu’alors propriété de la famille de Beauffort, à la fin du XVIIe siècle. Conçu par le sculpteur et architecte Adrien-François d’Huez, le château comprend un seul corps de logis et présente deux longues façades organisées à partir d’un avant-corps en légère saillie couronné d’un fronton triangulaire. Le décor, avec ses clefs ornées de têtes, ses rinceaux, ses couples d’angelots sculptés avec légèreté sur la façade du parc, est vraisemblablement dû à Jean-Baptiste-Cyprien d’Huez, le fils de l’architecte. Après la mort du commanditaire, en 1753, les travaux furent poursuivis par sa veuve, qui fit réaliser les aménagements intérieurs et modifia les abords en déplaçant l’église paroissiale et le presbytère. Après 1778, l’héritier des lieux, Marie-Charles-Guislain de Landas, qui résidait au château en permanence, fit reconstruire les communs (écuries, granges, pigeonnier…) par l’architecte amiénois Isnard. Au début du XIXe siècle, le domaine de Couin, qui était également une entité économique, comptait 151 hectares de terres labourables, de prairies et de bois.
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