Sur la commune de La Malène, La Croze, située sur la rive gauche du Tarn, est un très ancien village d’une douzaine de maisons au pied de terrasses autrefois cultivées. Depuis les années 1930, une famille s’attache à préserver et entretenir ce lieu, patrimoine unique témoignant d’une occupation de l’espace et d’une vie rurale remontant au Moyen Âge.
Au sortir des Détroits, cet étroit canyon qui se fraie un chemin entre les vertigineuses falaises calcaires du Méjean et du Sauveterre, on découvre soudain un hameau que les arbres, à la belle saison, parent d’une couronne végétale. Celle-ci tranche avec le gris des maisons de pierre qu’un géant semble avoir construites avec la roche déchiquetée dominant ce paysage d’une rude et austère beauté. La Croze – la croix en occitan – est le nom de ce minuscule village accessible uniquement par des sentiers escarpés ou en traversant le Tarn en barque. Des conditions que l’on pourrait croire peu propices à l’implantation d’une communauté humaine, qui pourtant remonte sans doute au XIe siècle.
Coup de foudre
« La Croze était une possession de l’abbaye Saint-Victor de Marseille, explique Yves de Laromiguière, gérant de la SCI aujourd’hui propriétaire des lieux. Les moines avaient choisi ce site parce que l’écartement des falaises au sortir des Détroits offrait des possibilités importantes de culture en terrasses. Ils ont canalisé le Tarn sur près de 800 mètres, ce qui a permis de fertiliser les terres proches des berges. » Plus tard rattaché au fief du duc d’Arpajon, seigneur de Séverac-le-Château, le village, qui compta jusqu’à une soixantaine d’habitants vivant en autarcie, se dépeupla lentement, victime de l’exode rural et des pertes engendrées par les guerres. Au début des années 1930, seul un sixième des terres était cultivé par un ménage d’agriculteurs qui habitait là avec ses nombreux enfants et faisait aussi un peu d’élevage.
La maison principale est constituée de deux constructions accolées édifiées en 1655 (pour la partie gauche) et 1670. Elle présente une organisation typique des maisons caussenardes. La bergerie se trouvait au niveau du sol, surmontée d’un grand volume vouté divisé par un plancher et abritant les pièces d’habitation, au premier niveau, et les grenier et grange sous la toiture.
« C’est à cette époque qu’André et Simone Monestier, en promenade sur le Tarn avec des bateliers de La Malène, ont découvert La Croze, raconte leur petit-fils. Mon grand-père, polytechnicien travaillant dans l’industrie, était issu d’une famille enracinée depuis des siècles à Saint-Rome-de-Dolan, à Rosas et à Laval-du-Tarn. Le coup de foudre a été immédiat. Comme beaucoup de gens de leur milieu, mes grands-parents auraient pu acquérir un château pour venir y passer leurs vacances mais, manifestement plus sensibles à la beauté qu’au confort, ils ont fait ce choix original d’un endroit alors sans eau courante ni électricité, seulement accessible par bateau ! » Le confort, au moins minimal, est venu peu à peu.
À l’origine, les Monestier n’avaient des vues que sur une maison, la plus grande, constituée de deux constructions du XVIIe siècle, mais progressivement les héritiers dispersés des autres biens leur ont proposé leurs parts. La seule famille qui vivait là, et avec laquelle les relations étaient excellentes, fut la dernière à vendre, faisant le choix d’un autre mode de vie. S’attachant à sauver cet ensemble qui n’avait pas bougé depuis des siècles, « mes grands-parents ont dû imaginer une méthode de restauration et d’adaptation au XXe siècle d’un habitat paysan auquel personne ne faisait attention à l’époque, note Yves de Laromiguière. Pour faire entrer la lumière, ils ont créé ou élargi des ouvertures, mais en s’inspirant d’une fenêtre à meneau de la maison principale. De même, c’est une porte achetée chez un antiquaire qui a servi de modèle pour en fabriquer d’autres qu’on croirait avoir été toujours en place. Procureuse, cette volonté de respecter l’intégrité de l’architecture n’a pas empêché des adaptations nécessaires, comme la destruction de quelques maisons en mauvais état qui ont permis de redonner un peu d’espace dans un bâti dense. Malgré quelques erreurs, comme l’emploi du ciment qui passait alors pour un matériau miracle, depuis remplacé partout où cela a été possible par du mortier de chaux, l’harmonie de cet ensemble saute aux yeux. Ce n’est sans doute pas pour rien que La Croze est l’un des sites les plus photographiés des gorges du Tarn ! »
Améliorer toujours
Héritière de La Croze, la fille unique d’André et Simone Monestier, et maintenant ses enfants, organisés en SCI, ont poursuivi cette œuvre de restauration. Aujourd’hui encore, le principe est d’effectuer des travaux chaque année, avec le souci non seulement d’entretenir mais aussi d’améliorer à chaque intervention. Si le raccordement au réseau électrique a été fait après la guerre – auparavant, le courant était produit par une roue à dynamo installée dans la rivière par André Monestier – il a fallu, il y a une dizaine d’années, mettre l’installation aux normes et dissimuler les fils qui traînaient un peu partout.
Entreprise au tournant du nouveau siècle, la réfection des lourdes toitures en lauze de calcaire a été un chantier de plusieurs années, qui a bénéficié en 2002 du concours d’un prix VMF. En 2018, le budget travaux a été consacré à la réfection d’une fenêtre dont l’effondrement du meneau central menaçait tout un pan de voûte. Les résineux et les feuillus plantés après la guerre préviennent les effondrements de terrain mais ont tendance à se montrer envahissants, d’autant que les coupes de bois sont impossibles, sauf à mettre en place un système de câblage pour franchir le Tarn. L’entretien des terrasses n’est pas à la portée de la famille, qui aimerait y intéresser le parc national des Cévennes.
Propriété atypique, La Croze, superbe solitude où, toutes générations confondues, on pratique la vie en communauté, principalement l’été, a ses rites et ses moments obligés. La traversée en barque, le câble dansant au-dessus de la rivière pour acheminer les objets encombrants, les baignades, les promenades dans la montagne ou les veillées sous l’immense platane ombrageant la terrasse devant la maison principale, quand la fraîcheur monte du Tarn, en font partie. Dans cette île qui n’en est pas une, pas de télévision, mais des jeux de société et des livres, l’isolement ou la compagnie des autres. Loin de l’agitation du siècle, les vacanciers réinventent ici un rythme lent, convivial et contemplatif, en harmonie avec cette nature si belle.
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