Sous le château beaujolais, la cave… Et quelles caves ! Véritables monuments, elles sont aussi prestigieuses que les nobles demeures qui les abritent, et composent la partie cachée d’un patrimoine architectural remarquable, lié à l’enrichissement des propriétés viticoles au fil des siècles.
De Saint-Amour jusqu’aux proches parages de Lyon, le gamay est chez lui, dans un décor de collines douces et de routes flâneuses qui sinuent entre climats choisis et crus fameux. La vigne y habille des paysages profondément humanisés et sert d’écrin à d’innombrables châteaux, qui témoignent de la forte empreinte de l’histoire dans ces terroirs. Que ce soit vers le nord dans la région des crus en majesté, ou vers le sud dans le pays des Pierres dorées, ou entre les deux, où se déroule le ruban fertile des beaujolais-villages, partout l’harmonie entre la nature et le bâti, la très ancienne alliance entre la vigne et les vieilles pierres font le charme ininterrompu de ces campagnes souriantes.
Si le château en Beaujolais est la plus belle parure du vignoble, il offre aussi, aux vins de son domaine, le plus somptueux des logements, dans la pénombre odorante de ses caves monumentales, aux allures de basiliques souterraines.
Caves et cuvages, cuviers et caveaux
Sous d’antiques charpentes ou d’admirables voûtes séculaires se trament les mystères du vin, au fil de ses métamorphoses successives : l’alchimie commence, au soir des vendanges, dans le « cuvage », antichambre de la cave. Le cuvage, terme régionaliste, désigne en Beaujolais ce qu’ailleurs on appelle un cuvier : local de fabrication du vin, il abrite les pressoirs et les cuves, où vont se faire les fermentations. Plusieurs anciens domaines ont conservé un imposant pressoir à écureuil : ce genre de pressoir, datant de la fin du XVIIIe siècle et typique du Beaujolais, présente une roue verticale que le pressureur fait tourner en avançant, comme un écureuil fait tourner la roue de sa cage. Cette roue en entraîne une seconde, horizontale, faisant descendre de gros madriers de bois qui écrasent le raisin. À cause des dimensions de ce type de pressoirs, les cuvages étaient construits avec de hautes charpentes en bois, souvent de très belle facture.
Après le pressurage, le moût est pompé vers les foudres et barriques de la cave, lieu souterrain d’élevage et de conservation du vin, auquel les propriétaires ont accordé, depuis le début du XVIIe siècle, une importance primordiale – ne dit-on pas, traditionnellement, « en Beaujolais, la cave fait le vin » ? Ce qui explique les dimensions monumentales et l’architecture soignée, à la fois puissante et élégante, des voûtes en berceau ou en anse de panier de ces nombreuses caves beaujolaises qui furent construites à grands frais et ont traversé les siècles. Le sous-sol local leur a fourni un matériau d’excellente qualité : granite dans le Haut-Beaujolais (en particulier la caractéristique « pierre bleue des Brouilly »), calcaire à grain fin dans le Beaujolais méridional (les fameuses « pierres dorées »).
Les premiers châteaux du vin à la Renaissance
À travers les caves et cuviers se raconte l’histoire de la lente conquête de la vigne dans ces terroirs depuis le XVIe siècle, époque à laquelle les tout premiers vignobles de qualité se développèrent, dans la partie nord-ouest. Le vieil historien du pays, Guillaume Paradin, vers 1572, citait déjà « Brullié » (Brouilly) comme un cru renommé. Le château de Varennes, à Quincié, témoigne de cette première phase d’implantation de la vigne : il a conservé d’importants communs de cette époque dédiés aux activités viti-vinicoles. Une belle halle portée par des poteaux de bois aux moulures de style encore gothique donne accès au cuvage et aux caves qui, agrandies au XIXe siècle, abritent toujours les vins du domaine.
De la fin de la Renaissance datent aussi les plus anciennes caves du château de La Roche, à Jullié : si l’imposante demeure a été reconstruite au XVIIe siècle par le fastueux président de la Cour des monnaies de Lyon, Aimé Charrier de La Roche, les caves, remarquables par leur profondeur et leur étendue, existaient auparavant, comme l’atteste la date de 1592 gravée sur le portail qui ouvre sur ces caves.
À Villié-Morgon, la famille de Saint-Amour, qui possédait le fief de Fontcrenne depuis le Moyen Âge, se préoccupa également de faire fructifier la vigne sur cet excellent terroir : c’est à cette époque que remonte la création du beau caveau situé sous le château qui abrite aujourd’hui la mairie.
Le Grand Siècle côté caves
Sous l’impulsion de plusieurs de ces grands seigneurs, propriétaires de très vastes domaines, le vignoble beaujolais s’accroît au XVIIe siècle, et les vins connaissent un premier essor d’envergure, acheminés vers Paris par la Loire et le canal de Briare ouvert en 1642. C’est alors qu’aristocrates et riches magistrats lyonnais firent construire, dans leurs châteaux beaujolais, d’importants bâtiments pour accueillir, au rez-de-chaussée cuves et pressoirs et au sous-sol les futailles. Ainsi Tircuy de La Barre, seigneur de Corcelles, ajouta, à sa noble gentilhommière, un grand cuvier à charpente (aujourd’hui remarquablement restaurée) et des caves voûtées en plein cintre, qui sont toujours l’épicentre d’un domaine viticole réputé. À la même époque et dans ce même triangle d’or des grands crus, on voit le château de Chénas se doter d’immenses caves voûtées en anse de panier. Ce logis de style classique fut profondément remanié sous la Restauration ; les caves, quant à elles, n’ont pas été modifiées depuis le règne du Roi-Soleil et abritent aujourd’hui la coopérative de cette appellation racée, dont les vins ont une exceptionnelle longévité.
Le grand cuvage du château de Montmelas accueille un antique pressoir à écureuil, typique du Beaujolais. Sa roue verticale, située à gauche, n’est pas visible sur la photo. La Garde, à Jarnioux. Situé dans le prolongement d’un logis XVIe et XVIIe siècle, le grand cuvage du domaine, protégé au titre des Monuments historiques depuis 2005, est couvert d’une remarquable charpente en pointe de diamant.
À l’est de Villefranche, le domaine de La Garde, à Jarnioux, présente un superbe cuvier, couvert par une charpente d’un seul tenant sans poteau de soutien, sous lequel est située une double cave.
Vague de prospérité au XVIIe siècle
Tout au long du XVIIe siècle, tandis que les expéditions de vins de Beaujolais vers Paris ne font que croître et que la qualité ne cesse de progresser, une véritable vague de prospérité déferle sur le pays, comme le constatait Trolieur de La Vaupierre, conseiller au baillage de Beaujolais en 1729 : « Des différents fruits de la terre du Beaujolais, les vins sont peut-être les seuls qui s’exportent, mais ce sont sûrement ceux qui y répandent le plus d’argent. » La pratique du « vigneronnage », forme de métayage propre au Beaujolais, permet, à côté des grands domaines, la constitution de plus petites exploitations, sur lesquelles se bâtissent les typiques maisons vigneronnes, à un étage d’habitation sur cave, avec leur gracieux escalier extérieur couvert d’un avant-toit.
Dans les grandes propriétés se multiplient caves et cuvages flambant neufs, occupant un bâtiment à part, destinés à accroître les capacités de production : par exemple à Lacenas où un riche bourgeois lyonnais, Philippe Germain, devenu propriétaire en 1745 du château Renaissance de Montauzan, fit édifier, à côté, un vaste cuvier en pierre dorée de taille, à la somptueuse charpente, qui a conservé aujourd’hui l’un de ses pressoirs à dame de la fin du XVIIIe siècle (la dame est la poutre mobile qu’une roue horizontale fait manœuvrer). Cédé en 1966 à l’ordre des Compagnons de Beaujolais, le cuvier abrite les tenues annuelles et les festivités de cette confrérie.
Lorsque Claude Janin, conseiller au parlement des Dombes, racheta le château de Juliénas en 1712, il entreprit de faire construire de nouvelles caves sous le château – implantation beaucoup plus rare dans le pays. À Lachassagne, en Pays des Pierres Dorées, François-Aimé d’Assier fit également de très importants investissements sur son domaine voué à la vigne : de nouvelles caves offrirent aux vins du fameux Clos de Lachassagne des conditions d’élevage et de vieillissement optimales. Si le château a été entièrement reconstruit en 1830, les caves et leurs magnifiques foudres en chêne sculpté, portant le millésime 1777, attestent la longue tradition viticole de ce lieu.
Viticulture performante et cuvages modèles
La Révolution marque un changement foncier avec le morcellement des anciennes grandes propriétés des nobles émigrés ou victimes de la Terreur. On voit pourtant se maintenir et se développer des domaines d’Ancien Régime, comme celui de La Chaize à Odenas, qui s’équipe progressivement, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles, d’un magnifique cuvage de près de 110 mètres de long, sous lequel s’étendent des caves couvertes d’une voûte d’une seule portée.
À partir du milieu du XIXe siècle, avec l’avènement de la bourgeoisie et l’essor du capitalisme et de l’esprit d’entreprise, vont se développer des exploitations modèles, véritables vitrines du progrès. La plus célèbre et la plus exemplaire est celle créée par Victor Vermorel, entre 1889 et 1893, à Liergues sur son domaine de l’Éclair : ce viticulteur entreprenant a conçu lui-même, avec une remarquable ingéniosité, un cuvage et un chai collectifs, modèles de mécanisation, d’hygiène et de recherche scientifique. Non loin de là, à Jarnioux, un autre patron éclairé et philanthrope, Auguste Guinon, créa en 1864 autour du château de Boisfranc un domaine viticole de pointe, doté d’un impressionnant cuvage en pierres dorées du pays. En dessous s’étend une élégante cave voûtée sur double rangée de colonnes de granit monobloc.
Bien d’autres cuvages et caves composent encore ce riche patrimoine « côté ombre » qui peut être le prétexte d’un beau périple à accomplir en Beaujolais, en conjuguant culture et découvertes savoureuses, en gardant à l’esprit le mot d’Édouard Herriot, selon lequel il y a, dans le parfum d’un verre de beaujolais, « ce quelque chose de léger et d’ailé dont Platon faisait l’essence de la Poésie »…
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