Le mot « Boulonnais » évoque en général un cheval de trait, puissant et élégant, qualifié un jour avec juste raison « d’ambassadeur prestigieux » de ce territoire. Mais le Boulonnais, bordé par la Manche et contigu à l’Artois, est aussi une terre frontière, riche d’un important patrimoine de manoirs, de demeures et de châteaux.
Du pied du cap Blanc-Nez jusqu’à la Canche, le Boulonnais, ancien comté en ses frontières historiques, étonne et séduit le promeneur. « La route court à travers les plus beaux paysages », observe en 1837* Victor Hugo, qui ajoute : « les collines et les vallées s’enflent et s’abaissent en ondulations magnifiques. Sur les hauteurs on a des spectacles immenses. À perte de vue des étages de champs et de prés cousus les uns aux autres […] et toujours, tout au fond, à l’occident, un bel écartement de collines que la mer emplit comme un vase. La route descend, tout change, on est dans le petit, dans le limité, dans le charmant ; trois arbres vous bornent l’horizon […] On remonte, et l’on retrouve le ciel, la terre, la mer, l’infini. »
Ce relief tourmenté, si bien décrit par l’auteur de la Légende des siècles, est la conséquence d’un accident géologique qui donne au Boulonnais, boutonnière ouverte vers l’Angleterre, une place à part dans la région à laquelle il appartient. Il se divise en Haut et Bas-Boulonnais, de nature disparate et de relief contrasté.
De la guerre à la paix
Parcourant le Boulonnais, le promeneur féru d’architecture, désireux de mettre ses pas dans ceux du grand écrivain, a l’agréable surprise de découvrir un patrimoine dont il n’imaginait pas l’existence. Il remarque d’emblée toutes ces maisons seigneuriales du XVIe siècle munies de leurs éléments de défense. Les unes sont construites en brique d’un ton chaud, les autres en pierre de pays, calcaire et grès parfois appareillés en alternance, dans le Haut-Boulonnais crétacé, avec des damiers de rognons de silex. Les éléments fortifiés, nécessaires pour résister à un coup de main ou dissuader un éventuel agresseur, n’excluent pas le souci d’élégance comme le montre la maison seigneuriale du Major à Belle-et-Houllefort, dont la haute tourelle abrite une cage d’escalier en brique de belle facture. L’amateur voit donc se succéder ces maisons du temps des épreuves à une fréquence soutenue tandis qu’ici ou là il avise une gentilhommière ouverte et accueillante qu’il attribue, sans hésitation aucune, au siècle des Lumières.
Les datations, cependant, suscitent quelques interrogations parfois. Par exemple, le pont-levis du manoir de La Rivière, à Neufchâtel-Hardelot, dont la porte, à la table sculptée du millésime 1658, est le seul accès à l’enclos maçonné muni de meurtrières, peut paraître bien tardif au connaisseur ! Mais celui-ci ignore que, quatre ans auparavant, la jeune dame du manoir du Ménage à Alette, « en se sauvant du pillage par les ennemis », avait reçu en ces lieux un coup mortel d’arquebuse tandis que le seigneur était fait prisonnier de guerre. La curiosité d’autant plus aiguisée, le visiteur poursuit sa course bucolique à travers de pittoresques vallonnements et parvient à La Villeneuve, à Bellebrune. Cette fois, il est accueilli par une demeure de plaisance, dépourvue de belliqueuses meurtrières, toutefois datée, par ses ancrages, de l’an de grâce 1668. Ce n’est pas un siècle, mais dix ans qui séparent ces architectures si différentes.
La terre de Doudeauville était l’une des douze baronnies du Boulonnais. Elle conserve un grand manoir doté de dépendances agricoles. Assis sur un soubassement de grès, le long corps de logis en brique rose remonte à 1613, date inscrite sur la gauche de la façade. Il comprenait deux logements, celui du seigneur et celui de son fermier, mode de cohabitation dont on a d’autres exemples dans la région. À droite, une tour cylindrique porte deux corniches superposées. S’organisant autour d’un colombier monumental, les importantes dépendances du château de Souverain-Moulin, que l’on aperçoit ici depuis un canal maçonné appartenant au réseau des douves, témoignent des travaux menés à partir de 1843 par Charles de Béthune-Sully. Au sortir d’une longue période d’abandon, il créa sur le domaine un élevage de chevaux, restaura le château et aménagea un véritable parc paysager.
C’est que depuis la paix des Pyrénées, en 1659, une partie de l’Artois et de la Flandre a été réunie à la France, mais cette fois le rattachement concerne « l’Artois réservé », en particulier Saint-Omer et ses environs. Alors, après avoir assuré quasi seul le nord du royaume, le Boulonnais était ainsi libéré des périlleuses conséquences de son statut de pays frontière, côté terre en tout cas. Quel changement pour les habitants, appelés par le roi « ses nobles sujets », confrontés en permanence aux « guerres et aux troubles » comme en témoignent les sources manuscrites et l’archéologie ! Certes, en contrepartie de cette situation particulière, les Boulonnais bénéficiaient de privilèges séculaires confirmés par Louis XI. Ils ne payaient ni taille, ni gabelle, ni droits de franc-fief (jusqu’en 1751) et autres. Mais ils avaient le devoir de garder leurs frontières maritimes et terrestres dans les rangs des troupes boulonnoises, unité militaire spécifique, très ancienne, réorganisée par Louis XIV. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les habitants du petit pays, en général, se mettront en devoir d’être des hommes de guerre. En 1786, l’échevinage de Boulogne affirme encore que « tous les Boulonnais naissent soldats pour servir le Roi ». Et ils ne se cantonnent pas dans la garde des frontières.
Ces précisions étant apportées sur les hommes, nous retrouvons notre promeneur à La Villeneuve. On aperçoit cette demeure de bon aloi, en pierre de pays, depuis le cœur du village de Bellebrune. On la doit à un militaire originaire des environs de Chartres, François de La Villeneuve qui, s’alliant à des lignées boulonnaises et voulant faire souche, acquit plusieurs biens en censives pour en constituer un domaine. Il obtint de Monsieur de Valençay, marquis de Fiennes et baron de Bellebrune, l’inféodation de l’ensemble sous le nom de La Villeneuve. Comme nous l’avons indiqué, cette maison des champs marque une rupture et symbolise le passage à une réalité nouvelle. Jusqu’à la fin l’Ancien Régime, en effet, il n’y aura plus de guerres sur le sol boulonnais.
Des gentilshommes aux champs
Dès lors, et plus encore au XVIIIe siècle, le développement économique aidant, le modèle de la gentilhommière se diffuse d’un bout à l’autre du pays, particulièrement près de Boulogne. Les principales caractéristiques de ces constructions reflètent les grands courants architecturaux de l’époque. Sous une toiture en croupe, le bâtiment montre des façades, en pierre de pays ou en brique, animées en leur centre par un avant-corps, à pans coupés pour l’une des façades et à angles arrondis pour l’autre. Dans quelques réalisations plus importantes, le corps de bâtiment principal est prolongé, de part et d’autre, par de courtes ailes en retour. Les décors intérieurs se composent souvent de boiseries simplement moulurées, le petit cadre sous la corniche enchâssant une peinture. La rampe d’escalier est en ferronnerie ou composée de balustres de bois découpé. Les fontaines des salles à manger, les manteaux de cheminée et les tablettes de fenêtre sont en marbre de pays.
Datée de 1751, la façade arrière du château de Lozembrune a été modifiée au milieu du XIXe siècle par l’ajout de nouveaux pavillons latéraux. Elle ouvre sur les parterres du jardin, disposés autour de trois bassins. Côté cour, le château fait face à un escalier menant au parc aménagé en haut de la colline.
C’est là que les membres de l’aristocratie la plus fortunée, aînés des familles, retirés de l’armée régulière, avec le grade de capitaine et la croix de Saint-Louis, mais exerçant un poste de commandement dans les troupes du pays, passent la belle saison. Le reste de l’année, ils résident en leur hôtel à Boulogne, voire à Montreuil-sur-Mer, pôle d’attraction pour le sud du Boulonnais. Des officiers de la sénéchaussée construisent aussi leur campagne de même que les gentilshommes verriers. Les Desandrouin, à Hardinghen, bâtissent près de leur fabrique, ou les Delporte, négociants astucieux, à La Capellelès- Boulogne. À la vérité, c’est présenter ici la situation la plus favorable. Les hobereaux, les moins bien rentés – nobles comme le roi mais pauvres comme Job –, remplissent aussi leur devoir dans les troupes du pays, mais comparativement vivent fort resserrés dans leurs maisons seigneuriales aux éléments de défense maintenant dérisoires. Comme leurs ancêtres, ils font fructifier leur domaine aux côtés de leur fermier ou à distance lorsque le mariage, ou l’héritage, leur offre la possibilité de vivre dans une demeure de campagne de leur siècle. C’est une façon de rejoindre la catégorie précédente Une solution, médiane maintenant, est de transformer la maison manoriale en château à l’exemple de ce que réalisèrent les propriétaires de Quéhen, à Isques. Une façade, aux baies sans souci de symétrie accusant principalement le XVIIe siècle, regarde la cour de ferme, l’autre, aux travées régulières, réservée aux maîtres, prolongée par un tapis vert, offre une vue dominante sur les alentours et s’aperçoit de loin.
Le majestueux escalier du château de Colembert a été placé à l’une des extrémités du corps de logis, dans le pavillon droit du château. À Colembert, l’escalier d’honneur est coiffé d’une voûte en stuc décorée de têtes symbolisant les quatre saisons. Sa belle rampe en fer forgé, œuvre d’un artisan boulonnais du XVIIIe siècle, est constituée d’une succession de volutes. Départ de la rampe en fer forgé de l’escalier du château de Colembert.
Ces évolutions architecturales ont pour vertu de permettre aux hommes de l’art de laisser libre cours à leurs talents. Parmi eux, Denis Dieuset et Giraux Sannier. Le premier construit à partir de 1754 le château de Recq, à Recques-sur-Course, pour le comte de Montbrun, le second celui de Colembert pour M. de Sainte-Aldegonde à partir de 1775. Les deux maîtres maçons s’entourent d’artisans locaux qui ne manquent guère de souffle et font merveille. Le sculpteur Guillaume Harrewyn dit « Beausoleil » cisèle à Recq, dans la pierre de Marquise, le fronton armorié de la façade principale et les agrafes des cadres des portes et fenêtres tandis que le serrurier Jean-Jacques Bourillon forge la majestueuse rampe du grand escalier de Colembert.
La Révolution passée, des maisons de maître, d’inspiration néoclassique, sont édifiées près du corps de logis des fermes par des membres de la bourgeoisie rurale. Quelques petits châteaux sont encore construits jusqu’à la fin du XIXe siècle, le dernier en date étant probablement Grand Fouquehove, à Pernes-lès-Boulogne, et Rinxent, œuvre de l’architecte Cordonnier, au début du XXe siècle.
Assurer l’avenir
Depuis, ce qui importe est la conservation de ce patrimoine. Aussi convient-il de rendre hommage à ceux qui l’entretiennent avec beaucoup de soin, au prix parfois de grands sacrifices. En outre, il est toujours réconfortant de constater qu’une maison manoriale ou une gentilhommière abandonnée, vouées à la ruine, renaissent grâce à la témérité de nouveaux propriétaires, mais aussi de voir se créer, par la génération montante, telle association pour la sauvegarde d’une demeure en perdition comme on le constate actuellement au château de Rosamel à Frencq, dans le Haut-Boulonnais, longtemps menacé par la ruine. La pire des situations, avant même toute considération financière nous semble-t-il, est l’indifférence. Elle est sans appel. Puissions-nous contribuer à sa défaite !
*Victor Hugo, France et Belgique, Alpes et Pyrénées, voyages et excursions, Paris, 1910, p. 125-126.
© VMF/MAP
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