Fastueuse demeure mariant les styles gothiques et Renaissance, le château de la Cordelière, qui s’élève à quelques kilomètres de Chaource au cœur d’un vaste parc, fut bâti dans les années 1890 pour une famille au nom célèbre, les Chandon de Briailles. Témoignage d’un mode de vie disparu, celui d’une grande lignée enrichie par le négoce, cet édifice a fort heureusement traversé le XXe siècle en conservant son caractère et ses décors.
Situé sur un plateau dominant la vallée de l’Armance, le domaine de la Cordelière figure sur un plan du XVIIIe siècle sous la dénomination de Vente aux Cordeliers ou Maison rouge. Il était la propriété des Parent, une famille de la bourgeoisie de robe. En 1780, Nicolas Parent y fit construire un château, appelé par la suite la Petite Cordelière. Nicolas Parent, ouvert aux idées nouvelles, fut néanmoins arrêté comme contre-révolutionnaire en mai 1793, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire à Paris le 3 février 1794 et exécuté le lendemain. Ses biens revinrent à sa sœur Françoise Catherine, mariée en 1798 à Pierre-Louis Micheau, issu d’une riche famille de marchands originaire des Ardennes. De cette union naquit un fils, Frédéric Louis. Entre-temps, le château et ses dépendances avaient été vendus comme biens nationaux.
En 1821, la propriété revint à Frédéric Louis Micheau et à son épouse, qui s’y installèrent. Leur fille unique, Aurélie Louise Micheau, épousa en 1852 Gabriel Chandon de Briailles, futur comte romain, dont le père, Pierre Gabriel, époux d’Adélaïde Moët, avait pris la succession de son beau-père à la tête de la célèbre maison de champagne d’Épernay, rebaptisée en 1833 Moët et Chandon. Deux enfants, René et Frédéric, naquirent de leur union. Le second hérita des propriétés venant de sa mère, dont celle de Chaource. À peine majeur, le vicomte Frédéric vint s’installer à la Cordelière et se rendit populaire dès son arrivée par sa simplicité et ses libéralités. En 1891, il épousa Odette de Baudreuil de Fontenay, fille d’un riche propriétaire terrien et petite-fille, par sa mère, de Charlemagne-Émile de Maupas, ministre de la Police de Napoléon III.
Un château vaste et fonctionnel
Après la naissance de leur premier fils, François, en 1892, les époux Chandon-de Fontenay trouvèrent la Petite Cordelière trop exiguë et inconfortable. Ils décidèrent de faire construire en face un château plus vaste et plus fonctionnel pour pouvoir se loger et recevoir convenablement, et abriter leur nombreuse domesticité. Ils avaient pu apprécier le confort des hôtels particuliers de la capitale. Aussi confièrent-ils leur projet à R. Sauger, architecte en chef de la Ville de Paris. Les travaux de gros œuvre commencèrent en 1895 et la totalité des travaux fut achevée en 1900.
Construit entre 1895 et 1900, le château de la Cordelière s’inspire avec brio des architectures gothique et Renaissance. Côté ouest, un escalier descend depuis la terrasse vers le parc. À gauche, on aperçoit au fond la façade de la Petite Cordelière, premier château bâti par Nicolas Parent, en 1780.
Ce château exceptionnel bénéficiait de toutes les innovations techniques de l’époque : à chaque étage était aménagé un service « incendie ». L’eau potable était amenée depuis l’Armance à l’aide d’un bélier hydraulique. Une ceinture d’égouts recevait les eaux usées et les transportait vers des chambres de décantation avant qu’elles fussent envoyées dans les bois environnants. On trouvait également deux puissants calorifères pour alimenter la maison en eau chaude. Des escaliers de service et un monte-charge permettaient la communication entre le sous-sol et le rez-de-chaussée. Au-dessus des caves, le château comprend un étage inférieur enterré de quelques marches, mais dont le plafond haut est à trois mètres au-dessus du sol, qui abritait cuisine, office, laverie, garde-manger, vaissellerie et lampisterie à droite, salle de chasse, salle de bains, atelier et laboratoire de photographie à gauche, au milieu, salle à manger et cave du personnel.
Depuis la cour d’honneur, on accède à ce rez-de-chaussée par un double perron sur la façade est. Les armoiries des propriétaires sont toujours visibles au-dessus la colossale porte d’entrée.
Au cœur du vaste hall, distribuant, à droite, les pièces de réception, à gauche, les appartements privés, chambres, salle de billard et cabinet de travail, un monumental escalier d’honneur porté par deux superbes atlantes dessert les étages. Derrière cet escalier, une porte permet l’accès à la terrasse ouest communiquant avec le parc par un vaste perron.
Un train de vie fastueux
Le premier étage, adapté aux besoins d’une famille qui recevait beaucoup, abritait notamment douze chambres d’amis avec penderie, cabinet de toilette et WC. Les pièces ouvrent sur des coursives dont les balustres de pierre dominent le hall d’entrée. Le second étage comprenait cinq antichambres et une salle d’études, la lingerie, les chambres de domestiques et un vaste grenier. Au-dessus du hall, un escalier carré dessert le campanile qui couronne la façade est.
Depuis la galerie qui entoure l’escalier d’honneur au premier étage, on peut admirer de près le plafond à caissons en bois au décor géométrique sophistiqué. Vitraux de la cage d’escalier. Directement hérités du vocabulaire ornemental de la Renaissance, deux termes marquent le départ de l’escalier d’honneur.
Les soubassements des façades, les chaînes et les encadrements des baies du sous-sol sont en roche de Pierre-Chèvre avec remplissage en moellons bleus rustiques, les perrons et les balcons en pierre fine de Chamison avec marches et tablettes en pierre de Comblanchien. À leur partie supérieure, les façades sont en pierre de Savonnières avec remplissage en briques rouges du Perchois.
La dépense s’éleva à plus de 1 200 000 francs, dont 409 593 francs de gros œuvre. L’inauguration du château, en novembre 1900, donna lieu à de grandes fêtes, qui se terminèrent par un somptueux feu d’artifice représentant, en bouquet final, la couronne de vicomte.
À l’extérieur comme à l’intérieur, la demeure déploie un vocabulaire propre au gothique et à la Renaissance. Croisée de meneaux pour la fenêtre et dentelle gothique pour son balcon. Fleuron et choux frisés ornent le portail d’entrée du château. Deux médaillons le surmontent, l’un féminin, l’autre masculin.
À proximité du château, les Chandon firent édifier, pour y loger les gardiens, un bâtiment construit dans le même style que l’on appelait « le chalet ». Un autre chalet fut édifié sur une petite île agrémentant un vaste étang, reliée à la rive par une passerelle. Le parc fut aménagé à la française. Une belle grille d’entrée ferme la large allée centrale menant à la cour d’honneur. On éleva une orangerie, bâtiment tout en longueur et percé de larges baies vitrées, pour abriter de l’hiver les orangers et toutes les autres plantes fragiles, lauriers-roses, palmiers ou citronniers.
Située sur le domaine, la ferme du Beau Soleil couvrait les besoins du château. Les bois environnants étaient entretenus et surveillés par des gardes particuliers.
Le vicomte s’impliqua dans la vie de la commune. Il céda à la ville de Chaource, pour 40 000 francs, la belle propriété de la Grande Rue, qu’avaient fait construire ses arrière-grands-parents, afin d’y installer l’hôtel de ville. Il fut élu maire de Chaource et exerça cette fonction pendant près de vingt ans. On lui doit la fondation de plusieurs associations, dont la société de musique La Philharmonique, qu’il finançait, ainsi que la création d’un vélodrome. Son épouse fonda une école catholique en 1903.
Détail de la façade ouest. Au-dessus de la porte ouvrant sur la terrasse, ce médaillon représente sans doute la vicomtesse Odette Chandon de Briailles. Il est supporté d’un côté par un lévrier, que l’on retrouve sur les armes des Chandon, et de l’autre par un lion, qui figure sur celles des Fontenay. Marbre de la cheminée de l’ancien grand salon.
Populaire, ouvert, simple et très généreux, le vicomte devait tenir son rang et mener un train de vie digne de la Belle Époque. Des chasses à courre étaient organisées au château, auxquelles étaient invitées les familles amies. Un régisseur logeait à la Petite Cordelière, ainsi qu’une gouvernante, un précepteur et une institutrice pour l’éducation des enfants, une lingère, un maître d’hôtel, un valet de chambre, une cuisinière, un palefrenier, un valet de chiens, un piqueux, deux cochers, plusieurs jardiniers, gardes particuliers, hommes et femmes de journée…
Le domaine aujourd’hui
À la mort de Frédéric, en 1918, le domaine échut à son fils aîné, François, qui, en homme du monde cultivé, se consacra à l’héraldique, à la numismatique et à l’archéologie. Continuant la tradition qui voulait que les membres de la famille s’investissent dans la vie publique, il fut élu maire de Chaource en 1922, mandat qu’il conserva jusqu’à sa mort, et siégea au conseil général à partir de 1947. À l’instar de son père, il soutint financièrement les associations et œuvres locales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut arrêté par la Gestapo pour son activité clandestine en 1944 et déporté en Allemagne. Miné par la maladie à la suite de sa déportation, affecté par une tragique série de décès dans la famille, François Chandon de Briailles mourut subitement à la Cordelière le 9 février 1953. Il repose dans le caveau de la chapelle du château, qu’il avait fait construire en 1933.
Le grand salon au début du siècle. On adopte ici le style Louis XV, plus gracieux et moins austère, avec les lambris blancs moulurés et la cheminée rococo. Les meubles ont été vendus depuis et le grand tableau représentant les enfants du vicomte a été récupéré par la famille. Dans l’ancien grand salon, dont seuls le décor des murs et la cheminée subsistent.
Après le décès du comte François, le domaine devint la propriété de son frère Hervé, qui disparut l’année suivante. Le fils de ce dernier, Frédéric, déjà propriétaire du château de Louvois, dans la Marne, céda les deux mille hectares du domaine à une société belge qui exploita les bois. Les fermes furent rachetées, en général par leurs exploitants. L’étang, jusqu’alors ouvert à la baignade pour les habitants de Chaource, devint une propriété privée, destinée à la pisciculture. Les Chandon ne voulurent conserver que la chapelle où reposent les membres de leur famille. En 1957, le château et le parc furent loués à des Troyens amateurs de golf. Aujourd’hui, le golf de Troyes-La Cordelière est l’un des plus beaux parcours de l’est de la France. La Société civile immobilière Sidasac est propriétaire de l’ensemble depuis 1985.
L’affectation actuelle du château, qui sert de clubhouse, n’a entraîné que des transformations mineures. Le salon rose conserve ses murs blancs aux lambris moulurés et ses sièges Louis XV ; dans la salle de réception, le portrait d’un ancêtre portant cuirasse est accroché au mur recouvert de cuir de Cordoue. La salle de billard a traversé le siècle sans rien céder à la modernité : le billard déroule son tapis vert sous le regard fier d’une aïeule tout de noir vêtue, dont le portrait, rehaussé de dorures, orne la pièce. Les murs tendus de satin rose et les lourdes tentures de velours pourpre renvoient l’image d’une époque de faste et de félicité, bien qu’à certains endroits la toile, usée jusqu’à la trame, rappelle qu’une page d’histoire est bel et bien tournée.
Article de Roger Barat extrait du dossier sur le patrimoine de l’Aube publié en décembre 2010 dans le magazine VMF n°235.