Pourquoi autant de châteaux ont-ils poussé sur les bords du Léman ? Un climat favorable, un lac généreux et une position stratégique au cœur d’un réseau d’échanges. Mais aussi et surtout des rivalités qui opposent durant tout le Moyen Âge les grands seigneurs locaux et leurs vassaux pour le contrôle des pays lémaniques. Les édifices qui ont survécu constituent autant de points de repère pour comprendre le passé.
Quand commence le temps des châteaux forts, vers l’an 1000, les alentours du Léman connaissent une occupation humaine importante depuis près de quatre millénaires. La résidence est favorisée à l’évidence par un grand lac : 72 km de long, 14 de largeur maximale, avec une profondeur dépassant parfois 300 m. Cette masse d’eau génère sans doute une humidité parfois excessive, mais elle adoucit nettement le climat. La correction des températures extrêmes a toujours favorisé les cultures et elle est en particulier susceptible de rendre la vie dans les châteaux forts un peu moins rude.
Le lac a la chance d’être bien alimenté, d’abord par le Rhône dont les eaux froides circulent en profondeur, mais aussi par une belle série de torrents souvent de bon débit, ce qui favorise un peuplement de près de trois cents espèces de poissons : les plus célèbres sont ici la perche et le lavaret, surnommé féra. De surcroît, les forêts voisines ont été longtemps des plus giboyeuses. Pourtant, ces intéressants constats ne sauraient à eux seuls expliquer la forte densité de châteaux forts et de leurs successeurs sur les bords du Léman. Trois autres facteurs d’implantation ont joué durant la période médiévale, qui s’étend dans les pays lémaniques de 443 jusqu’à 1536 environ.
Une référence royale
Les rois burgondes qui s’installent par négociation dans la Sapaudia à partir de 443 prennent d’abord Genève pour capitale. S’il est vrai qu’une expansion considérable en un quart de siècle les porte ensuite à préférer Lyon, le roi Sigismond fonde en 515 sur les bords du Rhône, à l’amont du lac, l’abbaye de Saint-Maurice-d’Agaune : cette fondation fixe la légitimité religieuse et, bien vite, politique, sur les bords du Léman. Malgré la conquête franque de 534-536, l’idée n’a jamais disparu et elle a survécu à la période carolingienne. Les rois de Bourgogne transjurane, installés par l’aristocratie régionale dès 888, apparaissent comme les successeurs des rois burgondes, et ils accordent une importance certaine à Saint-Maurice-d’Agaune, à Lausanne et à d’autres sites proches.
Yvoire (Haute-Savoie) constituait le point fort de la défense du Chablais et de la surveillance du lac Léman. Édifié à partir de 1306 par le comte Amédée VI, le château d’Yvoire fut incendié par les Genévois (1589) et les Bernois (1591). Félix d’Yvoire, entre 1925 et 1939, entreprend sa reconstruction, lui restituant ses parties hautes et ses échauguettes, coiffant le donjon d’un grand toit à quatre pentes.
À l’extinction de la dynastie, en 1032, la succession échoit à l’empereur, grâce à l’appui du comte Humbert Ier, le fondateur de la dynastie savoyarde, et l’anneau des rois de Bourgogne paraît avoir été remis par l’empereur au comte de Savoie dès 1076. Ce dernier se considère désormais comme un vice-roi et il entreprend de développer une principauté, essentiellement dans le centre du royaume de Bourgogne, soit d’abord du Viennois à la vallée d’Aoste, puis du lac de Neuchâtel à la Provence orientale. Contrôler le Léman devait donc constituer un des objectifs politiques de la maison de Savoie, du XIe au XVe siècle.
Un nœud de grandes routes
La relance des échanges, bien esquissée par les Carolingiens entre 750 et 877, se développe dès la fin de la menace sarrasine sur les cols alpins, en 972. Marchands, clercs et pèlerins, aidés par tout un monde de transporteurs, d’aubergistes et de moines, de guides aussi, se lancent sur les grandes routes, surtout quand la situation générale s’améliore, vers 1040. L’axe Flandre-Italie du Nord passe alors par le col jurassien de Jougne, pour atteindre Lausanne, et continue en direction de Martigny et d’Aoste, pour toucher l’Italie en Piémont.
Véritable quartier général de la Savoie du nord, le château comtal de Chillon (canton du Vaud, Suisse) s’est développé au cours du XIIIe siècle sur une île du lac. Côté terre, le front de défense fut doublé et flanqué de tours circulaires. Aubonne (canton de Vaud, Suisse). La cour intérieure fut transformée au XVIIe siècle par Henri Duquesne, un riche français venu se réfugier dans la région à la suite de la révocation de l’édit de Nantes.
Les routes qui viennent de Bâle et de Berne convergent à Moudon et, à partir de Vevey, rejoignent la voie précédente. Toutefois, après 1300, l’axe Flandre-Italie pâtit à la fois du déclin des foires de Champagne, de la concurrence de l’Atlantique, sinon du nouveau col du Saint-Gothard, de la guerre de Cent Ans, des épidémies de peste. Le XVe siècle voit heureusement s’affirmer un axe nouveau Allemagne-pays rhodaniens-Catalogne. Il en résulte l’essor de la route passant par Lausanne et Genève, avant de poursuivre jusqu’à Seyssel, où le Rhône devenait navigable. Depuis Genève, une variante moins importante gagnait Rumilly et Aix, avant de rejoindre ensuite l’Isère.
Le Léman lui-même a été très utilisé par de grands voiliers, car les tempêtes réellement dangereuses sont rares. Les circulations les plus importantes partaient d’Ouchy (port sous Lausanne) pour Genève, via Morges, et également de Villeneuve-de-Chillon vers Évian, Thonon et Genève. Naturellement, on n’évoquera pas ici les nombreuses traversées lacustres secondaires à caractère local, non plus que le réseau terrestre secondaire, très ramifié. Tout lac important servait à une forte circulation qu’il fallait contrôler de près, ce que rappellent entre autres Morges et Yvoire.
Des perspectives princières
Les seigneurs se lancent dans la construction de châteaux forts à partir du XIe siècle, mais ils doivent reconnaître que le droit de fortification relève des princes, c’est-à-dire avant tout des comtes. Ces derniers exercent ce droit par délégation du roi de Bourgogne et, au début du XIIIe siècle, l’empereur Frédéric II finit par reconnaître que les droits régaliens leur appartiennent. En conséquence, les comtes s’emploient à contrôler les châteaux seigneuriaux et à ériger leurs propres forteresses pour s’assurer des routes.
Les comtes de Genève, possessionnés en Genevois et en Albanais (région de Rumilly), tentent, aux XIe et XIIe siècles, de pousser en pays de Gex et en pays de Vaud. Essuyant des échecs, ils concentrent alors leur effort principal sur le secteur Genève-Seyssel, où l’on voit un château important tous les 8 km. Même la voie Genève-Rumilly-Aix était étroitement surveillée par un dense ruban de châteaux et de maisons fortes. Beaucoup plus puissants, les comtes de Savoie conduisent une progression spectaculaire suivant deux branches. Partie de Saint-Maurice-d’Agaune, l’une longeait la rive sud du Léman, mais une ramification partait vers Chillon et, de là, en pays de Vaud.
Thuiset (Haute-Savoie) est un rare témoignage de maison forte dans la zone proche du Léman. Elle fut construite vers 1480 par la famille d’Allinges. La salle des armoiries au château de Chillon réunit les blasons des baillis bernois. Réalisée entre 1536 et 1733, la frise fut complétée au XXe siècle. Au dessus, l’ours, emblème de a ville de Berne, est représenté dans différentes postures.
Ainsi, à partir du XIIIe siècle, la boucle se referme sur le Léman, encerclant en même temps le comté de Genève, qui devient savoyard après 1401. Sans attendre, Chillon était devenu par la volonté de Thomas Ier et de son fils Pierre II le quartier général nord de la Savoie, dès la première moitié du XIIIe siècle. Ce fut aussi un lieu notable de résidence princière, avant d’être remplacé à peu de distance par Ripaille, à la fin du XIVe siècle, puis par Thonon, dans le cours du XVe siècle.
Cette situation considérable du Léman dans ce qui était devenu en 1416 le duché de Savoie fut totalement remise en cause depuis 1536 environ. Les conflits religieux, l’attaque de Berne et des cantons alémaniques en coopération avec le roi de France devaient aboutir, après de nombreuses péripéties, à un partage durable du Léman entre Suisse et Savoie : il a fallu attendre les dernières décennies du XXe siècle pour qu’une série d’accords atténue grandement cette barrière. Par ailleurs, l’évolution générale avait fait éclater les fonctions du château fort, la fonction militaire allant aux forts, la fonction administrative glissant vers les villes. Il ne restait donc que la résidence.
Les châteaux forts qui n’ont pas été détruits ont connu les transformations les plus variées : la palme revient à Genève, où le donjon de l’ancien château de L’Île porte une horloge publique, Suisse oblige. Les châteaux-résidences se sont mis à proliférer, surtout depuis le XVIIIe siècle. En cela, le Léman est désormais moins original, mais il n’a pas perdu son charme, d’autant que les demeures nouvelles sont généralement entourées de parcs. Cette mutation reste symbolisée par Ripaille, où la vaste forêt des chasses comtales d’antan a évolué vers un parc aux arbres admirés, à proximité d’un château. Ainsi, des châteaux de bois les plus anciens aux résidences d’agrément très entourées d’arbres, le Léman souligne une profonde continuité.
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