Dans le XIIIe arrondissement de Paris, au 42 avenue des Gobelins, la célèbre manufacture des Gobelins est une référence mondiale du savoir-faire français depuis sa création au XVIIe siècle. Elle utilise exclusivement la technique de haute lice depuis 1826 et s’est spécialisée dans la confection de tapisseries, notamment pour les palais officiels de la République. À 53 ans, Diane Barret, licière, travaille dans le département création en haute lice, où elle réalise des commandes pour l’État français comme pour des institutions étrangères. Découvrons avec elle la richesse de son métier et des réalisations auxquelles elle participe au sein de la manufacture.
En 1601, le roi Henri IV, sur les conseils de son ministre du commerce Barthélémy de Laffemas, lance un programme ambitieux pour renforcer la souveraineté de la France dans le domaine des produits manufacturés et fait installer une première série d’ateliers dans le faubourg Saint-Marceau (ou Saint-Marcel), quartier situé entre les Ve et XIIIe arrondissements actuels. Mais il faudra attendre 1662 pour que Colbert, ministre de Louis XIV, achète l’hôtel des Gobelins et regroupe les différents ateliers parisiens, où près de 200 artisans travaillent pour la manufacture. La manufacture des Gobelins se rend célèbre pour sa tradition de grandes tentures de genre religieux, historique ou mythologique. Parmi les plus connues se trouvent par exemple : les Éléments, les Saisons, l’Histoire d’Alexandre, l’Histoire du roi, d’après Le Brun, l’Histoire de Constantin, d’après Raphaël et Le Brun, les Actes des Apôtres, de Raphaël et l’Histoire de Moïse, de Nicolas Poussin. Au cours des années 1820, sur ordonnance royale, le roi Charles X unit la manufacture de la Savonnerie de Paris à celle des Gobelins. Aujourd’hui rattachée au Mobilier national (1937), la manufacture continue d’accueillir des tapisseries patrimoniales et collabore avec des artistes contemporains pour la réalisation de pièces exceptionnelles, suivant toujours le même procédé technique de tissage qu’il y a quatre siècles.
Voilà pour l’histoire (très résumée) de cette grande maison. Pénétrons maintenant dans les lieux. Une fois passée la porte du personnel, on découvre un lieu secret, bien gardé des regards, à l’allure de petit village. Un véritable havre de paix caché au cœur de Paris, marqué par la présence de la pierre, du sol pavé aux bâtiments datant du XVIIe siècle, et par une végétation abondante, recouvrant le site à certains endroits. Sur une place où se dresse la statue de Colbert, et non loin de la chapelle des Gobelins, apparait l’atelier de teinture. À l’intérieur on est surpris par une odeur d’eau bouillante mêlée à du colorant. Les vapeurs d’eau envahissent l’atmosphère. Cynthia Druhle, cheffe de cet atelier, nous explique le procédé de teinture de la laine.
Première étape, nettoyage et traitement antimite, puis la laine est trempée dans une eau adoucie à 50° pendant dix minutes, à laquelle on ajoute de l’acide sulfurique afin d’ouvrir les écailles de la fibre pour une meilleure imprégnation des couleurs. On élabore ensuite une formule à partir de trois couleurs primaires (rouge, jaune et bleu) et de couleurs complémentaires. Puis la laine est mélangée dans une eau à 100° à l’aide d’un cassin, une louche de teinturier. La laine est retournée toutes les trente secondes pour obtenir une couleur uniforme. Elle est ensuite rincée à l’eau claire et séchée à l’air libre. Dernière étape : les corrections de teinture (s’il y a lieu). Il faut en général 1,5 kilo de laine pour couvrir un mètre carré de tapisserie, alors que pour les tapis, la quantité par mètre carré tourne autour de 8 et 8,5 kilos.
Après cette rencontre, nous continuons notre visite en haute lice, guidée par la cheffe d’atelier, Fanny Lacugne, qui nous dirige vers une pièce remplie de métiers à tisser en enfilade, pour finalement nous arrêter au numéro 4, celui de Diane Barret.
À 53 ans, Diane Barret est licière en haute lice à la manufacture des Gobelins depuis 37 ans. Pendant ses années de pensionnat, elle a su très tôt qu’elle voulait faire un métier artistique. Elle visite les écoles formant au métier de licier, mais aucune ne lui plait. Excepté une, la manufacture des Gobelins. « Ça a été un coup de foudre total pour le lieu : on se croit au XVIIe siècle et on travaille la matière brute. Une ambiance que je n’ai pas retrouvée dans d’autres écoles ». Après le collège et ayant réussi le concours d’entrée dans la prestigieuse institution française, elle débute son apprentissage, qui la propulse directement dans le monde professionnel. Elle se prépare au métier de haute lice pendant sept ans, suivant un programme de formation comportant des cours de dessin, d’histoire de l’art et des techniques de la tapisserie. En parallèle, elle obtient une équivalence du baccalauréat et suit des cours avec le Cned (Centre national d’enseignement à distance) pendant six ans, ce qui lui permet de faire un pont avec ses cours à la manufacture et lui apporte une autonomie dans son travail. Diane Barret a accepté de répondre à quelques questions sur son métier.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce métier ?
« Ce qui me plaît c’est la manipulation de la laine, c’est-à-dire de partir de la matière brute issue d’un animal, puis de la teindre et enfin de la tisser. Ensuite, il y a l’aspect relationnel de ce métier, car on n’est jamais seul, ou très rarement. Avant tout, on travaille en équipe avec un chef de pièce qui dirige l’ensemble du projet. Enfin, il y a tout le travail d’interprétation de l’œuvre de l’artiste, pour laquelle il revient à l’équipe de faire des propositions quant aux couleurs, aux matériaux… Ce que je trouve attirant, c’est ce paradoxe entre l’ancien et le moderne. D’un côté, on exerce un vieux métier et de l’autre, on a ce savoir-faire qui continue de perdurer aujourd’hui à travers des œuvres contemporaines. »
Quelle est la différence entre la haute lice et la basse lice ?
« Au Mobilier national il y a la manufacture des Gobelins, spécialisée dans les tapisseries de haute lice, la manufacture nationale de Beauvais qui réalise des tapisseries de basse lice, la Savonnerie, spécialisée dans la réalisation de tapis de velours, exécutés sur un métier vertical, les deux ateliers de dentelle (Puy-en-Velay et Alençon), l’atelier de teinture et du nuancier, l’atelier de recherche et de création (ARC), chargé de la réalisation de meubles et d’ensembles mobiliers d’après des dessins et des modèles de concepteurs contemporains, et enfin, sept autres ateliers dédiés à la restauration, qui se répartissent les différentes spécialités du bois, du métal et du textile. Pour les tapisseries en haute lice et en basse lice, les deux techniques se ressemblent, comme par exemple l’utilisation d’une chaîne en laine et en soie, donnant un rendu plus souple, mais il existe quelques différences. En haute lice, on travaille sur un métier à tisser plus grand et vertical, tandis qu’en basse lice on réalise des tapisseries sur un métier à tisser horizontal. »
Comment les artistes sont-ils sélectionnés ?
« Les artistes sont choisis à l’occasion d’une commission des cartons qui se réunit une à deux fois par an, où chacun propose sa création sur un thème libre. Plusieurs artistes peuvent être sélectionnés. Ils sont également invités à visiter les ateliers de la manufacture pour voir comment nous travaillons. Les œuvres retenues et achetées par l’État sont accrochées dans les bâtiments de celui-ci (ambassades, préfectures…), mais peuvent également être commandées par des organismes étrangers (fondations…). »
Quelles sont les grandes étapes de réalisation d’une tapisserie ?
« Généralement, lorsqu’on nous confie l’œuvre d’un artiste, il y a d’abord la mise en place d’une réflexion commune entre l’équipe de liciers et l’artiste sur le choix des couleurs, le degré de précision que l’œuvre exige, et enfin, il faut déterminer la quantité de laine nécessaire. Une fois tout cela passé en revue, on peut commencer à monter le métier à tisser. Ensuite vient le travail de création qui consiste à mettre en carte le motif de l’œuvre. En effet, à partir de l’agrandissement photographique du dessin contemporain à taille réelle, auquel on appose un calque par-dessus, on va pouvoir dessiner à l’aide d’une pierre à tracer les contours du dessin sur les fils de laines pour déterminer nos repères avant le tissage. »
« La photographie et le carton de l’œuvre seront nos références du début jusqu’à la fin. Ensuite, vient l’étape de l’ourdissage, c’est-à-dire la préparation du tissage, qui consiste à tendre sur des rouleaux, appelés ensouples, les différents fils : ceux de la chaîne qui ne sont pas teints et sont invisibles sur le devant d’une tapisserie, et ceux de la trame qui sont teints. La lice (ensemble des fils constituant la chaîne), reliée au métier à tisser sur un plan vertical, est déroulée vers le bas au fur et à mesure du tissage du dessin. C’est un travail de patience qui prend du temps, avec une moyenne journalière de tissage tournant autour de soixante centimètres (6 x 10 cm). Quand je parle de tapisserie, j’aime bien évoquer un puzzle vertical, car on travaille surtout par forme, et non sur une ligne droite continue. »
Quelle est la cadence de tissage en tapisserie ?
« Pour déterminer cette cadence, on a besoin de travailler la pièce de tapisserie en amont, d’un ou deux trimestres pour connaître le délai de rendu. À partir de là, on peut se projeter et déterminer à quel moment on envisage de terminer la tapisserie et qu’elle est la moyenne journalière de travail. La réalisation d’une pièce s’échelonne sur trois à cinq ans. Par exemple, nous avons deux pièces actuellement qui arrivent bientôt à leur terme : l’une pour les Jeux Olympiques de 2024, dessinée par Marjane Satrapi, et seize tapisseries de la Fondation Carlsberg pour le Danemark (2025), dont les quatre tapisseries majeures sont réalisées par la manufacture des Gobelins, celle de Beauvais ville et celle de Beauvais Paris. Les douze autres sont réalisées par des ateliers privés à Aubusson. »
En quoi est-il important de garder la même équipe du début jusqu’à la fin ?
« En effet, il est courant dans un atelier que l’équipe formée au départ et dirigée par le maître de pièce, reste la même jusqu’au bout du processus de réalisation de la tapisserie. Premièrement, car la réflexion en amont de toutes les étapes (les couleurs, la quantité de fils, la précision, le mode d’interprétation validé au préalable par l’artiste) est très longue à mettre en place. Réexpliquer à une autre personne retardera la livraison de la pièce. Ensuite, parce que lorsqu’une nouvelle personne arrive, elle peut avoir une interprétation différente de celle que nous avons choisie. »
Est-il arrivé qu’un artiste vous demande des changements ou des modifications en cours de tissage ?
« Je n’ai jamais connu cela dans ma carrière. Au sein de la manufacture des Gobelins, on reste très souple. Quand on peut changer, on le fait. On défait et on coupe ce qui est possible, on a le droit à l’erreur. Le travail, c’est aussi de regarder et d’être présent tout au long du processus de réalisation de la pièce. Mais cela reste du domaine de l’exceptionnel. C’est pour cela qu’il est important de tout baliser dès le départ avec l’artiste pour éviter les changements. De plus, on invite l’artiste dans nos ateliers pour qu’il se rende compte de l’avancement du travail. »
En quoi est-ce important de transmettre votre métier aux jeunes générations ?
« C’est très important de transmettre aux jeunes les techniques de la tapisserie. Lorsque les étudiants rentrent à l’école de la manufacture, ils intègrent un cursus qui s’étale sur quatre ans et doivent choisir dans quel atelier ils souhaitent évoluer. À vrai dire, même avec 37 ans de métier, je continue d’apprendre tous les jours, surtout avec les élèves qui nous apportent de nouvelles techniques et de nouvelles matières à travailler, comme la soie, le lin, le coton et la fibre optique. »
Avez-vous eu l’occasion de travailler avec d’autres matériaux que la laine ?
« Il nous est déjà arrivé de travailler avec de la fibre synthétique métallique, du fil Lurex doré très rigide, remplaçant l’or, et dernièrement, on a travaillé avec un fil métallisé de couleur or, cuivre et argent qui a l’avantage d’être très souple.
Souvent les artistes n’ont pas d’idée sur le choix des matériaux, c’est-à-dire ce qui est utilisé généralement pour la tapisserie. À l’inverse, ils ont une idée très précise du rendu souhaité de la pièce. Notre travail de licier est aussi de les aider à trouver le matériau idéal qui répondra à leurs attentes. Lorsqu’on leur propose une idée, on réalise plusieurs tests afin qu’ils soient certains du rendu final. Ces essais sont effectués à partir de l’agrandissement photographique de la pièce, où les liciers vont être capables d’identifier les zones comportant le plus de travail en terme de couleur et d’interprétation, puis les tisser pour donner à l’artiste un aperçu. Par exemple, la pièce de Robert Kushner, Summer scattered, démarrée en 2015, a été réalisée avec de la laine, à laquelle on a ajouté au centre un fil métallisé et de la soie en fibre irisée synthétique, parce que l’artiste voulait donner à son œuvre un effet laque.
C’est pareil pour les couleurs : on conseille l’artiste, car certaines ont tendance à pâlir avec le temps, comme le bleu à la lumière du jour ou les couleurs claires. On travaille avec un nuancier informatique, le N.I.MES, un répertoire d’environ 16 400 teintes, mais parfois l’artiste ne trouve pas sa couleur. Alors on demande à l’atelier de teinture de donner à la laine précisement la couleur souhaitée. »
Une œuvre en particulier sur laquelle vous avez appréciée de travailler ?
« J’ai aimé travailler sur toutes les tapisseries. Même si parfois je n’avais pas de coup de foudre esthétique, heureusement il y a le coup de foudre technique ! L’une des œuvres majeures sur lesquelles j’ai apprécié de travailler ce sont les tapisseries pour la reine Margrethe II de Danemark, à l’occasion de son 50e anniversaire, en 1990. Pour ce projet, les ateliers de haute lice et de basse lice ont travaillé ensemble pendant dix longues années. Cette tenture de 17 tapisseries, destinée au palais de Christiansborg de Copenhague, retrace l’histoire du Danemark de ses origines à nos jours. Sur le plan technique, c’était quelque chose ! Le peintre de la reine, Bjørn Nørgaard, utilisait une méthode de travail traditionnel, car il peignait les croquis de l’œuvre en grandeur nature. J’ai aussi beaucoup apprécié les visites du peintre et de la reine à la manufacture, toujours très enjouées. »
Est-ce une fierté de travailler dans un lieu aussi prestigieux que la manufacture des Gobelins ?
« C’est une très grande fierté de travailler à la manufacture des Gobelins. La reconnaissance, je la guette et je la lis dans les yeux de l’artiste et des mécènes à l’occasion de la cérémonie de la coupe de la tapisserie. C’est un plaisir de venir travailler chaque jour, car le cadre est parfait, on est constamment au contact d’œuvres d’art très anciennes et on rencontre des artistes. »