En Bordelais, la toponymie suffit à traduire le lien entre nobles et châteaux viticoles : Brane-Cantenac, Lynch-Bages, Lynch-Moussas, Pichon-Longueville, Calon-Ségur, Malescot Saint-Exupéry, Lascombes… Tous portent le nom d’une grande famille de la robe bordelaise. Quelle était donc l’étendue de ce vignoble aristocratique ? Comment les propriétaires nobles furent-ils à la fois les vecteurs de l’innovation et les promoteurs d’une civilisation originale autour d’un vin ?
La mainmise exercée par les propriétaires nobles sur les grands crus du Bordelais est bien connue depuis les travaux de René Pijassou. La carte du vignoble de la noblesse, qu’il a réalisée à partir du vingtième de 1755, permet notamment de localiser près de 250 exploitations viticoles qui appartenaient à une centaine de nobles, se recrutant essentiellement parmi les parlementaires.
Le château de Sales, à Pomerol, remonte à 1620. On accède à la cour du logis par un porche-pigeonnier coiffé d’un dôme à l’impériale. Une première cour bordée de communs précède ce portail.
Le Médoc était de très loin la première région productrice de vins aristocratiques, puisqu’on en tirait près du quart de la récolte (24,6 %), devant la ceinture viticole des Graves, à l’ouest et au sud de la ville (18,3 %). La palu d’Ambarès (11 %), l’Entre-Deux-Mers septentrional, les « côtes » de la rive droite, le Sauternais et le Bourgeais suivaient, très nettement en retrait (entre 7 et 9 %).
La place centrale de la noblesse dans l’émergence des grands crus
La propriété aristocratique était donc beaucoup moins présente dans l’Entre-Deux-Mers central et le Libournais. Ce décalage provient avant tout de structures foncières fondamentalement différentes. Certes, à Château Figeac, les De Carles étaient déjà à la recherche d’une viticulture de qualité, comme l’a montré Henri Enjalbert, tout comme les Bouchereau à Saint-Georges, mais on décèle surtout une multitude de petites exploitations, entre 6 et 12 hectares, qui pratiquaient des méthodes peu propices à l’avènement de la qualité. Les conditions pédologiques n’étant, bien sûr, pas en cause, il faut évoquer le contexte socio-économique et, en particulier, l’empreinte de seigneurs ecclésiastiques, peu portés sur les innovations. Cette comparaison ne peut donc que contribuer à mettre en relief l’action déterminante des parlementaires en Médoc, dans les Graves de Bordeaux, ou dans la palu d’Ambarès.
Le château de Saint-Georges, à Montagne-Saint-Émilion, fut bâti au milieu du XVIIIe siècle. Bien que doté d’un soubassement percé de fenêtres, il s’apparente encore au modèle de la chartreuse, type de logis à un seul niveau traditionnel dans la région.
En 1755 brillait d’un vif éclat Nicolas-Alexandre de Ségur, l’homme le plus riche du Médoc. Les Châteaux Lafite et Latour constituaient l’essentiel de la fortune du marquis de Ségur en Bordelais, soit 86 % de son capital foncier. L’autre « prince de la vigne » était le marquis Pierre d’Aulède, qui disposait sur plus de 380 hectares de biens-fonds des vignobles de Château Margaux et d’une notable portion de Haut-Brion. Pratiquant tous les deux la double résidence avec Paris, ils avaient fait beaucoup pour la reconnaissance de la viticulture de qualité à Versailles, à tel point qu’un tonneau de lafite, latour ou margaux atteignait facilement 1 200, 1 500, voire 2 000 livres, tandis qu’un petit producteur écoulait péniblement le sien entre 200 et 250 livres. Ces deux exemples demeurent, certes, les plus spectaculaires, mais bien d’autres robins tiraient des revenus considérables de la vigne.
Le fonctionnel et l’esthétique
Si l’on relit Thomas Jefferson, de passage en Bordelais en 1787, le château viticole semblait donc accompagner l’émergence de grands crus comme Margaux et Lafite. Historiens et géographes ont toujours souligné l’importance de ce nouveau concept dans le développement d’une viticulture de qualité, mais sans le relier suffisamment à l’action novatrice de la noblesse. Certes, des châteaux médiévaux existaient, comme Agassac et Lamarque en Médoc, ou Le Grand-Puch à Saint-Germain-du-Puch, mais ils n’avaient, au départ, aucune vocation viticole, et ce n’est qu’au fil du temps qu’ils devinrent des crus, quand la vigne s’imposa comme culture. Le premier château viticole clairement identifiable paraît bien être Haut-Brion. Jean de Pontac, puissant parlementaire bordelais, décida en effet, au milieu du XVIe siècle, de faire construire une demeure au centre des parcelles de vignes qu’il avait rassemblées. Les tourelles d’angle et la haute toiture d’ardoise suffisaient à matérialiser dans le paysage le rang social du propriétaire, qui profitait d’un confort rustique quand il venait visiter ses vignes.
Les exemples ne semblent pas s’être accumulés au siècle suivant, au cours duquel on se contentait encore souvent de modestes bourdieux, et il faut attendre le siècle des Lumières pour assister à une multiplication de ce type d’édifice. À Malle, en Sauternais, Eutrope-Alexandre de Lur-Saluces reprit et poursuivit l’œuvre du père de son épouse, Jacques de Malle, en mettant en place une véritable scénographie qui soulignait la théâtralité du site, tout en respectant l’espace productif. Le premier pôle correspondait évidemment au bâtiment d’habitation, mais Eutrope-Alexandre, en y ajoutant de grosses tours coiffées de dômes à l’impériale, marquait dans le paysage son appartenance à la noblesse d’épée. Un deuxième pôle s’organisait autour d’une seconde cour qui s’ouvrait derrière l’aile est du château. Les quatre corps de logis abritaient à la fois le cuvier et les chais nécessaires à l’élevage du vin, et les logements pour le personnel de l’exploitation. L’ensemble était en effet conçu comme une sorte de communauté rurale capable de vivre en autarcie au milieu des vignes. Enfin, le troisième pôle, composé par les jardins, reliait le château au vignoble. L’architecture et le paysage donnaient ici ses lettres de noblesse à l’exploitation agricole, créant une symbiose entre le fonctionnel et l’esthétique.
Donnant sur les jardins qui descendent jusqu’à la Gironde, la façade arrière du château de Beychevelle est précédée d’une large terrasse. Au XIXe siècle, plusieurs bâtiments sont venus, de part et d’autre, compléter ce corps de logis du XVIIIe siècle.
Tous les grands propriétaires nobles cherchèrent, à l’image du marquis de Lur-Saluces, à développer l’emprise de la demeure sur son environnement. La commande de majestueux portails ou la construction de la maison en situation surélevée sur une terrasse, comme à Beychevelle, faisaient partie des artifices qui « castellisaient » le logis et flattaient l’orgueil du propriétaire, sans toucher à la fonctionnalité du lieu. On se retrouvait ici aux confins de l’économique et du culturel, car posséder de beaux ceps de vigne ne suffisait pas, il fallait les intégrer dans un idéal de vie nobiliaire. Les « princes des vignes » ne se contentèrent pas de faire construire des bâtiments répondant aux exigences de la vie à la campagne, ils modernisèrent aussi les structures de la seigneurie, condition indispensable à la naissance des grands crus. René Pijassou a bien montré comment la mutation de la qualité s’effectua à l’instigation des Pontac, Ségur, d’Aulède et autres Pichard et Pichon.
La modernisation de la seigneurie
Comme l’a montré Caroline Le Mao dans Les fortunes de Thémis, comprenant l’intérêt spéculatif de la production viticole, les parlementaires bordelais et quelques nobles d’épée se lancèrent dans les rassemblements de terre et dans la plantation de ceps de vigne, stigmatisée par les intendants pour des raisons frumentaires. Gérard Aubin évoque, parmi des dizaines d’exemples, le cas de Verthamon Saint-Fort, qui acheta un domaine à Langoiran pour 38 000 livres ; 20 ans plus tard, il était à la tête d’un bien qui comptait plus de 19 hectares de vignes et lui rapportait chaque année 5 360 livres.
Le logis de Loudenne remonte aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ses vignes descendent jusqu’à l’estuaire de la Gironde, en contrebas.
À partir d’un noyau, on agrandissait ensuite la propriété, comme Pichon Longueville qui, sur son bien de Baderne, à Saint-Lambert, près de Pauillac, fit patiemment le rassemblement de parcelles pour des sommes modiques, avoisinant les 500 livres, qui représentèrent au bout de quelques années un investissement total de 10 966 livres. Les échanges avec les petits vignerons du voisinage permettaient de remembrer le domaine, de lui donner plus de cohérence, et quand les procédures amiables ne suffisaient pas, le seigneur pouvait toujours avoir recours au droit de prélation. Selon la coutume de Bordeaux, il disposait en effet d’un droit de retrait dans les huit jours suivant la notification de la vente, à condition, évidemment, de rembourser le précédent acquéreur.
Souvent monumental, doté d’armoiries ou d’un monogramme, le portail occupe une place de choix en Bordelais, comme en témoigne celui du château de Loudenne, à Saint-Yzans-de-Médoc.
Il est en tout cas certain que les propriétaires médocains ont su adapter la mise en valeur de leurs terres aux spécificités de la viticulture. Ils ont notamment compris que la gestion directe était la clé de la réussite en Médoc. « Il n’en est pas de cette province, comme de celles où presque tous les domaines sont affermés […]. Les propriétaires les font cultiver et façonner à prix d’argent et retirent pour leur compte la totalité du produit », affirmait l’intendant en 1775.
Le chai d’Yquem fut bâti en 1826, par Françoise-Joséphine de Sauvage, dernière héritière de la famille, qui possédait le château depuis le XVIIe siècle. Françoise-Joséphine de Sauvage avait pris la direction du domaine en 1788, à la mort de son mari, Louis Amédée de Lur-Saluces.
Effectivement, pour les grands vignobles du Médoc, les propriétaires utilisaient des « valets à gage », qui effectuaient les opérations de culture sous la direction d’un régisseur, comme le célèbre Domenger à Château Latour. Pour les vignobles de moindre valeur, on préférait engager une famille de paysans pour toute l’année afin de travailler sept à huit acres. Ces prix-faiteurs alignaient et taillaient les vignes, mais ne labouraient et ne récoltaient pas, travail qui était assuré par des journaliers. Le métayage était donc en repli et l’on ne peut qu’enregistrer, à ce sujet, le retard du Libournais et du Sauternais, ce qui expliquerait la stagnation relative de ces vins à la fin du XVIIIe siècle.
Le château d’Yquem est entouré d’une enceinte flanquée de trois tours d’angle du XVe siècle. Deux portails ouvrent sur le prestigieux vignoble.
Au siècle suivant, les Lur-Saluces optèrent à leur tour pour la solution du régisseur, et les Garros devinrent les grands alchimistes des chais d’Yquem. Sous l’impulsion de la noblesse, « les grands crus étaient bien les laboratoires de la modernité », comme le souligne avec raison Gérard Aubin. Ce lien indubitable, qui semble faire du ceps de vigne une plante noble, ouvre en tout cas des perspectives de recherche passionnantes sur la noblesse et la commercialisation du vin, ou encore la noblesse et le négoce, dont les rapports furent probablement plus complexes qu’on a pu le croire au premier abord. Pour la noblesse, le vin était bien une source de fortune, une manière d’agrandir les patrimoines à une époque où les dettes les érodaient souvent. C’était aussi un art de vivre, il était indispensable à la convivialité nobiliaire, ainsi que l’écrivait Montesquieu : « Le vin, par la joie qu’il inspire, favorise l’intempérance et, nous ramenant insensiblement vers lui-même, fait renaître nos débauches ou du moins notre goût. » N’y avait-il pas là de quoi veiller à la maturation des précieuses grappes ?
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