Tout près de Bécherel, le parc du château de Caradeuc constitue un patrimoine unique en Bretagne. À la fin du XIXe siècle, le paysagiste Édouard André y réalisa pour le marquis de Kernier un parc à la française que l’on surnomme aujourd’hui le Versailles breton. Pas de rivalité surjouée avec le domaine du Roi-Soleil, mais le même goût pour la grande tradition française.
Le parc de Caradeuc coiffe avec raffinement les collines boisées de Bécherel, une cité médiévale célèbre pour sa foire aux livres anciens. Une sphère armillaire posée sur une colonne indique le point culminant du parc, à 183 mètres de hauteur. Le regard porte jusqu’aux collines de Saint-Méen à l’ouest et de Dinan au nord. Les boisements constituent ici des « fonds de tableaux omniprésents dans le paysage », comme le remarquent les auteurs de l’Atlas des paysages d’Ille-et-Vilaine. Caradeuc s’étend sur 40 hectares dont 20 pour le parc à la française et 20 autres recouverts de bois ; une réconciliation entre le régulier et le sauvage.
Cette position géographique éminente seyait naturellement à Anne-Nicolas de Caradeuc de La Chalotais, conseiller au parlement de Bretagne, qui, en 1722, fit bâtir le château « des Hauteurs » sur la colline dominant le manoir des Bertaudières, demeure de ses ancêtres. Le parc, exceptionnellement bien conservé, bien que la tempête de 1988 ait failli le mettre à terre, comme si « des géants en avaient arraché les arbres », note Cécile de Kernier, qui en fait les honneurs, offre au promeneur l’intelligence de sa conception et la maîtrise de l’espace. Passé la conciergerie, inspirée d’un plan du pavillon du parc de Bagatelle, l’entrée en forme de fer à cheval s’élève et laisse place à une grande allée rectiligne plantée de tilleuls, face à laquelle on découvre le château.
Le roi et le parlementaire
L’épouse de l’actuel marquis de Kernier revient sur les origines du parc qui fut d’abord, dans les années 1840, aménagé à l’anglaise. « Les jardins, signés d’Édouard André, datent de 1898, bien après la construction du château, précise-t-elle. Pour Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, procureur général au parlement de Bretagne et fils du conseiller Anne-Nicolas, il s’agissait d’abord d’une maison de campagne. Il avait des terres et comme il était très impliqué dans la Société d’agriculture, de commerce et des arts des États de Bretagne, il faisait de l’expérimentation sur son domaine. » Une prairie naturelle envahit depuis l’ancien potager. La Chalotais reste célèbre pour le conflit qui l’opposa au duc d’Aiguillon, commandant en chef de la province de Bretagne par commission royale.
D’abord emprisonné au château du Taureau, à l’entrée de la baie de Morlaix, puis exilé à Saintes, La Chalotais fut réhabilité sous le règne de Louis XVI. Au bout d’une allée, une des rares statues en France de Louis XVI ouvrant les États généraux, « avec une dentelle absolument magnifique », relève Cécile de Kernier, rend hommage au monarque. L’œuvre, initialement destinée à l’hôtel de ville de Rennes, est signée du célèbre sculpteur Molchenet. Un patrimoine placé en dépôt qui rappelle aussi que l’époux de Marie-Antoinette érigea la terre de Caradeuc en marquisat.
La statue de Louis XVI ouvrant les États généraux se dresse au bout d’une allée de hêtres. Commandée par la Ville de Rennes au sculpteur Molchenet en 1826, l’œuvre est livrée trop tard, après la Révolution de 1830. Elle est remisée dans les caves de la ville, avant d’être finalement prêtée au parc de Caradeuc en 1950, par le musée des Beaux-Arts de Rennes.
L’arrière-petite-fille du procureur général La Chalotais, Marie-Charlotte de Caradeuc, épouse le comte Alfred de Falloux, ministre de l’Instruction publique en 1848, membre de l’Académie française, qui, veuf, hérite du château en 1881. « Comme la famille de Caradeuc était éteinte, raconte Cécile de Kernier, le comte de Falloux, désireux que le domaine reste dans la descendance du procureur La Chalotais, le lègue à l’arrière-petit-neveu de ce dernier, Paul Le Cardinal de Kernier. Le fils de celui-ci, René de Kernier, propose à Édouard André de réaliser un parc à la française conçu comme un écrin pour le château classique. Un monument installé en 1910 par René de Kernier symbolise la reconnaissance du marquis envers le comte de Falloux, grâce à qui le château est resté dans la famille. »
Promenade philosophique
« Il y a très peu de fleurs à Caradeuc, à part le parterre de roses devant le château, observe la maîtresse des lieux. Édouard André les trouvait artificielles et les réservait aux zones à proximité de la maison. Il n’y a pas eu non plus d’introduction d’espèces exotiques. D’une manière générale, on retrouve ici les règles strictes appliquées à Versailles. » Le dessein du paysagiste n’échappe pas à Roger Vercel, écrivain originaire de Dinan, lauréat en 1934 du prix Goncourt pour son roman Capitaine Conan, qui qualifie Caradeuc de « Versailles breton » et contribue à sa reconnaissance.
Pour répondre à la commande des Kernier, Édouard André applique les théories qu’il a rassemblées dans son ouvrage L’Art des jardins, sous-titré Traité général de la composition des parcs et jardins, publié en 1879. Les allées de hêtres, de tilleuls, de platanes ou de châtaigniers débouchent toujours sur des monuments. Les statues et les fabriques émaillent les jardins et invitent à une promenade philosophique. Les rangées d’arbres et les topiaires canalisent le regard. Tirant parti du relief, un campanile de pierre au milieu d’une allée trône au sommet d’une pente. Une fabrique rectangulaire invite à la contemplation vers les collines de Saint-Méen. La hauteur de la haie masque le champ qui se trouve en contrebas grâce aux savants calculs du paysagiste. Le regard porte ainsi directement au-delà, vers l’horizon. Un jeu d’optique typique des jardins à la française où la géométrie modèle le terrain afin d’aménager les vues recherchées.
Cécile de Kernier regrette l’incompréhension de quelques visiteurs, déçus ou peu sensibles au vert et au granit breton. Un procès d’ordre esthétique qu’elle ne peut s’empêcher de trouver injuste au regard des travaux réalisés par Édouard André et de l’investissement personnel de René de Kernier, humaniste et homme de goût, qui, inspiré par la littérature et la mythologie, mena à bien les travaux d’embellissement du parc à partir de 1900. Comme Cécile de Kernier le dit si bien, « il est plus dur de goûter l’arbre que la fleur, plus facile à comprendre. » Pourtant, comment ne pas sentir leur présence majestueuse quand on marche sous les voûtes des allées ?
La lumière du climat local participe à l’esprit du lieu. Les statues de Philémon et Baucis, qui déclinent le symbole de l’hospitalité, rappellent la tradition d’accueil des visiteurs dans le parc, ouvert au public depuis 1900. Inscrite sur le pavillon de la conciergerie, à l’entrée du domaine, une devise en latin signifie « Aux amis, que les portes soient ouvertes, et que les autres restent à l’extérieur. » Tout un programme. Diane chasseresse et le cerf Actéon dominent le tapis vert, en forme de lyre. Plus loin, un petit boulingrin précède le rond-point des Empereurs, dont les bustes en marbre de Carrare, probablement ramenés de Gênes dans les cales vides des bateaux faisant escale à Saint-Malo, datent du XVIIIe siècle. André en a dessiné les piédouches.
La nature comme un jardin
Les références à la mythologie confèrent au parc une dimension romantique : une tholos abrite par exemple un putti dédié à Zéphyr. La promenade se poursuit jusqu’à la terrasse nord. De là, des sphinges montent la garde face à la vallée de la Rance. La vue embrasse les champs jusqu’à Dinan. Il n’y a pas de séparation entre le parc et la campagne, la prairie descend doucement vers la rivière. On pense à l’esthète britannique Horace Walpole qui écrivait que « toute la nature est un jardin. » Le style composite qu’adopte Édouard André à cette époque marie le style classique aux abords de la maison et le style paysager plus on s’en éloigne. Comme il l’écrit dans son Art des jardins, « c’est de l’union intime de l’art et de la nature, de l’architecture et du paysage que naîtront les meilleures compositions de jardins. Il ne faut pas soumettre invariablement le sol à une planimétrie absolue, ni emprisonner la nature avec des murs, des escaliers, des rampes et des terrasses. »
René de Kernier complétera le travail du maître avec ingéniosité en réutilisant dans les années 1930 des éléments d’architecture variés. Il récupère ainsi des colonnes provenant des halles de Combourg ainsi que des portes et des lucarnes du château Renaissance de La Costardais, en Médréac, qui tombait en ruine. « On raconte qu’un Américain voulait reconstruire le château aux États-Unis. Mais le krach de 1929 mit fin à ses rêves. Désormais ses portiques sont mis en valeur à Caradeuc », se félicite Cécile de Kernier. La statuaire du parc de Caradeuc, son aménagement par rapport au château et au site, témoignent de la volonté opiniâtre d’un homme, René de Kernier, d’aménager un trésor de jardin. La devise des Caradeuc ? « Arreste ton cœur », comprendre la raison l’emporte sur les sentiments. « Une devise d’autrefois », s’amuse Cécile de Kernier. Le cœur bat toujours, et la famille continue de transmettre avec passion le goût pour le Beau qui guida il y a un siècle René de Kernier.
Portrait d’Édouard André par Édouard Debat-Ponsan (1847-1913). Deux escaliers de granit mènent à cette statue de Diane chasseresse ou Diane à la biche, dont l’original en marbre de Paros se trouve aujourd’hui au musée du Louvre. La statue a donné son nom au parterre en forme de lyre, ou « Tapis vert » qu’elle domine.
Un paysagiste cosmopolite
Tout au long de sa carrière, Édouard André (1840-1911) a supervisé plus de 130 chantiers, dont près de la moitié dans divers pays étrangers (Lituanie, Belgique, Luxembourg…). Responsable de la plantation du parc des Buttes-Chaumont entre 1863 et 1867, il est également, en 1866, lauréat du concours pour la réalisation de Sefton Park à Liverpool. Il en profite pour séjourner cinq ans en Grande-Bretagne puis voyage dans la cordillère des Andes entre 1875 et 1876. Il en revient avec un herbier de 4 300 espèces dont 133 de la famille des Broméliacées dont il est un spécialiste reconnu. Passant par les États-Unis, il se lie d’amitié avec le paysagiste Frederick Law Olmsted, le concepteur de Central Park à New York, et le peintre John Singer Sargent. Il est aussi le premier à réaliser un réel jardin de roses à L’Haÿ-les-Roses. Aujourd’hui, l’association Édouard André rassemble « les chercheurs, les amateurs et les propriétaires autour de l’œuvre de ce paysagiste aux talents multiples : écrivain, voyageur botaniste, paysagiste et urbaniste. »
© VMF/MAP
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