Le paysage architectural de La Rochelle témoigne de la réussite financière et sociale des grandes familles de négociants armateurs, qui s’illustrèrent et s’enrichirent dans le commerce colonial au XVIIIe siècle. Ces « Messieurs des ports de l’Océan » cultivèrent un art de vivre raffiné et brillant, à la fois dans leurs hôtels rochelais et dans leurs maisons des champs.
Sous l’impulsion des marchands protestants, qui, malgré les guerres de Religion, conservent intacts leur dynamisme et leurs réseaux commerciaux et financiers avec l’Europe entière, La Rochelle prend, dès le début du XVIIe siècle, une place de tout premier plan dans le grand trafic transatlantique, qu’elle développe par la suite en dépit des drames que représentent le Grand Siège de 1627-1628 et les persécutions liées à la révocation de l’édit de Nantes, avec son lot de départs et de conversions forcées.
Son port et ses rades vont alors s’animer d’une activité sans précédent, entre armement au long cours et cabotage, au rythme des départs et des arrivées des lourds navires marchands et du va-et-vient des barques côtières. Cet essor économique donne une nouvelle envergure à la haute bourgeoisie négociante, qui investit ses bénéfices dans la pierre et la terre, embellissant la ville et la campagne voisine d’élégantes demeures. De cet âge d’or subsiste un patrimoine remarquable, qui évoque l’aspect le plus particulier de l’histoire de cette province, aux temps de la maîtrise de la mer et de la création des colonies.
La Rochelle, porte du Nouveau Monde
Riche de l’expérience acquise au cours des siècles précédents dans le trafic européen du sel, du vin, puis de l’eau-de-vie, la ville développe considérablement, surtout à partir de 1650, son commerce d’outre-mer, avec Terre-Neuve (la pêche morutière), le Canada (la traite de la fourrure et l’envoi d’émigrants), puis avec les Isles (le sucre et l’indigo). Après la perte du Canada en 1763, s’ajoute le trafic vers l’océan indien (porcelaines, thé, épices, café, coton). La Rochelle devient le premier port pour le commerce avec les Isles d’Amériques, principalement avec Saint-Domingue (actuel Haïti), véritable eldorado rochelais où s’installent, comme planteurs, des membres des familles les plus notables d’armateurs. L’essor des plantations sucrières, nécessitant une nombreuse main-d’œuvre, entraîne la mise en place de la traite des Noirs et du commerce triangulaire qui s’intensifie pendant les dernières années de l’Ancien Régime, jusqu’à la révolte de Saint-Domingue en 1791 qui marque l’arrêt de ce trafic.
Tout au long du XVIIIe siècle, l’afflux massif des marchandises exotiques sur les quais et dans les entrepôts rochelais procure des bénéfices considérables aux armateurs négociants, mais fait aussi la prospérité de la ville et de son arrière-pays. Ainsi les activités portuaires font-elles vivre tout un peuple de marins, pêcheurs, portefaix, débardeurs, tonneliers, charpentiers de marine, tels qu’on peut les voir sur le fameux tableau de Joseph Vernet représentant le port de La Rochelle en 1762. L’extension du commerce maritime favorise également la construction navale, à La Rochelle pour les navires de plus gros tonnages, à Rochefort et l’île de Ré pour les tonnages inférieurs. La faïencerie rochelaise connaît aussi son apogée, approvisionnant les colonies françaises. Mais c’est surtout le raffinage du sucre qui devient, dès la fin du XVIIe siècle, la principale industrie rochelaise : pas moins de seize raffineries, propriétés des grands armateurs, traitent les sucres terrés (c’est-à-dire à demi raffinés) en provenance de Saint-Domingue. Certains des bâtiments occupés autrefois par une raffinerie ont livré, lors de fouilles, d’intéressants vestiges de cette activité, comme au 23 rue de l’Escale, dans un hôtel qui abritait l’importante raffinerie de Claude-Étienne Belin, ou rue de l’Evescot, dans la manufacture de Jean Vivier appelée la Ville d’Anvers.
Ces « Messieurs des ports de l’Océan »
Ce sont, à La Rochelle au XVIIIe siècle, quelque 150 négociants et armateurs qui tiennent le haut du pavé, jouissant du droit de porter l’épée et vivant noblement. Acteurs essentiels de la vie économique, faisant partie des grandes fortunes françaises, on les appelle avec déférence, à Versailles ou à Paris, ces « Messieurs des ports de l’Océan ». La chambre de commerce, fondée en 1719, où ils occupent les fonctions principales, est le porte-parole de leurs intérêts. Mais ils devront attendre 1764 pour disposer d’un lieu bien à eux : l’hôtel de la Bourse, dont l’architecture prestigieuse et la riche décoration de trophées marins, de poupes de navire et d’une rose des vents rappellent l’origine de la prospérité de la ville en ce dernier siècle de l’Ancien Régime.
Bâti à partir de 1760 sur les plans de Pierre Hue, ingénieur des ponts et chaussées de la province d’Aunis, l’hôtel de la Bourse fut complété en 1784 par un péristyle reposant sur huit colonnes reliant les deux ailes du bâtiment et délimitant une cour intérieure. À La Rochelle, l’hôtel de la Bourse est décoré, côté cour, de bas-reliefs et de deux poupes de navires, évocation du trafic maritime source de la richesse de la ville. Ici, la partie supérieure du château est ornée d’un animal, sans doute un éléphant.
Leurs affaires, d’envergure mondiale, touchent à une multitude de domaines : armements de navire, négoce en gros de marchandises, notamment coloniales, opérations financières, gestion de leurs plantations antillaises. Si les enrichissements sont impressionnants, les risques ne le sont pas moins, comme en témoignent de retentissantes faillites. Pour y faire face, tous les armements se font en associations, appuyées sur de très fortes solidarités confessionnelles et familiales. En effet, le corps des armateurs négociants est aux trois quarts protestant : évincés de toutes les charges depuis la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, les huguenots, attachés aux valeurs de travail, se consacrent totalement au commerce maritime et créent de puissantes dynasties dont les noms sont restés inscrits dans l’histoire et le patrimoine rochelais, comme les Rasteau, les Fleuriau, les Garesché, les Belin, les Carayon, les Vivier, les Admyrauld, tous liés par d’étroites relations matrimoniales. Les armateurs catholiques, moins nombreux, font aussi partie des élites du capitalisme marchand : les Poupet, les Goguet, les Guibert, les Harouard, non moins actifs à bâtir des fortunes et de beaux hôtels.
Les « grandes maisons » de La Rochelle
Cette haute bourgeoisie marchande, qui a pris le pas sur l’antique noblesse, marque son ascension sociale en se faisant construire, entre 1730 et 1790, des demeures cossues et élégantes, sur les nouveaux terrains dégagés par le démantèlement des fortifications en 1628 (le quartier entre les rues Admyrauld, de l’Escale et Réaumur). Notons que ces demeures ne sont à l’époque jamais désignées par le terme d’hôtel mais par celui de « grande maison », les armateurs négociants voulant ainsi se démarquer de la noblesse et de ses traditionnels hôtels particuliers.
Elles adoptent pour la plupart le plan en U, caractéristique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, entre cour et jardin : un corps de logis avec deux ailes en retour reliées sur la rue par un haut mur, parfois surmonté d’une balustrade, percé d’un grand portail. Si l’extérieur, d’ordonnance néoclassique, reste d’une grande sobriété décorative, l’intérieur de ces hôtels est luxueux, orné de boiseries et de ferronneries raffinées, richement meublé, doté de tout ce qui peut concourir au confort de ses habitants (baignoires, poêles, lampes) et aux charmes de la vie en société : pièces de réception, tables de jeu, clavecins, caves abondamment garnies, cuisines équipées d’imposantes batteries. Le jeune Jean-Jacques Proa, marin et fils d’armateur, profite de cette vie brillante, entre deux voyages au long cours, comme il le raconte dans ses Mémoires : « L’hiver et la saison du carnaval arrivèrent. Hivers affreux par les rigueurs et les frimas, que tu es aimable par la réunion des plaisirs que tu procures ! Bals parés et masqués, fêtes, soupers, spectacles, tu réunis tous les plaisirs ! »
L’aile ouest de l’hôtel a conservé ses aménagements d’origine, comme ce grand salon Louis XVI, doté de somptueuses glaces, lambrissé de panneaux aux décors raffinés. Les dessus-de-porte à sujets mythologiques sont exécutés suivant la mode des grisailles. Le grand vestibule de l’hôtel Poupet, avec ses colonnes cannelées à chapiteaux toscans ornés de petites fleurs, est une parfaite illustration du retour à l’antique caractéristique de l’époque Louis XVI.
L’une des plus belles réussites architecturales de l’époque Louis XVI est l’hôtel (actuelle résidence du préfet) construit en 1784 par l’armateur Michel Poupet, qui, issu d’une modeste lignée de tonneliers, couronne par là son accession aux plus hautes sphères de la société. Ainsi les grandes fortunes acquises dans le commerce international ont-elles embelli la ville d’un décor incomparable.
Les plaisirs de la campagne
Tournés vers l’aventure hauturière, ces armateurs négociants entreprenants, ayant pignon sur rue en ville, n’en restent pas moins ancrés dans les valeurs traditionnelles et placent leurs revenus dans la terre : marais salants, vignes, vastes métairies dans les marais desséchés, et, dans les environs de La Rochelle, propriété avec droits seigneuriaux et maison de campagne pour y passer la belle saison en gentilhomme, surveiller les vendanges et pouvoir accoler le nom du domaine à leur patronyme (permettant, le temps aidant, de « s’agréger à la noblesse »).
Paul Depont, dont la longue vie a été consacrée à l’armement et au négoce, achète, dès 1687, la seigneurie des Granges à Virson et prend le nom de Depont des Granges. Entre 1710 et 1714, il fait reconstruire le château, dans un style encore proche du Grand Siècle avec ses deux pavillons flanquant le corps de logis. À partir de 1750, les gracieuses villégiatures, aux lignes sobres avec leur avant-corps surmonté d’un fronton triangulaire, se multiplient aux portes de La Rochelle. En 1763, Denis Goguet, qui a bâti une solide fortune dans le négoce avec le Canada, devient seigneur de la Sauzaie à Saint-Xandre et confie à l’architecte rochelais Jean Tourneur la reconstruction du château, dont le décor de style rocaille fait l’originalité. À la même époque, Étienne Belin, puissant armateur protestant, directeur de la chambre de commerce de La Rochelle, achète La Pinaudière (aujourd’hui La Péraudière) à Dompierre, qu’il fait transformer en une jolie chartreuse dont la toiture est bordée d’une balustrade de pierre.
La Gataudière passa, à la fin du XVIIIe siècle, à la famille Chasseloup-Laubat. Ses descendants œuvrent à conserver tout son lustre extérieur et intérieur à cette belle maison des champs. Les murs du salon d’honneur en pierre sont sculptés de pilastres corinthiens et de trophées évoquant les arts et les saisons. La salle à manger de La Gataudière est dotée de boiseries délicates aux motifs rocaille et de cornes d’abondance. Les dessus-de-porte et les trumeaux sont peints de sujets de chasse et de buffet dans le style d’Oudry.
Dans les décennies suivantes, le style néoclassique, qui triomphe dans l’architecture des hôtels rochelais, s’impose également dans les demeures de campagne de la haute société négociante : château de Beaulieu à La Laigne (aux Admyrault), de La Tourtillière à Puilboreau (aux Lesenne), de La Pommeraie à Périgny (aux Fleuriau), du Bois d’Huré à Lagord (aux Petit du Petit-Val)… Et, plus prestigieux encore, le château de Buzay à La Jarne, construit entre 1771 et 1775 pour Pierre-Étienne Harouard du Beignon armateur, grand propriétaire à Saint-Domingue et lieutenant-général de l’amirauté de La Rochelle, témoigne, avec un éclat qui a traversé les siècles, de ces réussites étroitement associées à la mer et aux entreprises coloniales.
Quant à La Gataudière, cette ravissante demeure toute proche de Marennes, sans être l’œuvre d’un riche armateur, n’en est pas moins liée à la mer et aux voyages au long cours : François Fresneau, ingénieur du roi en Guyane, naturaliste, découvreur de l’hévéa, nous a laissé ce bijou architectural aux décors délicats, qui évoque à lui seul toute la douceur de vivre dans la campagne saintongeaise au siècle des Lumières.
© VMF/MAP
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